Ethique : La performance à tout prix implique-t-elle la contorsion des règles ?

Peut-on gagner tout en s’imposant une conduite éthique où les règles communes sont scrupuleusement observées ? A cette délicate, voire insondable question, Geert Demuijnck, professeur d’éthique des affaires à l’EDHEC Business School a tenté de répondre avec sa double expertise d’économiste et de philosophe tout en traçant des parallèles entre la compétition sportive et la concurrence que se livrent les entreprises. Morceaux choisis où les communicants trouveront matière à réflexion.

A l’aube de l’ouverture des Jeux Olympiques de Londres, du départ du Tour de France cycliste et de la clôture de l’Euro de football, la conférence organisée le 29 juin par l’EDHEC sur son campus parisien tombait à point nommé pour s’arrêter un instant sur les limites acceptables ou pas qu’entraîne une recherche effrénée de performance tant dans les manifestations sportives que dans l’activité industrielle et commerciale des entreprises. En d’autres termes, « Altius, Citius, Fortius », la devise olympique chère au baron Pierre de Coubertin et démiurge des J.O, est-elle le carburant d’une saine et respectueuse émulation ou le terreau d’une éthique bafouée pourvu que le résultat soit au rendez-vous ?

La compétition est-elle d’un bénéfice justifié ?

Arjen Robben : son obsession de performance individuelle a nui à l’équipe des Pays-Bas à l’Euro 2012

Pour Geert Demuijnck, la notion de compétition est communément admise car consubstantielle à l’existence même de la vie. Sans pousser jusqu’à un impitoyable darwinisme échevelé, l’être vivant est très tôt confronté à la rivalité. Qu’on le veuille ou non.

De même, l’organisation de la société regorge en son sein de ces multiples rivalités qui sont globalement acceptées dans la mesure où elles profitent à l’innovation, au progrès, à l’amélioration du bien-être des citoyens et des consommateurs.

Dans la vie de l’entreprise, la tension entre équipes peut donc constituer un moteur d’efficacité et de motivation à la condition expresse que celle-ci soit clairement modulée et régulée pour ne pas générer des effets pervers comme la frustration, la désagrégation de l’esprit collectif ou l’individualisme forcené. A cet égard, Geert Demuijnck cite non sans ironie la déroute enregistrée par l’équipe de football des Pays-Bas lors de l’Euro 2012. Cette dernière figurait pourtant parmi les formations avec le plus de talents individuels dans l’effectif sélectionné. Le problème est qu’elle n’a jamais su combiner avec succès les forces des uns et des autres, chacun étant plus préoccupé de garder le ballon et tenter l’exploit individuel plutôt qu’alimenter la performance collective. De son côté, l’entraîneur n’a jamais réussi à imposer des règles de jeu aux egos surdimensionnés de ses joueurs. Par ses dribbles solo à répétition, l’attaquant Arjen Robben est probablement l’illustration la plus symptomatique d’une culture de compétiteur peu soucieux de ses partenaires.

Il n’empêche que lorsque cet instinct de compétition est régulé avec doigté, subtilité et flexibilité, le bénéfice devient alors très tangible tant pour une équipe sportive qu’une entreprise. A condition d’en définir précisément les contours admissibles ou pas. Or, c’est précisément toute l’extrême difficulté de l’exercice que constate Geert Demuijnck lorsqu’il est amené à intervenir au sein de grandes corporations qui affrontent parfois des concurrents moins pointilleux sur les règles et plus soucieux de performance pure.

Se battre à armes égales : une vue de l’esprit ?

Signature officielle de la loi Sarbanes-Oxley en 2002

Sur les marchés industriels, la quête absolue de performance peut induire des schémas qui s’avèrent in fine nuisibles.

Geert Demuijnck cite notamment la règle du « Winner takes all » qui dans le sport constitue l’aboutissement d’un tournoi, d’une course ou d’un championnat. Quoiqu’il advienne, il n’y aura qu’un unique vainqueur au final. Transposé dans l’univers entrepreneurial, la règle peut vite devenir dangereuse avec une société raflant l’intégralité d’un marché et laissant du coup ses compétiteurs en rade.

C’est justement dans cette optique que des régulations sont apparues dans l’économie moderne allant jusqu’à des lois garantissant l’éthique de pratiques industrielles et commerciales comme par exemple la loi Sarbanes-Oxley créée en 2002 dans la foulée des retentissantes faillites frauduleuses d’Enron et de Worldcom.

Selon Geert Demuijnck, ces garde-fous sont nécessaires pour maintenir une compétitivité sans abus majeurs. Néanmoins, il remarque que certains secteurs poussent à l’excès de barrières pour limiter l’arrivée de nouveaux entrants comme ce fut le cas pendant longtemps en France sur le marché des opérateurs télécoms. Au-delà de ces pratiques anti-concurrentielles, il soulève également un autre paradoxe que certaines compagnies rencontrent : comment appliquer les règles d’une compétition équitable sans s’affaiblir lorsqu’un de vos adversaires réussit mieux tout en s’affranchissant plus aisément de certaines considérations éthiques ?

Pas de règle d’or

Jouer avec les règles pour en tirer bénéfice est-il éthique ?

A cette question, il n’existe guère de martingale théorique pour Geert Demuijnck si ce n’est que l’acceptation de la rivalité implique pour tous les acteurs, le respect de règles globales communes, le refus de se livrer à des pratiques déloyales et une solide éthique de chacun sont des éléments indispensables.

Pourtant, le monde des affaires comme les arènes sportives sont fréquemment sous la menace de dérives plus ou moins affirmées qu’exacerbe une envie de performance à tout prix.

