WikiLeaks : Que penser après le bruit et la fureur médiatiques ?

De site quasi confidentiel vénéré par une poignée d’initiés du crypto-Web, WikiLeaks est devenu en l’espace de quelques mois le phénomène Internet dont tout le monde s’empare. Autour du répertoire de données informatives brutes fondé par Julian Assange, se cristallisent désormais les passions les plus acharnées. Antis et pros se cognent et s’étripent à grand renforts d’arguments fracassants et de manipulations informatiques dignes de l’agit-prop des grandes heures.

Même au plus haut niveau de l’Etat français, la schizophrénie guette pour commenter l’action de WikiLeaks. Le 29 novembre dernier, la ministre de l’Ecologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, se montre sur les ondes de RMC plutôt enthousiaste envers la révélation massive des télégrammes de la diplomatie américaine (1) : « L’important, c’est la transparence, c’est pour çà que c’est bien ». Le lendemain, elle est sévèrement contredite par Nicolas Sarkozy aux yeux duquel WikiLeaks fait figure de « dernier degré d’irresponsabilité » (2).

Cette dissonance gouvernementale est révélatrice du climat qui entoure aujourd’hui WikiLeaks. Pour les uns, le site est un formidable appel d’air à la liberté d’expression et à la transparence de l’information. Pour les autres, le site est une grenade dégoupillée aux motivations partiales et éminemment nuisibles. Une chose est en tout cas certaine. Il y a désormais un avant et un après WikiLeaks. Pas sûr en revanche que la qualité de l’information, la clarté des enjeux et la compréhension des citoyens sortent toujours gagnants de cette nouvelle donne éditoriale. Pourquoi et comment en est-on arrivé là ?

Quand la confiance sociétale s’évanouit

L’affaire des Pentagon Papers en 1971 fut déjà une vaste fuite d’information organisée par Daniel Ellsberg

Peu de médias traditionnels s’en sont véritablement préoccupés. Pourtant, au-delà du contenu même des documents révélés au grand jour (dont certains sont loin d’être des scoops de première main mais plutôt des confirmations de faits jusque-là officieux), une question taraude : pourquoi WikiLeaks est-il parvenu à susciter un tel impact dans les cercles du pouvoir mais aussi dans les rédactions et au sein de l’opinion publique ?

Ce n’est pas en effet la première fois que se produisent des fuites intempestives sur des sujets ultra-délicats. L’histoire des fameux « Pentagon Papers » de la guerre du Vietnam à laquelle WikiLeaks est souvent comparé, a démarré quasiment de la même façon. Un individu dûment appointé au cœur du système décisionnaire, décide de copier des informations relevant de l’absolu secret défense et les divulgue à des journaux renommés, le New York Times puis le Washington Post en l’occurrence. La suite précipitera le retrait des troupes américaines engluées dans un conflit sans issue et altérera gravement la réputation des administrations Johnson et Nixon devant leurs mensonges avérés. Pour autant, Daniel Ellsberg, l’auteur des fuites n’est ni passé à la postérité, ni adoubé en croisé de l’information (bien qu’il ait apporté par ailleurs son soutien à la démarche de WikiLeaks).

Si l’onde de choc de WikiLeaks n’en finit pas aujourd’hui de se propager, c’est avant tout parce qu’elle intervient dans un contexte sociétal encore plus délétère qu’auparavant où la récusation des élites et les méfiances envers les pouvoirs sont devenus le métronome presque systématique d’une frange importante de la société civile. Dans un ouvrage récent, la philosophe Michela Marzano a démonté avec pertinence les engrenages sociétaux qui aboutissent au « contrat de défiance ». Lequel nourrit ensuite les oppositions les plus binaires et irrationnelles où chacun suspecte l’autre des pires turpitudes qu’elles soient avérées ou pas.

