Risque & Progrès : le mythe Progrès gagne des points (5/12)

C’est une catastrophe qui va définitivement sceller la notion moderne du risque et dès lors précipiter les hommes dans un monde désacralisé. Cette catastrophe se produit le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint à Lisbonne sous la forme d’un tremblement de terre terriblement meurtrier où plus de 100 000 personnes perdent la vie.

D’une puissance inouïe (que les sismologues actuels estiment à une magnitude de 8,5 sur l’échelle de Richter), la secousse tellurique fut suivie d’un raz-de-marée gigantesque. Avec les chutes des cheminées des habitations, des incendies se déclenchèrent dans la capitale portugaise détruisant la quasi-totalité de la ville. Le séisme fut ressenti quasiment partout en Europe et en Afrique du Nord. Ce tremblement de terre reste encore jusqu’à aujourd’hui l’un des plus violents de l’histoire de l’Humanité et il perturba profondément le rayonnement économique et militaire du Portugal au 18ème siècle.

Cette catastrophe va également avoir un effet collatéral fondamental. L’événement survient en effet en pleine période des Lumières, un mouvement intellectuel qui défend un savoir fondé sur la raison éclairée de l’Homme et qui milite par conséquent pour un progrès raisonné du monde après des siècles d’irrationalité et de superstition. Voltaire est le premier à commenter le séisme : « Ce ne sont pas les dieux qui sont responsables d’une pareille catastrophe mais des hommes qui ont construit hâtivement des habitations de mauvaise qualité, trop proches les unes des autres et en ont favorisé l’incendie qui a tué plus que le tremblement de terre ».

Voltaire poursuit sa charge virulente. Dans la foulée, il publie en mars 1756 un poème philosophique intitulé « Poème sur le désastre de Lisbonne » où il interpelle sans détours Leibniz et son optimiste théodicée (lire post précédent) : « Leibniz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles, dans le mieux ordonné des univers possibles, un désordre éternel, un chaos de malheurs, mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs ».

La Raison succède au Divin

Sous la plume de Voltaire, le mythe divin cesse d’être l’explication du monde

Tout est dit sous la plume de Voltaire. Le lien divin et la providence cessent d’être des explications aux catastrophes. Le hasard et la fatalité ne suffisent plus à justifier la tragédie. La culture de la catastrophe entame sa laïcisation progressive par la perte de l’autorité de l’Eglise. La mort de milliers d’innocents apparaît désormais comme un scandale inique car évitable si les hommes n’avaient pas construit des maisons de piètre qualité dont les matériaux inflammables et l’entassement anarchique ont favorisé une propagation rapide et encore plus meurtrière de l’incendie.

Les Lumières entendent donc s’appuyer sur un monde rationnel, ordonné et compréhensible, exigeant de l’Homme l’établissement d’une connaissance également rationnelle et organisée. Selon ce courant de pensée, la connaissance, éclairée par la Raison humaine, autoriserait la création d’une autorité morale qui serait seule souveraine. Cette connaissance, seul le Progrès pouvait l’apporter à l’Homme et lui permettre ainsi d’évoluer vers un monde meilleur.

Le 18ème siècle ne tarde guère à consacrer l’avènement de la Science. La physique, la botanique, la biologie sont des disciplines en vogue. Les progrès techniques comme l’électricité ou le magnétisme ouvrent de nouveaux horizons prometteurs. Grâce à leur rigueur logique et de déduction, la géométrie et les mathématiques permettent une plus grande compréhension et maîtrise du monde. Les découvertes se multiplient et trouvent souvent des applications dans la vie quotidienne. Les avancées de l’agriculture permettent de mieux enrayer les famines. Les avancées de la médecine et de l’hygiène mettent un terme aux terrifiantes épidémies de peste qui décimaient des populations entières. La perception du risque et des catastrophes se transforme donc progressivement mais radicalement.

Les Lumières, pensée nourricière du Progrès

Avec la philosophie des Lumières, l’Homme devient maître de son destin

L’essor de la pensée des Lumières entraîne et alimente la naissance d’un nouveau et puissant mythe : le Progrès et avec lui, l’immense espoir de voir enfin grandir le bien-être et le bonheur de l’Humanité sur Terre. Grâce aux avancées philosophiques et scientifiques, l’avenir repose désormais dans les mains de l’intelligence humaine. L’homme jusque-là ignorant, devient savant. Longtemps gouverné par les ténèbres, il dispose désormais de la lumière pour marcher vers des perspectives radieuses où il ne subira plus les catastrophes. Les zones d’ombre sont appelées à progressivement disparaître de la surface terrestre.

A l’évidence, une telle vision confiante de l’avenir attribue par ricochet, à l’Homme un nouveau statut au poids magistral et pesant. Il est maintenant à la fois l’instrument et le responsable de sa propre destinée. Il a pour tâche de combattre tout ce qui pourrait entraver la marche vers le Progrès. Cette foi inoxydable va être le moteur de la société occidentale à partir du 18ème siècle et va gouverner activement son développement comme ses croyances. L’Etat prend une importance grandissante dans ce développement en devenant le garant de la sécurité individuelle et collective, une sorte de rempart absolu à toute dérive dangereuse ou catastrophe potentielle jusqu’au délire sécuritaire. A suivre …