La première d’entre elles consiste à tenter d’abuser des règles pour son propre avantage. Geert Demuijnck évoque avec humour le plongeon simulé ou amplifié d’un joueur pour abuser l’arbitre et lui faire siffler une pénalité contre l’adversaire. Dans le business, on pourrait par exemple citer la fiévreuse et constante bataille de brevets que se livrent sans pitié les géants des nouvelles technologies pour protéger et bloquer certaines initiatives de leurs concurrents.

Une deuxième dérive selon Geert Demuijnck est de procéder à un contournement « borderline » des règles. On reste dans le cadre technique de celles-ci mais on oublie volontiers l’aspect éthique. Le professeur cite notamment certains analystes ou experts très au fait d’informations financières pointues qui leur vaudraient d’être coupables de délit d’initié s’ils les révélaient ouvertement pour le profit de tiers. Or, d’aucuns plus cyniques distillent quand même des indications en construisant une mosaïque analytique à rebours qui s’inspire de ces informations mais sans jamais s’y référer nommément. Comprenne qui pourra entre les lignes !

La dernière dérive est sans doute la plus connue et sulfureuse aujourd’hui : s’arranger pour faire évoluer les règles dans la défense de ses propres intérêts plutôt que ceux de la collectivité. C’est l’objectif de quelques lobbyistes qui s’emploient habilement à faire modifier des textes et des régulations au nom de principes parfois ambigus ou qui ne disent pas totalement leur nom. En sport, cela peut notamment se traduire par une pression subtile sur l’arbitre pour l’inciter à prendre des décisions favorables à son équipe et pénaliser l’adversaire.

Le cas ultime de la triche

Performance à tout prix = dérives assurées ?

L’actualité s’en nourrit régulièrement. Tant dans les pages saumon des quotidiens que dans les colonnes des journaux sportifs, la performance absolutiste engendre chroniquement des cas de triche. Dans le sport, les exemples les plus évocateurs sont entre autres la corruption et le dopage. Lorsque le recours à ces pratiques devient la norme, les repères éthiques sont annihilés au profit de la pure efficacité. Autrement dit, seule la victoire est belle et qu’importe la manière. Surtout si la pression médiatique, l’attente enfiévrée du public pour des exploits toujours plus grands, les enjeux financiers atteignent des proportions insoupçonnées.

Pour Geert Demuijnck, les entreprises sont faillibles comme les sportifs. L’obsession de rentabilités excessives face à des taux de croissance de plus en plus faibles, les prises de risque maximum pour satisfaire des investisseurs et/ou des actionnaires peuvent conduire l’entreprise à occulter l’éthique pour ne privilégier que la performance. Au risque d’aller très loin, trop loin comme la manipulation de cours, le maquillage comptable ou le dépôt de bilan pur et simple.

Conclusion – L’éthique, un vœu pieu ?

Cristiano Ronaldo (à g.) et Lionel Messi : même talent mais éthique différente !

Dans une société où la performance est fréquemment érigée en baromètre de la respectabilité, on peut effectivement se demander si l’éthique a finalement encore sa place.

Dans le sport, n’a-t-on pas vu Lance Armstrong porté au panthéon des immenses champions tandis qu’il n’a cessé d’être suspecté de pratiques dopantes pour être imbattable ? Pourquoi les entreprises devraient-elles être différentes ?

Geert Demuijnck est pourtant raisonnablement optimiste. Il note avec enthousiasme le nombre croissant d’entreprises soucieuses d’allier performance économique et industrielle avec incarnation concrète de pratiques éthiques. Pour lui, les deux notions ne sont pas antagonistes même si la vigilance éthique exige de l’entreprise, une capacité à prendre du recul par rapport à ses propres actes. Mais à ses yeux, la vertu devient autant une valeur qu’un atout concurrentiel dans la compétition.

Il est vrai qu’à talent égal, une attitude respectueuse emporte plus facilement les suffrages. Prenons l’exemple de la rivalité sportive qui oppose deux génies du football contemporain : Lionel Messi et Cristiano Ronaldo. Tous deux sont incroyablement au-dessus du lot des autres joueurs. Néanmoins, c’est Messi qui bénéficie de la cote de popularité la plus grande par rapport à Cristiano Ronaldo volontiers truqueur et râleur sur le terrain là où son homologue ne pipera mot, même bousculé par un défenseur rugueux.

Pour les entreprises, cet exemple est loin d’être superfétatoire. A l’heure où la prise de parole sur les réseaux sociaux dissèque et soupèse les comportements des sociétés et leur réputation, celles qui sauront conjuguer efficacité et respect avéré des règles éthiques seront immanquablement les gagnantes en attirant autant les meilleurs talents fiers de travailler pour une enseigne respectable que les consommateurs satisfaits d’acquérir un produit ayant un impact sociétal concret et honorable.

Pour en savoir plus

– Lire l’interview de Geert Demuijnck sur l’éthique de l’entreprise (site de l’EDHEC)
– Lire le livre d’Alain Billouin et Henri Charpentier – « Péril sur les J.O – Trop vite ? Trop haut ? Trop fort ? » – Cherche Midi – 2004
– Lire le livre de François Valérian – « Crise dans la gouvernance – Ethique des affaires et recherche du profit » – Eska – 2012



Un commentaire sur “Ethique : La performance à tout prix implique-t-elle la contorsion des règles ?

  1. Xavier de Montfort  - 

    Merci Olivier,

    Thème forcément très subjectif, voire culturel.

    Selon ce que je suis, la performance consiste, aujourd’hui, à respecter l’éthique à tous prix, à ne pas sacrifier l’éthique au bénéfice du profit (ou l’inverse…).

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