Secret obsessionnel contre culture transgressive

L’obsession du secret n’a jamais été cultivé dans les sphères du pouvoir comme le démontre l’enquête du Time en décembre 2010

A cet égard, WikiLeaks est apparu à point nommé pour capitaliser et surfer sur cette confiance en miettes et apeurée dont se repaissent volontiers les chantres de la transparence totale. Or, ces mêmes individus bénéficient désormais d’une puissance de feu nucléaire inégalée avec l’utilisation des réseaux numériques et leur viralité inexpugnable. En retour et même si cela peut apparaître diablement paradoxal à l’heure de la toute-information ubiquitaire, l’obsession du secret n’a jamais été autant pratiquée dans les coulisses du pouvoir. Qu’elle soit économique, politique, diplomatique, la confidentialité est devenue la valeur refuge à l’égard du reste de la société. Alimentant par là même encore plus toutes les suspicions possibles et imaginables.

Le magazine Time a publié récemment une passionnante enquête où il attribue une partie de l’écho médiatique de WikiLeaks au tropisme maladif des gouvernements américains successifs pour la classification « secret » de leurs informations. Ainsi apprend-on que les sujets estampillés du sceau du secret ont augmenté en volume de 75%, passant de 105 163 en 1996 à 183 224 en 2009 (3). Dans le même temps, les documents faisant référence à ces sujets sensibles ont été multipliés par 10, bondissant de 5,6 millions à 54,6 millions.

Conséquence de cette inclinaison clandestine notée par Massimo Calabresi, le journaliste de Time : le nombre de personnes ayant accès et devant manipuler ces informations a dû également augmenter pour pouvoir gérer le flux. En 2008, elles étaient 630 000 personnes (4). Un nombre imposant qui, combiné à un usage croissant d’outils de communication de données sans cesse plus puissants, ne peut que paradoxalement et potentiellement conduire à la multiplication des fuites. Comme le disait ironiquement Potter Steward, le magistrat qui a instruit l’affaire des Pentagon Papers, « quand tout est classifié alors plus rien n’est classifié » (5). Certains auraient dû s’en souvenir !

Dès lors, l’équation pernicieuse apparaît d’une évidence lumineuse. Obsession inflationniste du secret + méfiance grandissante de la société + nombre élargi de personnes dans la confidence ne peuvent conduire qu’à l’envie de transgression et de dissémination de ces secrets que d’aucuns s’évertuent à cacher à tout propos. C’est d’ailleurs sur cet axiome que Julian Assange a bâti la raison d’être de Wikileaks en 2006 comme l’écrit le journaliste de Time : « Le hacker australien devenu activiste politique fugitif a lancé une croisade fondée sur l’idée que presque toute l’information doit être libre et que la confidentialité dans les affaires gouvernementales est un affront fait aux gouvernés » (6).

De l’ « underground » numérique à la reconnaissance médiatique

Depuis l’été 2010, Julian Assange a conquis ses galons médiatiques (Illustration : Joshue Evilla – Time)

De fait, WikiLeaks est devenu le point de convergence idoine de deux mondes dont le fossé de méfiance ne cesse de s’élargir au point d’en devenir binaire et brutal. Depuis sa médiatisation réussie de l’été 2010 (lire à ce propos le précédent billet du blog du Communicant 2.0), le site de Julian Assange est sorti de l’ « underground » numérique dans lequel il végétait quelque peu pour endosser les armoiries clinquantes du chevalier digital des temps modernes. En 2006, la base de données de WikiLeaks avait déjà aggloméré 1,2 million de documents. Aujourd’hui, le site engrange à une cadence trois fois plus élevée, à raison de 10 000 documents par jour (7). De même, la page Facebook de WikiLeaks accueillait il y a peu encore à peine de 200 000 fans. Depuis la publication des 250 000 télégrammes diplomatiques, le nombre de sympathisants est monté à près de 1,3 million (8). A ce stade, on ne peut plus parler d’effet épiphénoménal.

C’est précisément cet écho, relayé de surcroît par de prestigieux médias (The New York Times, The Guardian, Le Monde, Der Spiegel et El Pais, excusez du peu !) qui a suscité une irritation incommensurable du gouvernement américain mais également de tous les dirigeants protagonistes malgré eux dont les noms apparaissaient soudainement au grand jour ainsi que leurs commentaires souvent peu amènes à l’égard de leurs condisciples, amis ou ennemis. Les réactions ont alors été à la hauteur de la fracture sociétale évoquée plus haut.

