Médias, entreprises, opinion : ménage à trois ou divorce irrémédiable ?

J’ai participé comme auditeur au colloque intitulé « La responsabilité des médias » qui s’est tenu le 17 septembre à Paris à l’initiative du Press Club de France et du Mouvement Ethic. Trois tables rondes ont confronté les visions des journalistes, des communicants et des dirigeants qu’ils soient élus ou entrepreneurs. Les débats ont été l’occasion de revenir sur les relations souvent ambivalentes et conflictuelles qu’entretiennent les médias et le monde des décideurs sous l’œil pressant et pas toujours bienveillant d’une opinion publique prompte à opposer ou vilipender les uns ou les autres selon les instincts du moment.

Dans ce complexe ménage à trois, la presse tâtonne à la recherche de la martingale éditoriale qui lui fera regagner crédibilité et faveurs de son public sans se couper pour autant des pouvoirs économiques et politiques. Lesquels continuent d’osciller entre crainte de se faire étriller et envie d’occuper les feux de la rampe médiatique.
Même si la discussion a parfois été empreinte de quelques digressions superflues, la teneur des exposés a été de bonne facture et riche en indices pour redonner à ce triangle infernal, un peu de sérénité et de positivisme. Le Blog du Communicant 2.0 vous propose un substantifique tour d’horizon des principales remarques déclinées au cours des tables rondes.

Débat n°1 : « Le 4ème pouvoir prend le pouvoir »

Cet éternel thème de discussion autour du supposé grand pouvoir de la presse est aussi vieux que la pratique du journalisme existe. Pour d’aucuns, la presse dispose d’un pouvoir incontournable, redoutable et parfois excessif, subjectif et procureur. Pour d’autres, elle est au contraire malmenée, en perte de vitesse ou tout simplement mise sous l’éteignoir par des communicants manipulateurs et des dirigeants langue de bois. Répondre à cette question du pouvoir de la presse revient souvent en fait à se demander qui de l’œuf ou de la poule était le premier. La presse a un pouvoir indéniable mais de là à façonner et orienter l’intégralité du tempo de la vie publique, il y a des nuances sur lesquelles se sont prononcés quatre témoins.

Jean-Michel Fourgous – Député UMP des Yvelines
Député des Yvelines, maire d’Elancourt et fervent avocat du monde des entreprises, Jean-Michel Fourgous a d’emblée affiché un ton résolument offensif à l’égard des journalistes dont il déplore la faible maîtrise des mécanismes économiques. Une lacune qu’il met notamment sur le compte de l’enseignement scolaire qui à ses yeux, taxe volontiers le monde de l’entreprise de lieu d’exploitation et de harcèlement. Ce qui aboutit selon lui à ce qu’aujourd’hui 80% des étudiants en journalisme votent à gauche : « Vous avez la trouille quand vous dépendez de cette élite médiatique ». Il y voit une fâcheuse conséquence : l’absence de droit (ou du moins l’extrême difficulté) à évoquer des sujets délicats comme l’insécurité sans tomber de suite dans le travers médiatique de la culpabilisation ou la caricature.

Ghislaine Ottenheimer – Journaliste
Forte d’une longue expérience professionnelle, Ghislaine Ottenheimer constate à regret que l’exercice du métier de journaliste s’est progressivement délité. Son regard sans concessions pointe l’absence de vrais entrepreneurs de presse qui a conduit nombre de journaux à mettre la clé sous la porte ou à survivre péniblement avec des biais éditoriaux parfois contestables. Conséquence immédiate : on ne consacre plus trois semaines de reportage terrain dans la France profonde pour prendre le pouls de la population, on recourt immédiatement au sondage. Dans le même ordre idée, Ghislaine Ottenheimer déplore que les journalistes n’aient plus le temps de s’imprégner des sujets qu’ils couvrent. A la vingtaine de journalistes spécialisés qui suivaient assidûment les débats de l’Assemblée Nationale, ont succédé aujourd’hui plus de 300 journalistes pour la plupart incapables de décrypter les mécanismes et les enjeux parlementaires car appelés à intervenir sur une multitude d’autres sujets.

Alain Renaudin – Président de DDB Corporate
A la tête d’une prestigieuse agence de communication qui conseille et accompagne les entreprises dans leurs relations médias, Alain Renaudin résume pour sa part en une phrase, le joug auquel est actuellement soumis le monde de l’information : « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse ». Cela explique pour lui pourquoi une information négative ou critique est plus aisément relayée qu’une information positive. Cette dernière est souvent assimilée à un pacte diabolique que l’entreprise tente de nouer avec le journaliste et lui faire servir ainsi la soupe aux annonceurs. Tant qu’on ne s’extirpera pas de cette culture de l’affrontement et qu’on ne tournera pas le réverbère de l’information sous d’autres angles, les acteurs se condamnent tous irrémédiablement au bruit et au fracas des mots.

