Chine : un bouchon, trois p’tits tours et puis s’en vont !

Une information insolite a récemment agité les médias du monde entier durant plusieurs jours. La cause ? Un gigantesque bouchon automobile qui s’étendait sur près d’une centaine de kilomètres entre la capitale chinoise Pékin et la région de la Mongolie intérieure. L’incroyable congestion a déclenché une couverture médiatique sans précédent. Le sujet n’était certes pas anodin mais de là à susciter une telle frénésie dans les rédactions, on peut raisonnablement s’interroger. Le blog du Communicant 2.0 s’est amusé à trouver quelques raisons (réelles et/ou imaginaires) pour lesquelles le bouchon chinois s’est retrouvé à autant faire les gros titres de la presse occidentale. Du plus technique au plus fantasmatique, revue de détail d’un malicieux embouteillage, symptôme récurrent de l’emballement médiatique.

Le 23 août 2010, comme la plupart de ses confrères, la BBC fait tomber la nouvelle sur ses ondes. Un immense de bouchon de 62 miles s’est formé sur l’autoroute G110 qui part de Pékin pour s’enfoncer vers la Mongolie intérieure. Convertie en bon vieux système métrique, la longueur de l’embouteillage atteint les 99,77 kilomètres. Une véritable muraille de Chine version tonnerre mécanique digne de surcroît de figurer dans le prestigieux Guinness Book ! De fait, cette dernière semble en effet établir un record du monde inégalé à ce jour sur la planète. Un record accompli de bout en bout et d’un seul tenant là où nos bouchons parisiens et chassés-croisés vacanciers se cumulent géographiquement pour pouvoir franchir la barre des trois chiffres. Et en plus de sa longueur jamais vue, le bouchon chinois tutoie également les records en termes de durée puisque les véhicules sont piégés sur le ruban de bitume depuis dix jours !

Aussitôt, l’info circule et fait le tour du globe en moins de temps qu’il n’en faudrait aux pauvres conducteurs coincés dans leurs carcasses de tôle pour s’extirper de cette nasse autoroutière. Appareils en bandoulière, les reporters partent en chasse à l’image insolite. Des photographes de l’agence Associated Press ne tardent pas à rapporter les premiers clichés qui rendent l’histoire encore un peu plus surréaliste. On y voit notamment des conducteurs de camion paisiblement taper le carton à l’ombre bienveillante des remorques. D’autres en profitent pour piquer une petite sieste salvatrice ou se dégourdir les jambes avec quelques étirements musculaires bienvenus. Bref, tout se passe dans un flegme sidérant comme si cette pagaille mécanique n’était qu’une péripétie parmi tant d’autres pour les habitués du G110 ! On n’ose à peine imaginer aux portes de Paris ce que pourrait produire pareil bouchon récalcitrant comme pétages de plomb en série, combines illégales pour tailler à tout prix la route et engueulades musclées entre conducteurs !

99, 77 kilomètres de bouchons sans discontinuer. Qui dit mieux ?

Et les témoignages glanés dans la blogosphère sont globalement du même acabit. Un blogueur raconte ainsi qu’un chauffeur routier a déclaré à l’agence Xinhua (l’équivalent chinois de l’AFP) « qu’il préférait rester ici plutôt que faire les détours conseillés, voyager plus et augmenter ses coûts » (1). D’autres en revanche, s’étonnent ouvertement de l’attention maximale portée par les médias à cet embouteillage monstre : « Ce n’est pas une nouvelle en Chine parce que c’est normal en Chine. C’est comme parler de la pluie en Angleterre » (2). Et pourtant, les « newsrooms » vont se piquer de passion pour cette inédite saga routière. Un exemple ci-dessous parmi tant d’autres :

Raison n°1 – Le (trop) long fleuve tranquille de l’info estivale

C’est un fait connu depuis longtemps. Les mois de juillet et août constituent un redoutable exercice éditorial pour les journalistes qui sont d’astreinte dans les rédactions. Dans un temps estival molasson, la chasse à l’info qui garnira le flash ou la homepage se transforme parfois en une improbable quête du Graal. Les communicants eux-mêmes connaissent par cœur cette charnière estivale délicate où le moindre pépin peut prendre une importance capitale à la limite de la crise disproportionnée tellement le conducteur éditorial sonne creux.

Dans cette disette rédactionnelle ambiante, il n’est donc guère étonnant que le bouchon chinois ait alimenté une ferveur journalistique intense. Un bouchon qui fait de surcroît écho à nos propres engorgements routiers de l’été lors des transhumances hebdomadaires entre les tous-bronzés qui rentrent et les trop-pâlots qui partent. Alors parler d’un bouchon encore plus monstrueux est du pain bénit pour les rédactions en mal de news vivantes et attractives.