Œil pour œil, serveur pour serveur !

Plus de 1200 sites miroir ont essaimé sur la Toile pour permettre de maintenir l’accès à WikiLeaks

Sitôt les documents lâchés dans la nature, WikiLeaks a alors dû subir d’incroyables mesures de rétorsion spontanées ou fortement « conseillées ». C’est d’abord le site de commerce en ligne Amazon qui annonce stopper sine die l’hébergement du site sur une partie de ses serveurs. PayPal prend ensuite le relais en interrompant le système permettant de faire des dons financiers en ligne pour supporter WikiLeaks. Quelques jours plus tard, les groupements bancaires Visa et Mastercard et la banque helvétique Post Finance bloquent tous les comptes de l’organisation de Julian Assange.

La société EveryDNS qui gérait le nom de domaine de Wikileaks.org, annonce de son côté la fin de la collaboration et rend de ce fait, l’adresse inopérante obligeant WikiLeaks à se rapatrier en Suisse avec une nouvelle extension en « .ch » ! En France, l’hébergeur OVH est vertement incité par le ministre de l’Industrie et de l’Economie numérique, Eric Besson, à expulser les données de WikiLeaks présentes sur ses serveurs. Lequel ne cède pas et botte en touche en saisissant la justice qui autorise au final OVH à continuer son activité.

Face à cette « blitzkrieg » anti-WikiLeaks, les supporters ne tardent guère à se mobiliser. Pour contrer l’adresse Wikileaks.org rendue inutilisable, les sympathisants as de l’informatique répliquent le site original et font essaimer au total plus de 1200 sites miroirs accessibles partout dans le monde dont une forte proportion en Europe. D’autres vont encore plus loin dans les représailles en n’hésitant pas à spammer les serveurs de toutes les sociétés ayant « lâché » WikiLeaks. Objectif : surcharger leurs capacités d’accueil et faire tomber les sites. Anonymous, un réseau d’activistes hackers s’engage même à procéder à l’identique à l’encontre de tout nouvel opposant déclaré à WikiLeaks. Dans le même temps, le blogueur Lawrence Muller s’est amusé à reconstituer visuellement la réplication du site Wikileaks (info publiée par Mike Melanson de ReadWriteWeb) :

Assange, nouveau martyr de la Toile ?

La nouvelle de l’arrestation de Julian Assange a fait le tour des médias du monde entier

Parallèlement, une trouble affaire de mœurs qui poursuivait Julian Assange depuis cet été, repart de plus belle. Les policiers suédois qui mènent l’enquête sur une supposée agression sexuelle de deux jeunes femmes par le fondateur de WikiLeaks, lancent un mandat d’arrêt international début décembre. Tout en continuant à nier farouchement les accusations dont il est l’objet, Julian Assange décide toutefois de se livrer aux autorités britanniques.

Posture habile ? Toujours est-il qu’elle fait du bruit et attire de la sympathie. Des personnalités anglaises dont le célèbre cinéaste Ken Loach se mobilisent pour se porter garant et payer sa caution libératoire. Parallèlement, les avocats de Julian Assange brandissent haut et fort l’argument de la machination punitive à cause des révélations faites par le site WikiLeaks.

Fondée ou pas, la ligne de défense s’engouffre en tout cas à fond dans cette théorie manipulatoire au même moment où le gouvernement américain cherche justement à engager d’autres attaques en justice à l’encontre de la figure de proue de WikiLeaks sur des motifs de violation de secrets nationaux et d’espionnage. Autant dire que chez les partisans de Julian Assange, la preuve est déjà faite qu’on cherche à tout à prix à l’écraser. Surtout lorsqu’en plus, certains officiels américains n’hésitent pas à déclarer publiquement qu’il existe divers moyens de contrainte pour le réduire définitivement au silence. Comprenne qui pourra !

Une WikiPizz pour soutenir WikiLeaks !