Caroline de la Marnierre – Présidente de Capitalcom
Egalement dirigeante d’une agence de communication, Caroline de la Marnierre a prolongé les propos de son confrère sur les rapports de force qu’entretiennent médias et entreprises. Un rapport qui s’articule selon elle autour d’un binôme subtil entre une information diffusée et un démenti qui suit. Un binôme où l’information prime plus fréquemment sur le démenti même si la première ne s’avère pas toujours exacte. Caroline de la Marnierre a notamment cité le cas de Procter & Gamble. La célèbre multinationale a mis 12 ans à obtenir gain de cause face à une vilaine rumeur qui insinuait que son logo corporate comportait de manière subliminale le chiffre diabolique 666 et qu’elle était liée à la secte Moon. Pour autant, le démenti peut fonctionner mais à condition de savoir engager et maintenir le dialogue plutôt que se draper dans une réplique rigide et offusquée.

Débat n°2 – « Tous journalistes »

Depuis 2005 et l’irruption des premiers blogueurs dans le paysage médiatique, les journalistes ont souvent réagi avec virulence à l’égard de ces éditorialistes numériques d’un nouveau genre. Une réaction souvent exacerbée par la crise économique et journalistique profonde que traverse en parallèle la profession et par le sentiment de défiance qu’elle peut inspirer du côté des communicants. Trois témoins ont partagé leurs regards et leurs itinéraires différents mais forcément amenés à se croiser dans la pratique de tous les jours.

Jean-François Kahn – Journaliste
A la différence de certains de ses confrères plus enclins au discours lénifiant, Jean-François Kahn a assené un verdict sans concession sur la crise qui ronge la presse à l’heure actuelle. A ses yeux, elle tient en quatre maux : des coûts de distribution des journaux toujours prohibitifs pour les comptes d’exploitation, la chute radicale des pages de publicité, la concurrence féroce des gratuits et enfin l’aspect malsain des aides de l’Etat. Pour lui, ce dernier devrait plutôt réserver ses subsides pour financer les circuits de distribution plutôt que renflouer la trésorerie des journaux. Renflouer les médias suscite insidieusement un lien de subordination qui n’est pas bon pour le pluralisme de la presse. En Angleterre, en Italie, etc, chaque sensibilité politique minoritaire ou majoritaire est représentée par un journal. En France en revanche, le lecteur a uniquement le choix entre « la droite néolibérale et la gauche bobo soixante-huitarde ». Or, cette restriction de l’offre éditoriale accrédite selon Jean-François Kahn, la thèse de la caste journalistique dans l’esprit du grand public.

François Guillot – Directeur d’I&E ON
Directeur d’une agence de conseil Web et blogueur, François Guillot a utilement rappelé quelques fondamentaux qui caractérisent le travail du journaliste d’une part et l’activité du blogueur d’autre part. Même s’il existe une propension largement répandue qui consiste à opposer les uns aux autres, il estime que les démarches ne sont pas forcément comparables, ni même antinomiques. Là où le journaliste est censé rendre compte d’un point de vue général, le blogueur s’inscrit dans une démarche où il s’exprime en son nom. De même en matière d’influence, le blogueur s’adresse avant tout à une niche communautaire plutôt qu’à un vaste public hétérogène. Certains blogueurs peuvent toutefois jouir d’une audience très forte comme le blog de Maître Eolas dont les commentaires juridiques attirent chaque jour 10 à 15 000 visiteurs.

Jean-Philippe Ster – Général et Chef du SIRPA Gendarmerie
A la tête du service Communication de la Gendarmerie Nationale, Jean-Philippe Ster a très bien expliqué une notion que nombre de journalistes ont parfois du mal à admettre : le droit de réserve. Un droit a fortiori encore plus crucial dès lors qu’il s’agit d’un service de l’Etat comme la Gendarmerie dont l’expression publique peut potentiellement avoir des impacts énormes dans divers domaines (judiciaire, diplomatique, militaire). Pour autant, Jean-Philippe Stern ne définit pas son rôle comme un filtre étanche à l’égard de la presse mais clairement comme un pourvoyeur d’informations et d’éléments de contexte. Toutefois, il placera le curseur de manière plus ou moins ouverte selon les cas de figure pour éviter tout préjudice dommageable à une enquête de gendarmerie en cours.

