Journalisme innovant : Lecteur, ô mon lecteur, dis-moi ce que tu veux …

D’innovation journalistique, il a été largement question lors de la 3ème conférence internationale de l’école de journalisme de Sciences-Po. Dans un univers de la presse sérieusement chahuté depuis quelques années par l’irruption croissante des technologies numériques, l’enjeu de la manifestation était précisément de mettre l’accent sur les opportunités qu’ont les journalistes de reconquérir leur audience plutôt que les rengaines pessimistes d’une presse subclaquante que d’aucuns déclinent à l’envi.

Devant un vaste parterre d’étudiants en journalisme, les intervenants américains et français qui se sont succédé tour à tour à la tribune ont montré que la technologie n’est pas systématiquement l’ennemie létale du journalisme mais au contraire synonyme d’élargissement des horizons éditoriaux et de relations interactives avec le public. David Klatell, vice-doyen de la Graduate School of Journalism of Columbia, a d’ailleurs particulièrement insisté sur la nécessité pour les journalistes d’expérimenter en matière de numérique, quitte à connaître parfois des échecs. A ses yeux, c’est par une meilleure expérience des possibilités offertes par les outils digitaux que le journalisme saura se réinventer.

La ligne éditoriale doit-elle coller aux stats d’audience ?

C’est de l’interaction que naît l’intérêt journalistique d’une information

D’emblée s’est effectivement posée la question de la mesure de l’audience. Doit-elle insuffler la politique éditoriale d’un support journalistique ou pas ? A cette cruciale interrogation, Emily Bell, directrice du centre de journalisme numérique à Columbia, a répondu sans détours : « Si vous ne voulez pas écouter ce que vos lecteurs font ou disent, alors vous compromettez votre activité ». Forte de sa longue expérience au sein de The Observer et The Guardian, elle estime que les journalistes doivent s’affranchir de l’habitude qui consistait à d’abord écrire pour un titre de presse plutôt que pour son lectorat. A l’heure de la disruption engendrée depuis 2 à 3 ans par le Web 2.0 et le temps réel, cette ligne de conduite n’est plus tenable.

Pour elle, les journalistes doivent s’intéresser à la manière dont leurs contenus sont perçus et utilisés par leurs lecteurs. Il ne s’agit plus de savoir uniquement combien de temps ils passent sur le site mais clairement de comprendre la façon dont ils interagissent à travers leurs commentaires, leurs votes, leurs partages. C’est à ce niveau que se situe la valeur réelle d’une information. Plus celle-ci répond aux attentes, plus elle devient par ricochet valorisable également auprès des annonceurs publicitaires.

Selon Emily Bell, c’est de l’interaction que naît l’intérêt journalistique d’une information. Elle a cité notamment l’exemple du mouvement contestataire d’Occupy Wall Street qui finissait par lasser les reporters mais pas les lecteurs qui demandaient au contraire une couverture de l’événement encore plus exhaustive. Les reportages se sont alors poursuivis.

Suivre le baromètre du temps réel

La mesure en temps réel doit inciter le journaliste à calibrer son sujet avant, pendant et après la mise en ligne des informations

Si la preuve est faite pour Emily Bell que les journalistes doivent se préoccuper du feedback des lecteurs, Dawn Williamson, responsable Marketing de Chartbeat, une société développant des outils de suivi d’audience, a pour sa part insisté sur l’importance d’un monitoring complet du cycle de production d’une information. La mesure en temps réel doit inciter le journaliste à calibrer son sujet avant, pendant et après la mise en ligne des informations.

Elle a notamment détaillé le tableau de bord baptisé Newsbeat mis au point par son entreprise. Véritable cabine de pilotage pour journaliste, cet outil indique en temps réel l’activité des lecteurs sur chaque article (qui lit, qui écrit, qui partage) tout en agrégeant d’autres données sur les liens ayant amené l’internaute, les interactions sociales autour de l’article ou encore les recherches effectuées sur le thème considéré. Pour appuyer sa démonstration, elle a cité le cas d’un fait divers traité par un site d’information en ligne, en l’occurrence l’agression d’une femme sur le parking d’un supermarché Safeway. Grâce au tableau de bord, le journaliste a pu noter que les lecteurs en demandaient davantage sur le profil de la victime.