Malgré les innombrables zones d’ombre qui planent autour de la personnalité controversée de Julian Assange, les manifestations de soutien abondent du monde entier. Ainsi, le 9 décembre dernier, Daniel Sommer, le PDG de la société de livraison de pizza Speed Rabbit Pizza, entend aider WikiLeaks et à son fondateur en lançant une opération commerciale plutôt originale au nom de « la liberté d’informer » (9). L’idée consiste à solliciter les internautes pour qu’ils proposent de nouvelles recettes de pizzas baptisées WikiPizz ! Les recettes gagnantes recevront alors un chèque de 1000 € de la part de la société qui doublera avec un second chèque du même montant pour financer WikiLeaks.

Assange : ange éditorial ou démon irresponsable ?

Julian Assange consacré « Man of the Year » 2010 par TIME ? Réponse sous peu

Dans cette guerre de tranchées numériques où s’observent et se chamaillent désormais deux camps inflexibles, Julian Assange semble avoir remporté la première manche même s’il croupit actuellement dans une cellule en Grande-Bretagne. De par leurs réactions extrêmement outrées et virulentes, les autorités américaines n’ont effectivement guère contribué à calmer le jeu et rasséréner les débats. A leur corps certes défendant mais avec des répliques tellement cinglantes et pas toujours tenables sur le plan juridique, elles ont indirectement fait le jeu des partisans irréductibles de WikiLeaks en instillant une cote de popularité grandissante auprès d’une opinion plus large toujours prompte à penser que les élites magouillent en permanence.

Ensuite, en dépit du halo sulfureux qui l’entoure, Julian Assange a acquis le statut médiatique après lequel il courait tant depuis 2006 et ses premières révélations restées dans les tréfonds de quelques sites à l’audience confidentielle. Plus personne n’ignore désormais ce ténébreux personnage qui se proclame lui-même « service de renseignement du peuple ». A tel point qu’il est particulièrement bien placé pour remporter prochainement le titre de « Man of the Year » que le magazine Time décerne annuellement. A la lecture du tableau des différents récipiendaires illustrés par Time depuis 1927, l’élection de Julian Assange propulserait indéniablement ce dernier dans le panthéon des personnalités qui comptent sur la planète. (Mise à jour 17/12/2010 : entretemps, c’est Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, qui décroche le titre mais Julian Assange figure dans les challengers).

WikiLeaks, auxiliaire d’information ?

Eric Scherer, journaliste spécialiste de l’info numérique, estime que WikiLeaks constitue une avancée

Consécration de Time ou pas pour Julian Assange, cela fait-il pour autant de Wikileaks, un acteur valable de la chaîne de l’information ? Au sein de la corporation journalistique, la tendance oscille plutôt entre l’hostilité déclarée et le soutien affirmé. Au chapitre des alliées, on peut notamment citer l’association Reporters Sans Frontières. Celle-ci est publiquement montée au créneau pour s’indigner des attaques perpétrées envers WikiLeaks et son leader.

Journaliste et fin analyste de la révolution numérique des médias, Eric Scherer est encore plus radical. Sur son blog « Metamedia – la révolution numérique », il s’en prend frontalement au clergé médiatique qui n’aurait rien compris à l’évolution que WikiLeaks constitue dans la chaîne de l’information (10) : « Quand j’entends, depuis une semaine, les cris d’orfraies, le dénigrement, le mépris, l’inquiétude qui émanent du clergé médiatique face aux nouvelles fuites de Wikileaks, je vois, hélas, une profession minée par des forces conservatrices et protectrices d’un ordre ancien, hostile à l’évolution de ses pratiques, qui veut se cramponner à des comportements d’un autre âge. Comme le disent plusieurs voix ce week-end, il s’agit du premier vrai conflit entre l’ordre établi, l’establishment, et la nouvelle culture du web (…) C’est vrai, Wikileaks, organisation apatride, fille d’un Internet mondialisé, n’obéit à aucune des règles du journalisme professionnel. Mais elle a l’avantage de bousculer le statu quo, de faire bouger les lignes de partage des pouvoirs, de permettre à des gens qui savent des choses –et qui n’ont plus confiance en nous  les journalistes–, de les révéler, d’assurer une plus grande diversité de l’information ! ».

