Apple contre Samsung : Et si le « bad boy » n’était pas celui qu’on croit ?

En remportant une première manche devant le tribunal de San José, Apple a expédié un sacré uppercut à Samsung. Au-delà des considérations technologiques et commerciales, l’inflexible guérilla juridique de la firme américaine alimente aussi une subtile opération de communication d’où Apple doit figurer comme chevalier blanc de l’innovation. A juste titre ?

Les thrillers policiers d’Hollywood raffolent de cette trame scénaristique : une victime injustement agressée sort les griffes et endosse alors la peau d’un impitoyable redresseur de torts pour éradiquer les malfrats et punir leurs forfaits. Cette trame à la Charles Bronson est peu ou prou celle qu’a empruntée Apple pour faire rendre gorge à Samsung, suspecté d’avoir violé des brevets issus des cerveaux des ingénieurs de Cupertino sur les iPhone et les iPad et plus particulièrement sur le design et l’ergonomie des appareils en question. Légitime défense ou cynique tactique ?

Touche pas à mon innovation !

Dans les années 80-90, Steve Jobs s’est vite attaqué à Bill Gates l’accusant de plagiat

De victime honteusement pompée par d’indélicats concurrents (du moins soupçonnés comme tels), Apple n’hésite jamais à se muer en  défenseur implacable de l’innovation technologique propriétaire et à mener tous les recours administratifs et légaux possibles pour abattre des adversaires venant piétiner d’un peu trop près les platebandes prolifiques de la Pomme. Cette approche épidermique fonctionne d’autant mieux à l’égard du monde médiatique et de l’opinion publique qu’Apple jouit d’une incomparable aura d’entreprise disruptive et géniale à la source de révolutions technologiques incontestables.

Ce n’est pas la première fois qu’Apple crie au pillage et manie le gourdin judiciaire en guise de représailles. Dans les années 80-90, « David » Apple avait pareillement défié « Goliath » Microsoft. Objet du litige : le système d’exploitation Windows de Bill Gates dont la nouvelle interface s’inspirait notamment très fortement des fenêtres de navigation proposées sur les ordinateurs Mac. L’ire de Steve Jobs était alors à son comble comme le narre son biographe Walter Isaacson (1) : « En 1997, Apple avait perdu son procès y compris en appel, mais il demeurait d’autres litiges en cours et la perspective de nouvelles actions en justice. En outre, l’administration Clinton se préparait à lancer la grosse artillerie contre Microsoft pour violation de la loi anti-trust. Jobs avait invité, à Palo Alto, Joel Klein, le procureur général. Peu importe que vous parveniez à condamner Microsoft à une amende colossale, expliqua Jobs. Il suffit de les laisser empêtrés dans ce marasme juridique. Cela nous donnera du champ pour combler notre retard et sortir des produits compétitifs ».

Irascible mais non moins pragmatique, Steve Jobs finira en fin de compte par fumer le calumet de la paix avec son adversaire, les finances d’Apple de l’époque ne permettant pas de soutenir une offensive juridique longue face au géant cossu de Redmond. Il n’empêche qu’avec cette occasion, Apple s’est indéniablement taillé une sympathique image de société pionnière et féconde en brevets sur lesquels certains concurrents margoulins n’hésiteraient a priori pas à lorgner abusivement.

La fatwa juridique du prophète Jobs

Steve Jobs disparu, la bagarre avec Android perdure malgré tout

Nanti de cette aura que de prosélytes Applemaniacs entretiennent avec ferveur de par le monde, Apple n’aura donc de cesse de rejouer le rôle de l’offensé technologique dès lors qu’une menace commence à poindre. L’exemple le plus emblématique est probablement celui d’Android. Ce système d’exploitation pour téléphones mobiles créé par une petite start-up est acquis en 2005 par Google. Très vite, Steve Jobs se répand en déclarations méprisantes à l’égard de ce produit qu’il considère comme un succédané falot d’iOS, le système propulsant les iPhones. Derrière le discours officiel, le gourou de Cupertino s’échinera d’abord à convaincre le PDG de Google de lui rétrocéder Android pour mettre un terme définitif à ce projet (2).

