Anonymat & Internet : Devons-nous tous êtres des Janus numériques ?

A mesure que les usages sociaux grandissent sur Internet, la question sensible de l’anonymat de l’internaute frôle la schizophrénie. Entre ceux qui sont en croisade contre les pseudos et ceux qui défendent farouchement une identité postiche, le débat semble tourner en rond. Pour les professionnels de la communication, le sujet est pourtant loin d’être neutre. Bref tour d’horizon des tendances du moment.

La divinité romaine Janus se serait probablement délectée de nos identités fragmentées que l’ère numérique ne cesse d’accoucher sur la Toile. Ce dieu à une tête mais deux visages incarnait dans la mythologie romaine un rôle pivot crucial, celui du changement et de la transition. Baptisé « dieu des Portes » et invoqué comme tel, il était celui qui ouvrait et fermait des cycles selon sa volonté divine. A tel point qu’il est devenu par la suite dans l’imagerie populaire, celui qui varie au gré de ses intérêts et ses envies alternant un visage ou l’autre. Or, sur les réseaux sociaux, la tentation de s’abriter ou de se façonner une autre construction de soi est justement devenue monnaie courante.

Sommes-nous tous des ambivalents en puissance ?

Selon Facebook, 83 millions de profils sont faux sur son réseau

Lors de la publication de ses premiers comptes trimestriels suite à son introduction en Bourse, Facebook a révélé d’étonnantes statistiques. D’après ses calculs, le réseau social de Mark Zuckerberg dénombre 83 millions de faux comptes soit 8,7% des profils enregistrés aujourd’hui sur Facebook. Dans ce décompte, la firme de Menlo Park distingue plusieurs catégories de falsificateurs : des comptes doubles (qui équivalent à 4,8%), des comptes mal classifiés (2,4%) et des comptes purement assimilés à du spam (1,5%).

Alors sommes-nous tous à un clic d’être faussaires ou du moins des experts en transformisme digital ? Le sociologue et cofondateur de l’Institut d’Etudes Eranos, Stéphane Hugon, n’est pas loin de le penser. L’époque actuelle sous l’impulsion des nouvelles technologies, a profondément bouleversé le rapport à l’identité. Selon lui (1), « nous sommes entrés dans l’ère de l’identité multiple (…) Sur Facebook, 40% des données sont fausses, les gens se protègent derrière ses fictions. Chacun a un masque mais c’est un masque qui se révèle (…) reconnaissant que l’on peut changer d’avis, que l’on peut être à la fois de droite et de gauche, que les événements, les rencontres, les lieux, façonnent une identité composite (…) Ce nomadisme existentiel défait le vieux mythe de la fixité identitaire ».

Face à cette métamorphose identitaire que les médias sociaux ont indéniablement exaltée, la Fing, un think tank français sur les usages de l’Internet de demain, a développé un concept englobant cette multiplicité nouvelle de pseudos que les internautes génèrent : l’hétéronymat. Son président, Daniel Kaplan, en résume les grandes lignes (2) : « « La différence avec l’anonymat, bien sûr, est que l’auteur est nommé et reconnaissable – mais ce nom ne correspond pas à son identité civile. La différence avec le pseudonymat est de degré : l’hétéronyme s’inscrit dans le temps, il s’invente une histoire passé et se construit une réputation, des relations, une œuvre, bref une existence dense et autonome ». En d’autres termes, l’internaute va pouvoir évoluer sous plusieurs identités numériques toutes reliées à un seul et même individu mais ne se manifestant pas de la même manière au gré des circonstances.

Bienvenue chez les Anonymes Célèbres !

Les hackers libertaires d’Anonymous mènent leurs combats sous l’intangible règle de l’anonymat total

De fait, cet anonymat à portée de main a suscité bien des vocations sur le Web 2.0, notamment chez ceux dont l’exercice de la parole et de l’expression publique n’est pas compatible avec les devoirs de réserve imposés par leur profession ou par les potentiels dangers que recèlent la teneur de leur propos et de leurs actions. C’est ainsi que les gendarmes, les policiers ou les fonctionnaires ont largement investi la blogosphère flanqués de pseudos ignifugés pour s’épargner les foudres de leur hiérarchie tout en révélant des faits et des éléments que leur code de conduite professionnel leur interdit d’évoquer.