Un avis que ne partagent pas forcément certains confrères d’Eric Scherer et non des moindres. Sous la plume de son éditorialiste Erik Emptaz, Le Canard Enchaîné, parangon patenté du journalisme de révélations et de fuites en tout genre, énonce une position nettement plus modulée à l’égard de WikiLeaks et sa volonté effrénée de transparence informative (11) : « Tout gouvernement, comme tout un chacun, a droit, en dehors de la sphère publique, de pouvoir négocier, réfléchir avec une part de confidentialité. L’exigence de transparence ne doit évidemment pas confiner à la tyrannie. Mais ce qui inquiète le plus, avant de pareilles extrémités, c’est évidemment, au-delà des interrogations sur les motivations de Wikileaks, le fait qu’un pays comme les Etats-Unis, censé avoir les systèmes informatiques les mieux protégés du monde, soit à la merci des facéties d’un simple soldat qui s’ennuie » (NDLR : le soldat américain Bradley Manning est soupçonné d’avoir transmis les informations à WikiLeaks. Il est actuellement emprisonné dans l’attente de son jugement).

Faut-il exclure totalement WikiLeaks ? Le Monde a refusé tout en restant prudent dans la reprise des informations

Alors quelle attitude informative adopter à l’égard de WikiLeaks ? Faut-il exclure au prétexte que ces documents sont volés ou issus de sources non-officielles ? Dans ce cas, le risque est grand d’assécher la quasi-intégralité des rédactions. La plupart des affaires sensibles est sortie dans la presse parce que des fuites se sont produites et que des informateurs ont coopéré avec des journalistes. Adopter une ligne irréductiblement intransigeante reviendrait à dire par exemple que le site Mediapart n’aurait jamais dû publier les enregistrements clandestins du majordome de Liliane Bettencourt. Certains avaient d’ailleurs soulevé la question en guise de défense lorsqu’Eric Woerth, alors ministre en exercice, s’était retrouvé sous la mitraille médiatique, son nom ayant été cité à plusieurs reprises dans les bandes pirates.

Consciente des casse-têtes éditoriaux posés par ce type de démarche, la journaliste Sylvie Kauffmann a expliqué pourquoi son journal Le Monde a décidé in fine de porter à la connaissance de ses lecteurs de larges contenus des 250 000 câbles diplomatiques américains (12) : « A partir du moment où cette masse de documents a été transmise, même illégalement, à WikiLeaks, et qu’elle risque donc de tomber à tout instant dans le domaine public, Le Monde a considéré qu’il relevait de sa mission de prendre connaissance de ces documents, d’en faire une analyse journalistique et de la mettre à disposition de ses lecteurs. Informer, cependant, n’interdit pas d’agir avec responsabilité. Transparence et discernement ne sont pas incompatibles – et c’est sans doute ce qui nous distingue de la stratégie de fonde de WikiLeaks ».

De WikiLeaks, savoir raison garder

Attention à la chimère éditoriale de la transparence totale !

Bien que l’air du temps consacre volontiers WikiLeaks comme une espèce de justice-héros à mi-chemin entre Clark Kent et son avatar Superman, il convient malgré tout de garder une certaine distance critique envers ce site trublion. Vouloir attirer l’attention des citoyens sur d’inacceptables dérives est absolument légitime. Se vautrer dans le grand déballage tous azimuts au motif de l’exigence de transparence relève en revanche de la chimère éditoriale casse-gueule. Hubert Védrine, ancien ministre et spécialiste des relations internationales, formule à cet égard, un constat alarmiste (13) : « L’utopie d’une politique menée dans la transparence a depuis été relayée et accentuée par la puissance croissante des médias, qui ont repoussé sans cesse la limite de ce qui peut être dit et écrit. Puis il y eut l’irruption des nouveaux médias électroniques. WikiLeaks est l’aboutissement d’un tel processus ».