Raison n°2 – La fascination sociétale des trains qui n’arrivent pas à l’heure

L’affiche française du mémorable film de Luigi Comencini en 1979

Là aussi, c’est une intangible règle journalistique. La routine et le normal ont le don d’horripiler les journalistes à la recherche de sujets de reportage. Un train qui déraille ou qui accumule les heures de retard est beaucoup plus croustillant qu’une centaine de convois ferrés atteignant leur destination sans encombre et dans le temps imparti.

Il en est de même pour nos chers véhicules. Qu’ils soient voitures, camionnettes, 4×4, mobile homes et autres châssis à quatre roues, ils ont toujours nourri les rubriques des faits divers avec une cadence de métronome. L’embouteillage figure à ce titre au premier rang des nouvelles à couvrir. A chaque migration routière d’envergure, toutes les chaînes de télévision dépêchent leur envoyé spécial pour relater l’état de la circulation. Le bouchon est un baromètre symptomatique de nos sociétés modernes qui a d’ailleurs inspiré nombre d’auteurs et de réalisateurs. A cet égard, on peut citer par exemple le mythique film de Luigi Comencini, « Le Grand Embouteillage » ou encore la scène d’anthologie de « Week-end » de Jean-Luc Godard qui est un concentré symptomatique de notre civilisation du macadam routier.

 

Raison n°3 – L’analyse technophile à la Bison Futé

Ugh !

Il a beau être fréquent et surgir un peu partout, le bouchon est éternelle source d’interrogations et d’analyses. On cherche à l’anticiper, à repérer les potentiels points de blocage et à calibrer la volumétrie de la circulation. C’est ainsi qu’en 1976, Bison Futé a planté pour la première fois son tipi au bord des routes hexagonales. L’été précédent, plus de 60 000 voitures avaient été immobilisées sur 600 kilomètres. En réponse, les pouvoirs publics ont donné naissance à ce sympathique chaman qui dispense ses sages oracles à chaque grand flux routier migratoire.

Le bouchon chinois n’a pas échappé à la tentative de docte décryptage. Ainsi, le blog automobile du Wall Street Journal, « The Driver’s seat » a sollicité l’expert Tom Vanderbilt, auteur d’un très sérieux ouvrage sur la circulation routière. Paru en 2008 et intitulé «  Traffic : why we drive the way we do (and what it says about us) », il y décortique les mécanismes des bouchons et les tendances culturelles qui les sous-tendent. A ses yeux, le bouchon chinois est révélateur du niveau de développement du pays (3) : « Le réseau routier de la Chine n’est pas adapté au niveau de motorisation actuellement en cours ». La délirante chaîne américaine Onion News Network a d’ailleurs son avis humoristique pour éviter la formation des bouchons :

Tired Of Traffic? A New DOT Report Urges Drivers: ‘Honk’

Raison n°4 – L’ incarnation absurde d’un capitalisme échevelé

Vu sous un angle plus militant, le bouchon est volontiers l’incarnation maléfique d’un capitalisme débridé et uniquement mu par des soucis logistiques permanents entre un fournisseur qui fabrique et un consommateur qui achète. Plus on produit, plus on transporte et pour résoudre l’exigeante équation, on multiplie les camions et les remorques sur les routes afin de ne pas rompre le précieux cordon ombilical productiviste.

Une parabole d’une économie chinoise soudainement bloquée (photo Associated Press)

Le blocage routier chinois n’a pas échappé à cette peinture plus ou moins critique selon les médias. Au cours de cet épisode routier sans précédent, on découvre notamment l’invraisemblable ballet auquel se livrent quotidiennement des milliers de poids lourds entre les usines de Pékin et celles de Mongolie intérieure. Un ballet qui obéit à une raison d’être comme le décrit la très sérieuse revue américaine The Christian Science Monitor : le charbon. Ce dernier assure 70% des besoins énergétiques du pays. Les mines de Mongolie intérieure sont donc devenues stratégiques dans l’approvisionnement de la gourmande et industrieuse capitale chinoise. A un point tel que le magazine américain compare le bouchon à « une fable de la duplicité et de la criminalité » (4) car l’autoroute G110 est aussi source de tous les trafics illégaux et activités criminelles.

Autre point relevé : le niveau de circulation est tellement intense avec des camions chargés à ras-la-gueule et souvent en surcharge que le revêtement de l’autoroute s’est dégradé très rapidement, nécessitant alors des travaux de réfection. Les mêmes qui ont alors généré une saturation totale du trafic qui n’a jamais cessé de s’écouler entretemps et qui ont fourni là une parabole ironique des excès du capitalisme à la chinoise qui peine à soutenir son développement échevelé.

Raison n°5 – Haro sur le sale pollueur !