Débat n°3 – « Entreprises et médias »

Accoler les deux entités revient quasiment à paraphraser le titre de la fameuse chanson de Serge Gainsbourg, « Je t’aime non plus ». Les entreprises ont besoin des médias pour asseoir et développer leur réputation. Les médias ont besoin des entreprises pour nourrir leurs pages d’articles et d’achats d’espaces publicitaires. Pourtant entre les deux, règne une défiance qui confine parfois au divorce. Est-ce irréconciliable ? Quatre acteurs ont esquissé à leur manière des pistes possibles.

Franck Lanoux – Directeur général de Nextradio TV
Pour Franck Lanoux, il n’y a aucune équivoque à ce sujet. C’est le marketing qui a sauvé les radios BFM et RMC alors qu’elles étaient l’une comme l’autre moribondes avant d’être reprises par le groupe Nextradio dirigé par Alain Weill. Lorsque les deux dirigeants ont acquis BFM puis RMC, ils se sont alors livrés à une analyse poussée des attentes des auditeurs des deux stations. A partir de là, ils bâti un modèle éditorial et économique qui a abouti au succès d’audience qu’ont désormais atteint aujourd’hui les deux chaînes. A tel point que le modèle est selon Franck Lanoux, la preuve qu’information et marketing sont conciliables et que ce modèle devient même copié par d’autres médias.

Arnaud Dupui Castérès – Président de Vae Solis
A la tête de son cabinet de conseil en stratégie de communication et de gestion de crise, Arnaud Dupui Castérès estime que le fossé demeure important entre les entreprises et les journalistes. Par crainte de ne pas être compris, de prendre des coups injustes ou de voir leur message distordu, les dirigeants s’enferment souvent dans une langue de bois protectrice qui s’avère au final encore plus contre-productive qu’escomptée. Au cours de cette table ronde, Arnaud Dupui Castérès a effectué une brillante démonstration par l’absurde de cette tentation qu’ont les dirigeants envers les médias de délivrer un discours convenu pour ne pas se faire piéger. Il a ainsi identifié 15 mots valises comme « mobilisation », « stratégie », « salariés », « développement », etc qui sont souvent assemblés les uns aux autres tels des briques Lego interchangeables au point d’aboutir à une vacuité du discours qui ne peut qu’énerver encore plus les journalistes.

Marc Fiorentino – Président d’Euroland
Personnage médiatique par excellence à la tête d’un organisme de conseil financier, Marc Fiorentino n’en nourrit pas moins un regard critique envers la presse qui surfe un peu trop à son goût sur le désamour déjà patent entre les entreprises et l’opinion française. Pour lui, la stigmatisation de l’argent est devenu un levier médiatique quasi systématique avec lequel patrons et entreprises se font régulièrement épingler. Marc Fiorentino nuance toutefois son propos en expliquant que la presse a de moins en moins les moyens de cesser de flatter ce type d’instinct pour privilégier une approche plus pédagogique et valorisante de l’entreprise. Bien souvent, les journalistes se contentent de relayer des informations sans avoir l’opportunité de vérifier si celles-ci sont vraiment avérées ou pas.

Guillaume Nedelec – Président de Maya Press
Journaliste de formation et fondateur de son agence de presse et d’édition à destination des entreprises, Guillaume Nedelec estime pour sa part que le malaise entre sociétés et médias procède d’une profonde méconnaissance des uns et des autres. Pour lui, la prédilection de la presse pour les mauvaises nouvelles au détriment des « success stories » tient au fait que celle-ci est dans une telle situation de survie économique que son salut passe par la fameuse règle éditoriale des trains qui n’arrivent pas à l’heure. A contrario, il note également que les entreprises ne savent pas toujours s’adresser avec pertinence et doigté aux journalistes. Au lieu de fournir des dossiers informatifs bien construits avec de vrais angles, elles s’obstinent souvent à diffuser des plaquettes certes esthétiques mais tellement généralistes que leur intérêt en devient limité, voire rébarbatif.

Lectures complémentaires

– Site du Press Club de France : www.pressclub.fr
– Site du Mouvement Ethic : www.ethic.fr
– Télécharger le sondage Opinion Way-Ethic sur « Les Français et les médias »
– Télécharger l’étude qualitative de Vae Solis sur la communication de la classe politique et les meilleurs communicants
– Télécharger les études sur la communication financière publiées par Capitalcom

Pour en savoir plus sur l’actualité des intervenants

– Blog de Jean-Michel Fourgous
– Blog de François Guillot
– Blog de Jean-François Kahn (interrompu à ce jour mais toujours en ligne)