A cet égard, Maître Eolas est sans nul doute le plus emblématique de ces anonymes devenus pourtant fort célèbres. Avocat, il tient depuis 2004 un blog, « Le Journal d’un Avocat » sans jamais avoir dévoilé publiquement sa véritable identité (même si d’aucuns se vantent d’avoir élucidé qui se cache derrière le pseudo). Pourtant, il n’en est pas moins écouté puisqu’il recueille près de 20 000 visiteurs par jour sur son blog et 83 000 followers sur son fil Twitter. Pour lui, sa démarche est claire (3) : « J’ai pris un pseudonyme pour m’exprimer librement. Je ne parle jamais de mes dossiers. Je n’utilise pas le succès d’Eolas : ma clientèle n’a pas augmentée (…) L’Ordre des avocats me fiche une paix royale (…) Même les journalistes jouent le jeu : je leur dis qui je suis, ils peuvent vérifier, je deviens donc une « source » qu’ils protègent. C’est sous mon vrai nom que je suis anonyme ».

Un groupe activiste a d’ailleurs fait de l’anonymat son étendard et son empreinte médiatique : les Anonymous. Ces hackers libertaires et souvent radicaux mènent leurs combats idéologiques sous l’intangible règle de l’anonymat total. Derrière l’écran de l’ordinateur ou dans les manifestations de rue, ils doivent impérativement se retrancher derrière le masque grimaçant de Guy Fawkes, un terroriste anglais du 17ème siècle. Tout membre qui manque à son devoir de rester inconnu, est aussitôt exclu du mouvement !

Sus à l’anonymat !

Beaucoup recourent à l’anonymat pour se défouler sur le Web

Si l’anonymat constitue un bouclier évident et essentiel pour des causes d’importance comme les jeunes révolutionnaires du Printemps Arabe ou encore certains lanceurs d’alerte se heurtant à des intérêts financiers et industriels gigantesques mais véreux, il n’en demeure pas moins que les dérives ont également essaimé à grande échelle. A sa façon, chacun déballe et règle ses petits comptes avec ses adversaires ou les gens qu’il exècre en répandant sous pseudo des commentaires et des informations plus ou moins avérés. Le petit monde impitoyable d’Hollywood est par exemple un terreau particulièrement fertile pour les blogueurs anonymes comme cet assistant de production qui n’hésite pas à raconter les coulisses pas toujours reluisantes des studios ou encore cet intérimaire du spectacle qui vilipende sans gants tous ceux qui lui manquent de respect sur les plateaux de tournage.

Moi-même qui écrit ce billet, ai eu maille à partir avec des internautes atrabilaires, agressifs, voire à la limite de l’insulte sordide ou de la mauvaise foi caractérisée. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller lire quelques commentaires déposés par ces glorieux anonymes dans mon espace de publication sur le Plus du Nouvel Observateur. A chaque fois, j’ai essayé de discuter et d’en savoir plus sur ces hiératiques pseudos pour comprendre leurs motivations et cerner d’où ils parlaient. Impossible sauf à être un as du flicage informatique ! Toujours est-il qu’il est assez agaçant de vainement « discuter » avec des personnes qui se dissimulent pour mieux vous assassiner verbalement et dans certains cas vous « troller » jusqu’à l’overdose.

Face à ces dérapages qui confinent parfois au cyber-harcèlement, les géants de l’industrie du Web n’ont guère tardé à réagir. Pas toujours avec un doigté extrême faut-il concéder ! Ainsi, en 2010, Mark Zuckerberg jeta un pavé dans la mare en déclarant en substance au site Techcrunch (4) : « Privacy is dead ». Autrement dit, nous sommes à l’ère de la transparence quasi-totale. Pourquoi vouloir cacher ? Il n’est guère étonnant ensuite que certains veuillent précisément s’affranchir de ce dénudement numérique et diluer leur identité derrière des pseudos.

Google + : Vos papiers s’il vous plaît !

Pseudo sous contrôle sur G+

Dans ce jeu de cache-cache digital, Google n’est pas le dernier des acteurs à promouvoir la transparence sur les réseaux sociaux. Lors du lancement courant 2011 de Google +, le mot d’ordre était d’ailleurs sans équivoque pour créer son profil sur le réseau : pseudos bannis, identité réelle requise !

Devant la polémique naissante, Mountain View a alors légèrement assoupli son exigence drastique en tolérant les pseudonymes mais à la condition que les inscrits mentionnent explicitement nom et prénom lors de la création du compte Google + !