Pékin avait déjà été sous les feux acerbes des projecteurs médiatiques lors des Jeux Olympiques de 2008 à cause de son hallucinante pollution. Son brouillard irritant risquait d’obérer sérieusement les performances des athlètes, voire endommager leur santé. Conscientes de l’effet d’image désastreux, les autorités locales avaient alors carrément fait arrêter et mis en chômage technique les usines les plus polluantes afin de retrouver des niveaux acceptables de pollution atmosphérique pour l’ouverture officielle de la compétition.

Le binôme poluution-Chine reconstitué avec le bouchon (photo Richard Jones-Sinopix-REA)

Avec le bouchon de l’autoroute G110, l’encombrante image sparadrap d’une Chine pollueuse sans vergogne s’est réactivée en un clin d’œil. Entre la poussière omniprésente de la route et les pots d’échappement cacochymes d’interminables colonnes de véhicules bloqués, les amateurs d’images lourdes de sens se sont régalés pour mettre en avant l’autre aspect que la Chine n’aime guère aborder : la dégradation à vitesse grand V de l’environnement. Au sommet de Copenhague en décembre 2009, la Chine (avec les USA) s’est souvent retrouvée sur le banc des accusés destructeurs de l’environnement. Régulièrement, la presse égrenne des chiffres impressionnants sur l’impact souvent mortel de la pollution comme cette étude dévoilée en mai 2010 sur la pollution domestique en Chine.

Raison n°6 – Un fantasmatique colosse aux pieds d’argile ?

A l’heure où le dragon géant chinois vient de monter sur la deuxième marche du podium économique mondial, le voilà figé par un improbable bouchon à cause de travaux routiers mal programmés. Autant dire que voilà une sublime fable paradoxale à ne pas rater pour mettre du baume au cœur aux entreprises occidentales malmenées par d’offensifs compétiteurs chinois.

Le bouchon chinois opère comme une bienvenue catharsis pour souligner que la Chine connaît aussi des ratés et que son économie triomphante peut également se retrouver stupidement paralysée par un noeud routier incongru et mal maîtrisé. Depuis quelque temps, chaque dysfonctionnement intervenant en Chine, est souvent disséqué minutieusement par les médias occidentaux. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer la large amplification médiatique donnée aux suicides d’une dizaine de salariés dans l’usine chinoise de Shenzen de l’assembleur de composants électroniques Foxconn. Inconnu du grand public il y a encore quelques mois, l’industriel est devenu le symbole de l’inéquité et la dureté des conditions de travail en Chine. L’écho donné au bouchon chinois procède de la même fantasmagorie face à un pays qui inquiète dans sa capacité à conquérir le monde.

Conclusion – Circulez, il n’y a plus rien à voir …

Un bouchon ? Quel bouchon ? (photo AFP)

Ils l’ont tous dit, écrit et mesuré dans tous les sens. Ce bouchon est si énorme que même les autorités chinoises ont évoqué un délai de plusieurs semaines pour pouvoir le résorber. Pourtant, d’autres journalistes accourus (notamment ceux du bureau de Pékin de l’Agence France Presse) pour témoigner du monstre mécanique ont brutalement fait chou blanc. Le 26 août, Alain Arnaud, le correspondant de la Radio Suisse Romande en Chine, témoignait en direct sur l’antenne de l’émission matinale du Grand 8. Il était le premier déconcerté tant il n’avait rien vu correspondant à la description apocalyptique des jours précédents. L’amas de voitures et de camions s’était soudainement volatilisé. Terminé l’enchevêtrement chaotique des carrosseries et des essieux. Effacés les rétrécissements de chaussée provoqués par les travaux. On roule à nouveau correctement sur le G110.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, aucun des journalistes n’a alors cherché à comprendre comment et pourquoi le bouchon chinois a disparu comme par enchantement des écrans radars, comment le pouvoir en place est parvenu à se débarrasser de l’impressionnante chenille mécanique en un éclair de temps alors même qu’il était question de plusieurs semaines pour éradiquer le problème. Il aurait pourtant été bien instructif de comprendre le mécanisme de ce dénouement ultra-rapide. A moins que l’emballement médiatique n’ait été un peu trop prompt à la détente à l’égard de ce bouchon certes conséquent mais relativement fréquent sur les réseaux routiers asiatiques. Nul ne saura probablement !

Sources

(1) – Maggie Koerth-Baker – « Photos from China’s 10-day long traffic jam » – Boingboing – 24 août 2010
(2) – Ibid.
(3) – Interview de Tom Vanderbilt – « China Traffic Jam : An Expert on What it all means » – The Driver’s Seat – 25 août 2010
(4)  – Peter Ford – « China traffic jam enters Day 11. A tale of deceit and criminality» – The Christian Science Monitor – 24 août 2010