On peut également noter au passage que les mêmes s’extasiant un peu benoîtement devant le tsunami éditorial de WikiLeaks, ont pourtant peu fait cas des autres révélations contenues dans l’abondante manne épistolaire de la diplomatie américaine. Hormis Le Monde qui s’astreint depuis le 30 novembre à extraire et publier régulièrement des informations sur divers sujets, la majorité des médias a préféré braquer les projecteurs sur le pugilat par Toile interposée entre activistes du Web et autorités gouvernementales. De même, elle a consacré une large place aux petits travers croustillants des hommes et femmes d’Etat de la planète en peignant par exemple un colonel Kadhafi inséparable de son infirmière ukrainienne à forte poitrine, un Silvio Berlusconi en Caligula satyre inconsistant ou un Nicolas Sarkozy, « autoritaire », « susceptible » et agissant d’abord avant de réfléchir.

En revanche pour le reste, il faut creuser attentivement pour trouver trace d’articles plus étayés sur les cas de corruption dans divers pays africains, la pagaille rocambolesque des discussions de la conférence climatique de Copenhague ou encore l’influence de la diplomatie vaticane. S’il était véritablement question de « journalisme scientifique » (14) dont se réclame Julian Assange, alors ces sujets et bien d’autres encore auraient dû faire l’objet d’un traitement un peu plus fouillé comme un scientifique s’y livre.

C’est surtout le combat WikiLeaks contre gouvernement US qui fait les gros titres au détriment de certaines questions autrement plus essentielles

Pourtant, personne ne s’est vraiment offusqué de cette impasse journalistique. Ni les médias plus traditionnels, ni les fanas de WikiLeaks. Si ces derniers sont les lanceurs d’alerte qu’ils prétendent incarner, où est donc la logique éditoriale ? Même s’ils sont volontiers les contempteurs des médias, les « WikiLeakers » ont pourtant préféré jouer le jeu de la grande bagarre complotiste plus « rentable » en termes de bruit médiatique plutôt que de continuer à défendre et pousser les contenus des révélations dont ils sont à l’origine.

Ainsi, Pierre Chappaz, blogueur reconnu et fondateur de sites comme Wikio et Kelkoo, parle de guerre de l’information (15) : « Il faut se rendre à l’évidence. Les gouvernements du monde entier se sont ligués pour faire taire WikiLeaks. C’est la première Infowar. Pour la première fois, une tentative de censure est à l’œuvre à une échelle mondiale sur Internet. Pour la contrer, les défenseurs de la liberté du Net vont se liguer dans le monde entier. Les forces sont inégales. D’un côté les pouvoirs d’Etat, les agences de renseignement prêtes à tout pour réduire Assange au silence. De l’autre, l’équipe de WikiLeaks et tous les geeks de la planète prêts à la soutenir. Geeks de tous les pays, unissez-vous ! ». Cela augure de débats sereins pour le futur !

En attendant, les motivations exactes de WikiLeaks ne sont pas aussi limpides que les thuriféraires du site s’échinent à le faire croire. Peut-être qu’à cet égard, un faisceau éclairant proviendra des premiers dissidents de la jeune organisation. L’ex-porte-parole de WikiLeaks, Daniel Domscheit-Berg, a en effet démissionné avec fracas en dénonçant l’autoritarisme de Julian Assange et son « culte de la personnalité » (16). D’autres divulgations devraient intervenir en février 2011 avec la parution de son livre-témoignage Inside WikiLeaks. Entretemps, le dissident a monté avec d’autres sécessionnistes un site concurrent de WikiLeaks baptisé OpenLeaks. Objectif : poursuivre la diffusion d’informations sensibles mais cette fois, de concert avec des partenaires médias et non plus avec le recours systématique de la place publique. A suivre !