Ces derniers jours, la controverse a refait surface avec la plateforme vidéo de Google, YouTube. Au placard, les noms d’emprunt pour commenter une vidéo. Maintenant, l’internaute qui possède un compte Google + se voit immédiatement proposer une option d’identification comme le précise (5) Guillaume Champeau, le rédacteur en chef de Numérama.

Les nouvelles exigences de YouTube en matière de profil (capture Numérama)

Dès que l’internaute a accepté de cliquer sur la fonctionnalité, toutes ses interactions seront alors signées avec son nom complet et non plus le pseudo. Google justifie cette modification par le souci de limiter la diffusion de contenus illégaux ou haineux. L’on ne peut effectivement pas totalement blâmer Google, lui qui est si fréquemment décrié par beaucoup pour la facilité qu’il procure à diffuser des contenus répréhensibles. Même si des arrière-pensées commerciales ne sont pas absentes dans cette démarche (booster notamment le référencement de Google + sur le moteur de recherche), l’orientation défendue par Google met le doigt sur un véritable problème : jusqu’où l’anonymat est-il acceptable ?

Vers une infinie quadrature du cercle ?

Anonymat, identité : un casse-tête loin d’être résolu !

La question n’a pas fini d’agiter la blogosphère sans trouver aujourd’hui de réponses satisfaisantes. D’un côté, il y a les militants inflexibles de l’anonymat préservé. Celui-ci incarne à leurs yeux, une avancée démocratique en permettant une plus ample libération de la parole. De l’autre, il y a ceux qui se préoccupent légitimement des débordements excessifs comme le harcèlement, le dénigrement et autres postures condamnables opérés derrière l’opacité du clavier.

Dans une de ses chroniques, Antoine Dupin, expert Web s’il en est, défend une approche mesurée (6) : « Masquer son identité sur le web devient de plus en plus facile, mais comporte, à mon sens, des risques quant à un sentiment d’apparente sécurité. Dès lors qu’un internaute pense s’exprimer de manière « anonyme », il est plus prompt à dépasser certaines limites éthiques. Je pense que le pseudonymat a toute sa place sur le web dès lors qu’il est utilisé de manière intelligente. Un internaute doit appréhender les risques qui y sont inhérents, se modérer de lui-même et penser que ses propos pourront un jour ou l’autre lui causer du tort ».

L’idée serait donc d’encourager une autorégulation de chacun lorsqu’il concourt à l’expression publique sur Internet. La vision est louable mais est-elle seulement viable ? L’imposition du « nom réel » ne serait-elle pas au contraire le garde-fou nécessaire comme certains législateurs en France s’y sont aventurés (avec déveine certes !) ? En Corée du Sud, l’expérience a été tentée (7). Une autorité administrative a obligé les sites du pays à enregistrer l’identité de chacun de leurs membres au moment de l’inscription. Objectif : responsabiliser lors de la publication de message. Résultat : les commentaires malveillants n’ont reculé que de 0,9% en un an. Mesure abandonnée !

Conclusion – Et nous les communicants, que faire ?

En toutes circonstances, l’éthique doit primer pour les communicants

D’évidence, il n’existe pas de réponse standardisée ou de martingale « one size fits all ». L’anonymat continuera à s’exercer en dépit des législations qui souhaiteraient l’encadrer. De plus, souvenons-nous que dans les cas abusifs les plus extrêmes, la technologie permet parfaitement de tracer les comportements délictuels et identifier les auteurs.

En revanche, l’anonymat constitue une véritable question pour les communicants notamment dans leurs pratiques professionnelles. Peuvent-ils aussi bénéficier de cette seconde peau digitale pour mener campagne, diffuser ses opinions mais à l’abri d’une identité dissimulée ? Facebook s’y est essayé en mai 2011 et largement brûlé les ailes. Le réseau social avait commandité une célèbre agence de relations publiques pour contacter des blogueurs en toute confidentialité et leur distiller des informations discréditant largement les efforts du rival Google en matière de vie privée sur le Web ! Seule, l’opiniâtreté curieuse d’un blogueur a permis d’enrayer cette piteuse manipulation que Facebook n’a toutefois jamais voulu admettre.