Vexé par la catégorique fin de non-recevoir opposée par Mountain View, Steve Jobs promet alors de provoquer « une guerre thermonucléaire » (3). De la parole vindicative, il passe aussitôt aux actes en multipliant les batailles juridiques dans les tribunaux du monde entier pour tenter de faire fléchir Google et son système d’exploitation Android. Une guerre sans merci voulue par l’inextinguible volonté de Steve Jobs, déterminé à faire plier l’autre géant de la Silicon Valley. En 2010, il déclarait d’ailleurs sans ambages (4) : « Je vais détruire Android parce que c’est un produit volé ».

Samsung, premier lampiste avant le plat de résistance Android ?

Samsung est le plus gros utilisateur d’Android à ce jour

La sanction infligée à Samsung le week-end dernier par les jurés californiens n’est que l’ultime avatar à date de cette stratégie délibérément pugnace d’Apple contre tout ce qui est susceptible de venir éroder son leadership technologique, commercial et réputationnel. Force est constater un peu cyniquement que cette stratégie fonctionne à plein régime. Jamais une condamnation d’un acteur high-tech n’aura généré autant de couverture médiatique dans le monde entier. Avec un angle éditorial mis en avant de manière quasi récurrente : le constructeur coréen a violé des brevets concernant le design et l’ergonomie de l’iPhone et devra en conséquence s’acquitter d’une amende de 1,05 milliard de dollars.

Certes, les médias plus spécialisés et les journalistes high-tech et économiques ont également vu derrière ce jugement une manœuvre d’Apple pour contrer l’hégémonie d’Android qui équipe aujourd’hui 64,1% des téléphones mobiles dans le monde contre seulement 18,8 à iOS (5) (Samsung étant par ailleurs le plus gros utilisateur d’Android parmi les constructeurs). Néanmoins, ce que retient la vox populi de ce match de catch judiciaire est bien loin de ces analyses. Pour une grande majorité (notamment aux Etats-Unis), Apple défend son avance technologique et protège sa réputation d’innovation contre des concurrents qui copient, Samsung faisant office pour la circonstance d’exemple à ne pas suivre. En d’autres termes, à bon entendeur  salut pour tous les autres tentés de disputer la suprématie d’Apple.

Fort de sa stature triomphalement confortée par le tribunal de San José, Apple guette désormais de pied ferme le second verdict qui doit intervenir le 20 septembre toujours à l’encontre de Samsung. Cette fois, le coréen pourrait carrément se voir interdire la commercialisation sur tout le territoire américain des produits incriminés lors du premier jugement. En attendant de savoir si cette nouvelle épée de Damoclès va s’abattre sur lui ou pas, Samsung a déjà vu sa capitalisation boursière s’évaporer de 12 milliards de dollars à la clôture de la bourse de Séoul dès le lundi 25 août. Sans parler d’une image peu flatteuse de copieur qui lui colle désormais aux basques.

Et si on allait au-delà du conte technologique ?

Un procès qui suscite bien des questions sur la pertinence de la guérilla juridique d’Apple

A y regarder de plus près, le joli storytelling d’un Apple injustement spolié par de peu scrupuleux concurrents souffre pourtant de quelques lézardes. Parmi les nombreuses bagarres juridiques qui mettent aux prises la firme de Cupertino avec le chaebol de Suwon, il en est où la Pomme s’est soit retrouvée dans les cordes, soit a hérité d’un match nul. Ainsi, en juin 2012, le tribunal de la Haye (6) a condamné Apple à indemniser Samsung pour la violation d’un brevet sur une technologie 3G utilisée sur les tablettes et les smartphones. Un mois plus tard, les mêmes protagonistes se retrouvent devant un juge coréen qui applique cette fois un jugement de Salomon en renvoyant dos à dos les deux plaignants. Or, il faut bien constater que l’écho médiatique a été à chaque fois de très faible ampleur par rapport à l’issue des délibérations du jury californien il y a quelques jours. Apple débouté ne serait-il pas digne d’intérêt ?

Ce même jury pose d’ailleurs question. Nettement moins médiatisé que la sanction appliquée à Samsung, un débat a néanmoins surgi sur les réelles qualifications des neuf jurés pour statuer avec acuité sur les poursuites judiciaires engagées par Apple. Dans un dossier d’une incroyable complexité technique, aucun d’entre eux n’avait de compétences technologiques solides en matière de télécommunications. Or, ceux-ci ont pourtant eu seulement besoin de 21 heures pour répondre aux 700 questions devant déterminer une condamnation et les dommages éventuels (7).