Une approche qui n’a pas laissé l’auditoire insensible mais qui a aussi soulevé une question particulièrement pertinente : jusqu’où situer le curseur entre adapter le contenu éditorial à la demande observée et arbitrer des choix journalistiques. Pour Dawn Williamson, les deux doivent être considérés à part égale. Saine vision mais qui n’est pas à l’abri d’un journalisme racoleur purement obsédé par l’audience et non la qualité du contenu délivré.

Quand l’innovation met un pied dans la newsroom

Les développeurs doivent être à l’affut de toutes les innovations, ne pas hésiter à emprunter des exemples à d’autres univers comme les jeux vidéo

Au-delà d’apprendre à retisser des liens avec le lectorat via l’observation de l’audience, l’autre message de la matinée a été autour de la culture de l’innovation que toute newsroom se devrait d’adopter pour rester dans la course éditoriale. C’est clairement dans cette optique que s’est situé Gabriel Dance, éditeur interactif de The Guardian US. Fort de ses expériences précédentes en multimédia au New York Times et dans The Daily, le journal 100% iPad du magnat Rupert Murdoch, il milite pour que les développeurs soient désormais associés à la chaîne informationnelle en imaginant des widgets et/ou des applications qui rendent plus digestes et instantanément compréhensibles des actualités et des données complexes.

En guise d’illustration, il a notamment mentionné l’infographie actualisée en temps réel par le New York Times autour de la campagne de levée de fonds pour l’élection américaine de 2012 entre Barack Obama et Mitt Romney. Pour Gabriel Dance, les développeurs doivent être à l’affut de toutes les innovations, ne pas hésiter à emprunter des exemples à d’autres univers comme les jeux vidéo, les applications pour tablettes, etc et tester auprès du public.

Conclusion – Innovation : en avant toute !

Même si les messages et les exemples exposés pouvaient parfois apparaître comme très nord-américains et pas forcément transposables en tant que tel dans un univers français, il n’en demeure pas moins que l’innovation doit effectivement constituer un moteur éditorial. C’est dans cet esprit qu’ont été décernés les prix de l’innovation en journalisme conjointement par l’école de journalisme de Sciences-Po et Google France. Au-delà des récompenses attribuées à deux remarquables initiatives (lire l’article détaillé d’Alice Antheaume), il s’agit véritablement d’encourager un état d’esprit qui éprouve encore des difficultés à irriguer les rédactions françaises.

Journaliste et blogueur émérite, Jean-Marc Manach n’a pas hésité à déplorer un certain état de fait : « Il y a beaucoup de rédactions où l’on a encore très peur d’Internet et où on empêche les journalistes d’innover ». Puisse la presse française de s’emparer de la philosophie développée par Madhav Chinnappa, directeur des partenariats Europe de Google News (et ex de la BBC) : « Google n’a pas peur des échecs en termes d’innovation ». A l’heure où plusieurs pure players de l’information viennent de faire leur apparition sur la toile française (Atlantico, The Pariser, Quoi.info), y aurait-il enfin un frémissement s’éloignant des pythies déclamant la mort de l’information ? C’est à souhaiter !

Pour en savoir plus

– Lire le compte-rendu intégral de la conférence par les étudiants de Sciences-Po journalisme
– Lire l’article d’Alice Antheaume, responsable de la prospective à l’Ecole de journalisme de Sciences-Po sur le palmarès 2011 des prix de l’innovation en journalisme
– Les faits saillants en vidéo de l’événement



4 commentaires sur “Journalisme innovant : Lecteur, ô mon lecteur, dis-moi ce que tu veux …

  1. Elisabeth  - 

    Cet article m’a beaucoup interesse. La presse est indispensable a nos societes. Cela ne changera. Ce qui change c’est l’obligation qu’ont les journalistes, comme tous les autres pro de l’info, a se re-inventer pour trouver (et meme garder) leurs lecteurs. Ton article donne qq beaux exemples d’innovation. Y’a de l’espoir !

    1. Olivier Cimelière  - 

      Je crois effectivement que c’est possible. Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, avait coutume de dire que la pérénnité et l’indépendance d’un journal passait notamment par sa capacité à être rentable pour ne pas être soumis à d’autres sources d’argent autres que les ventes et les abonnés.

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