Conclusion – Avant/Après : plus rien ne sera pareil

Les journalistes ont l’occasion de reprendre la main dans l’arène informative

Au-delà du combat de catch actuel entre pros-WikiLeaks et antis, un enseignement est désormais certain. Même si Wikileaks disparaissait à terme de la scène médiatique, les coups réalisés avec la vidéo de la bavure irakienne, les warlogs d’Afghanistan et maintenant les notes de la diplomatie américaine ont créé un précédent sans possible retour en arrière. Désormais, n’importe qui peut à tout moment décider de diffuser à une échelle planétaire, des informations sensibles sur n’importe quel sujet. Aujourd’hui, WikiLeaks a défié les autorités américaines. Demain, d’autres scénarios avec d’autres acteurs sont largement envisageables. Un employé mécontent de son entreprise pourrait par exemple solliciter le concours d’un de ces activistes du Web pour révéler des documents délicats sur telle ou telle malversation. Reste ensuite à comprendre les enjeux qui sont derrière : légitime exigence éthique ou simple vengeance bileuse ?

Pour les journalistes, le challenge est à la fois énorme et en même temps l’occasion rêvée de reprendre pied et regagner la confiance. Ce challenge suppose en effet qu’ils se livrent à un minutieux travail d’entomologiste de l’information pour s’assurer que les contenus sont valables, pour les contextualiser mais aussi pour comprendre les motivations exactes de ceux qui se livrent aux fuites. Motivations qui ne sont pas toujours rose bonbon comme d’aucuns se plaisent un peu facilement à le croire. Jean-Dominique Merchet, journaliste à Marianne, a raison de rappeler que « le monde n’est pas le royaume des Bisounours. Croire que l’affrontement le plus important est celui qui oppose des chevaliers blancs de l’information à des gouvernements démocratiques soupçonnés en permanence des pires pratiques est faire preuve d’une naïveté confondante. Le terrorisme, la prolifération nucléaire, la répression politique ne sont pas des inventions hollywoodiennes » (17).

Pour les communicants, l’exercice va également relever de l’équation digne d’un équilibriste marchant sur son fil par grand vent. Soit ils continuent de fermer les écoutilles et de s’enfoncer encore plus dans une stratégie de bunkerisation et de secret avec le risque immense de détruire définitivement l’image de leur entreprise. Soit au contraire, ils acceptent de reconnaître que la réputation de l’entreprise n’est plus seulement fondée par ce que l’on dit mais par ce que l’on fait véritablement et par ce que les autres en perçoivent. Une raison supplémentaire pour investir à son tour les réseaux sociaux et engager le dialogue avec toutes les parties prenantes, y compris les plus récalcitrantes. Accepter cette approche décomplexée est aussi une manière de donner moins de poids et de crédit aux marchands de peur et aux hérauts qui se disent « laver plus blanc que blanc » pour reprendre le bon mot de Coluche.

Sources

(1) – La Mare aux Canards – « La leçon à Nathalie » – Le Canard Enchaîné – 1er décembre 2010
(2) – Ibid.
(3) – Massimo Calabresi – « The War on Secrecy » – Time – 13 décembre 2010
(4), (5), (6), (7) – Ibid.
(8) – Guillaume Grallet – « La traque de WikiLeaks » – Le Point – 9 décembre 2010
(9) – Jérôme Hourdeaux – « Speed Rabbit Pizza prend la défense de WikiLeaks » – Nouvelobs.com – 9 décembre 2010
(10) – Eric Scherer – « WikiLeaks et la révolte du clergé » – Metamedia.fr – 4 décembre 2010
(11) – Erik Emptaz – « Droit de fuites » – Le Canard Enchaîné – 1er décembre 2010
(12) – Sylvie Kauffmann – « Pourquoi et comment publier ces documents ? » – Le Monde – 30 novembre 2010
(13) – Marc Semo – « Ne confondons pas déballage généralisé et transparence » – Libération – 30 novembre 2010
(14) – Lorraine Millot – « Un « Tom Sayer » du Net obsédé par la vérité » – Libération – 8 décembre 2010
(15) – Pierre Chappaz – « La première infowar a commencé » – ReadWriteWeb – 10 décembre 2010
(16) – Pierre Demoux – « WikiLeaks : une nébuleuse si peu transparente … » – Les Echos – 9 décembre 2010
(17) – Jean-Dominique Merchet – « WikiLeaks, Lénine et les Bisounours » – Marianne – 4 décembre 2010

Pour en savoir plus

–  Sur les questions soulevées par WikiLeaks :

– Sur Julian Assange et WikiLeaks :



6 commentaires sur “WikiLeaks : Que penser après le bruit et la fureur médiatiques ?