L’autre polémique, plus technico-juridique mais non moins cruciale, porte sur l’usage judiciaire dévoyé des brevets concernant des formes de produits et des principes de navigation. Expert du secteur high tech, le journaliste américain Mathew Ingram s’interroge non sans justesse sur la pertinence des procédures légales enclenchées par Apple. Sa conclusion est mordante à l’égard de ce dernier (8) : « En fin de compte, la question importante n’est pas de savoir si Apple avait raison de poursuivre Samsung ou si le fabricant coréen a directement copié des éléments du design des téléphones Apple. La question devrait plutôt être : quel bénéfice tire-t-on à autoriser des entreprises à ouvrir des dossiers à coups de milliards de dollars concernant la forme des icônes ou la fonction « défilement » que les utilisateurs emploient pour passer d’une page à l’autre ». Autrement dit, Apple ne pousse-t-il pas le bouchon hégémonique un peu trop loin ?

Conclusion – Qu’Apple balaie devant sa porte

La question soulevée par Mathew Ingram est loin d’être anecdotique. Certes, Apple a été à l’origine de nombreuses inventions et astuces qui ont révolutionné l’usage des produits high tech. Pour autant, peut-on décemment vouloir breveter le mode d’agencement d’icônes sur un écran ou accepter comme l’a ironiquement souligné Samsung dans son communiqué post-jugement (9), que : « la législation soit détournée pour donner à un groupe un monopole sur les rectangles avec des coins arrondis ».

Apple qui se pique si souvent d’être le parangon vertueux de l’innovation, n’aurait-il pas des combats plus nobles à mener pour entretenir son image de formidable boîte à idées plutôt qu’ergoter autour de brevets qui ne sont pas essentiels ? Même si Google est loin d’être vierge de tout reproche, celui-ci a fort justement posé les données du débat qui devrait prévaloir sur les effets de manche judiciaires qu’Apple multiplie à tour de bras.

Dans un communiqué publié quelque temps après le verdict frappant Samsung, le propriétaire d’Android a précisé ses vues sur les brevets utilisés comme arme commerciale (10) : « L’industrie du mobile évolue vite et tous ses acteurs, y compris les nouveaux venus, bâtissent d’après des idées qui sont dans l’air depuis des décennies. Nous travaillons avec nos partenaires pour fournir aux consommateurs des produits innovants et abordables et nous ne voulons pas être limités à le faire ». Il y a évidemment des arrière-pensées tactiques de la part de Google mais elles ne sauraient occulter le fond d’un problème dont Apple tire trop souvent avantage au détriment des autres.

Sources

(1) – Marco Mosca – « Apple-Samsung : un combat judiciaire inspiré par Samsung » – Challenges – 27 août 2012
(2) – Solveig Godeluck – « Coup de froid sur la planète Android » – Les Echos – 27 août 2012
(3) – Sarah Belouezzane, Clément Lacombe et Audrey Tonnelier – « Derrière Samsung, Apple veut tuer Google » – Le Monde – 28 août 2012
(4)  Erica Ogg – « Jobs vowed to destroy Android » – GigaOM – 21 octobre 2011
(5) – Sarah Belouezzane, Clément Lacombe et Audrey Tonnelier – « Derrière Samsung, Apple veut tuer Google » – Le Monde – 28 août 2012 (6) – Solveig Godeluck – « Pays-Bas : Apple condamné à indemniser Samsung pour violation d’un brevet » – Les Echos – 20 juin 2012
(7) – Raphaële Karayan – « Procès Apple-Samsung : les zones d’ombre d’un verdict » – L’Expansion – 27 août 2012
(8) – Mathew Ingram – « Apple may have won but software patents are still evil » – GigaOM – 27 août 2012
(9) – Karl de Meyer – « Apple fragilise son grand rival Samsung avec l’appui de la justice » – Les Echos – 27 août 2012
(10)  – Kara Swisher – « What, Me Worry? Google Finally Reacts to AppSung Verdict (And I Translate It) » – All Things D – 26 août 2012

Lectures complémentaires

– Julien Fresnault – « Procès Apple/samsung : Comment le système des brevets a été perverti » – Le Plus du Nouvel Observateur – 25 août 2012
– Fabrice Frossard – « Apple/Samsung : un procès dont l’objectif n’a jamais trompé personne » – Le Plus du Nouvel Observateur – 28 août 2012

A consulter également ci-dessous : le site pédagogique www.onlinemba.com a réalisé une exhaustive infographie qui retrace les batailles juridiques opposant Apple et Samsung depuis les débuts des contentieux jusqu’à aujourd’hui. Un panorama très instructif !