Bien que la tentation puisse parfois poindre, il serait bien malvenu que les communicants succombent à l’anonymat. La profession est déjà suffisamment suspectée de maux divers et variés pour ne pas alimenter la besace argumentaire des imprécateurs si abondants. A cet effet, l’association professionnelle américaine « Public Relations Scociety of America » (PRSA) a édité un code éthique pour dissuader ses membres de recourir à des pratiques communicantes sous couvert d’anonymat. Les conseils peuvent sembler évidents mais ils valent la peine d’être martelés (8).

Reste cependant le cas où les entreprises et les marques sont confrontées à des anonymes qui pourrissent leur réputation. A ce cas de figure, il n’y a pas de solution miracle si ce n’est de très vite traiter le problème, chercher à entrer en contact avec la source et si refus, s’en remettre si nécessaire aux autorités compétentes. Néanmoins, l’anonymat ne doit pas être vécu comme un cauchemar. Si l’entreprise a précisément une politique active et ouverte de dialogue sur les réseaux sociaux, sa légitimité et sa crédibilité permettront de rééquilibrer les forces face à certains maniaques du pseudonyme aux intentions pas toujours aussi pures qu’ils ne le clament.

Sources

(1) – Valérie Urman – « L’anonymat, la nouvelle façon d’être soi » – Clés magazine –Juillet 2012
(2) – Florence Puybareau – « Anonymat ou hétéronymat : deux approches de la confidentialité » – Regards sur le Numérique – 22 février 2010
(3) – Valérie Urman – « L’anonymat, la nouvelle façon d’être soi » – Clés magazine –Juillet 2012
(4) – Terrence O’Brien – « Facebook’s Mark Zuckerberg Claims Privacy Is Dead » – Switched.com – 11 janvier 2010
(5) – Guillaume Champeau – « Google pousse à utiliser son vrai nom sur YouTube » – Numérama – 25 juillet 2012
(6) – Antoine Dupin – « L’anonymat existe-t-il seulement sur Internet » – Regards sur le Numérique – 28 février 2012
(7) – Tommy Pouilly – « Big Brother, même pas peur ! » – – Regards sur le Numérique – 31 janvier 2012
(8) – Gerard Corbett – « Public Relations & Anonymity » – PRSA’s blog – 31 mai 2012

A lire par ailleurs

– Un excellent dossier débat intitulé « L’anonymat en ligne est-il encore utile ? »avec de nombreuses contributions d’acteurs du numérique publiées par le site portail « Regards sur le Numérique » – février 2012
– L’article du Blog du Communicant 2.0 – « Blogueur caché = blogueur danger ? » – 31 mai 2010
– L’article de Julie Bort – « Twitter has big problems with fake Twitter accounts » – Business Insider – 6 août 2012



2 commentaires sur “Anonymat & Internet : Devons-nous tous êtres des Janus numériques ?

  1. minijack  - 

    Communicant moi-même, voilà des années que je milite pour l’usage, non pas de l’anonymat qui à mes yeux est aussi lâche que condamnable, mais du « pseudonymat » qui n’est rien d’autre qu’une signature d’auteur.
    De toutes façons, comme l’a montré « l’affaire fansolo » d’Orléans, l’anonymat complet n’existe pas sur le Net. Si l’on veut vraiment rechercher l’auteur d’une mauvaise farce ou d’une calomnie, il suffit d’avoir recours à la Justice pour que les FAI ouvrent leurs logs et on retrouve l’adresse IP de l’auteur. La plus sûre façon de rester anonyme est donc d’écrire depuis un internet-café qui n’enregistrerait pas l’identité de ses clients. Mais je présume que ça n’existe plus, du moins en occident.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci pour votre commentaire venant en plus de ma ville natale 🙂 !

      Je partage comme vous l’idée de « pseudonymat ». D’ailleurs, j’ai moi-même exercé un temps ma profession sous pseudo mais sans jamais être caché.

      Je ne connais pas l’affaire Fansolo mais je serais à l’occasion intéressé pour en savoir plus.

      Enfin, c’est un fait que la techno permet de tracer quiconque sauf à ce que celui-ci soit un expert des réseaux et surfe via des VPN ou des réseaux cryptés (comme le propose WikiLeaks par exemple). Mais encore une fois, se cacher de cette manière (excepté évidemment si vous êtes un résistant dans une dictature ou quelqu’un dans une situation très sensible) n’est pas forcément le meilleur moyen d’avoir une image crédible.

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