  1. Olivier  - 

    Je ne serai pas aussi tendre à l’égard des journalistes du Monde : les informations ont bien été étudiées… Mais elles n’ont pas été vérifiées. Je pense donc que le journaliste traditionnel ne sort pas de cette histoire par le haut, en faisant office de porte voix… La ringardisation n’est pas loin.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour Olivier
      Je te corrige un peu. Les 5 journaux ont véritablement étudié les infos de WikiLeaks avant de les publier. Ils en ont d’ailleurs expurgé une partie soit parce que des noms pouvant mettre en danger la vie d’autrui étaient contenus, soit parce que les infos étaient inintéressantes. Ceci étant dit, ils ont apporté indéniablement une caution emblématique et médiatique pour Assange. C’est évident. Mais je ne serai pas aussi sévère que toi !

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci Daniel
      Une petite précision toutefois pour ne laisser aucune ambiguité. Je ne suis pas à proprement parler un partisan fervent de WikiLeaks. Autant je suis pour l’existence de nécessaires contre-pouvoirs pour la santé de la démocratie, autant je formule quelques interrogations sur la démarche de WikiLeaks qui cible justement plutôt les démocraties que les dictatures.
      Je me suis juste efforcé de montrer dans ce billet que quoi qu’on en pense, WikiLeaks (ou ses futures déclinaisons) fera désormais partie du jeu médiatique.
      Cordialement

  2. Herve Kabla  - 

    Pfiou, quel article, tu vas finir dans la section « Point de vue » du Monde, ou en avant-dernière page du Figaro, à ce rythme…

    Ton article suscite plusieurs réactions de ma part:
    – sur le Canard Enchaîné: gardons à l’esprit que le beurre du célèbre palmipède, c’est la révélation de secrets jalousement gardés, et bien plus frais que ceux révélés par Assange. Pas étonnant qu’il porte un regard critique sur le grand déballage.
    – sur le plus « il y aura un avant et un après Wikileaks »: là je ne te suis pas. Wikileaks est un révélateur, une sorte d’états généraux de la confiance des nations démocrates en la diplomatie de leurs dirigeants. Et le constats est terrible, mais que fallait-il attendre d’autre après octobre 2008?… Mais après? Au pire, Assange prendra deux balles dans le dos, et Tony Scott sortira deux ans plus tard un n-ième polar du style « Complots 2 ». Au mieux, Assange écopera d’un prix, décerné par RSF ou tout autre groupe de journalistes un peu indépendants.

    Wikileaks n’est qu’une soupape de sureté. Elle s’entrouvre, elle se refermera probablement bientôt. Et la terre continuera de tourner comme avant…

    1. Olivier Cimelière  - 

      Hervé merci ! Mais je pense que j’ai encore du chemin à faire avant d’intégrer le « panthéon » des éditorialistes 🙂
      En revanche, je ne pense pas WikiLeaks s’éteindra. Il y aura tout d’abord des émules (il y a déjà les dissidents d’OpenLeaks) qui vont continuer à utiliser la Toile pour balancer tout ce que bon leur semble. Cela existait déjà plus ou moins mais WikiLeaks marque un tournant véritable. Qu’on apprécie ou qu’on déteste, la chaîne de l’information ne fonctionnera plus vraiment comme avant. Personnellement, j’ai quelques préventions à l’égard du personnage Assange. Trop obscur à mon goût pour être quelqu’un mué par d’authentiques motivations de justice mais plutôt pour exister et faire exister sa personne. Il n’en demeure pas moins que le phénomène qu’il a contribué à faire naître, lui survivra quoiqu’il advienne. Désolé pour Tony Scott. Il lui faudra peut-être trouver un autre scénario !

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