Jusqu’où la communication peut-elle provoquer ?

Pour émerger dans un univers médiatique saturé de messages, la communication de certaines marques et causes n’hésite pas à recourir à la provocation. En interpelant de manière choquante et/ou décalée, elle espère ainsi gagner les faveurs de ses publics. Est-ce une impasse ou une brèche à exploiter ? Avec quels garde-fous ?

Ces questions épineuses ont été soulevées le 11 avril lors d’un colloque qui s’est tenu à l’université de la Sorbonne. L’événement était organisé par la jeune mais dynamique association d’étudiants, Sorbonne Communication qui avait rassemblé pour la circonstance, un panel d’intervenants particulièrement pertinents et impliqués sur le sujet. Le Blog du Communicant retrace les temps forts et les points clés des éclairages apportés par les témoins.

Provoquer ou ne pas provoquer ?

La Sécurité Routière a longtemps usé d’un ton convivial avant de durcir les messasges de prévention

Si elle est devenue une ficelle récurrente, la stratégie de la provocation ne coule pas pour autant de source. Marquer les esprits peut certes constituer un objectif en soi mais certainement pas une finalité. Au-delà de la disruption introduite par une campagne de communication, il s’agit aussi et surtout de faire passer un message et d’engendrer prise de conscience, adhésion et modification des comportements.

Responsable des campagnes de la Sécurité Routière depuis 2007, Yannick Le Dû a largement insisté sur cet aspect fondamental lors de sa présentation : « Faire évoluer les consciences au sujet de la mortalité routière est un enjeu fort mais également délicat. D’abord parce que la Sécurité Routière est un organisme d’Etat qui ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi. Ensuite, parce que l’objectif est clairement d’inciter les gens à changer de regard et de comportement sur cette problématique qui continue de faire des victimes même si des succès ont été enregistrés ».

Yannick Le Dû a notamment retracé l’évolution de la tonalité des messages diffusés par la Sécurité Routière au fil des décennies. La communication gouvernementale s’est emparé du thème à l’issue de l’année noire que fut 1972 avec 17 000 mots sur les routes. Très vite, s’est posé la question du registre à adopter face à un public pour lequel l’accident de la route relevait encore plus de la fatalité que d’une attitude citoyenne. « Au départ, la tonalité était conviviale. Il ne fallait pas choquer au risque de rater sa cible. Seul souci, chacun avait tendance à concevoir le message comme s’adressant à l’autre mais pas forcément à lui-même » précise Yannick Le Dû.

Les anglosaxons privilégient une tonalité plus rude (ici une campagne à Londres)

Même si « le petit clic vaut mieux qu’un grand choc » se fait remarquer dans les esprits, la Sécurité Routière peine quelque peu à toucher plus effectivement son public. C’est en 1999 que la rupture va être amorcée avec un film intitulé « La Route Fleurie ». Cette fois, le ton est nettement plus réaliste et jette une lumière crue sur ce qu’est véritablement un accident de la route. La veine plus provocatrice (à l’instar de ce que les pays anglo-saxons pratiquent depuis très longtemps sur cette thématique) ne sera dès lors plus jamais délaissée même si elle évoluera avec le temps et débouchera par exemple sur le film « Insoutenable » diffusé en 2010.

Cependant, Yannick Le Dû tient à souligner que la provocation n’est pas un tout dans une campagne : « La vraie influence exercée sur les comportements réside surtout dans la répétition des prises de parole dans le temps. A cet égard, nous avons obtenu de bons résultats en dépit de quelques réactions négatives çà et là ».

Peut-on aller jusqu’à la « trash communication » ?

Si tentante soit-elle pour le créatif publicitaire ou le communicant ambitieux, la provocation est une technique à manier aussi précautionneusement qu’un baril de dynamite. Surtout lorsqu’on aborde des thèmes sociétaux qui sont eux-mêmes connotés avec des attributs fortement émotionnels et potentiellement clivants. C’est le cas en particulier de la lutte contre le SIDA qui renvoie aux notions de mort, de sexe, de maladie grave et de l’homosexualité. Directeur de la communication de l’association AIDES, Christian Andreo est catégorique sur l’enjeu à ne jamais perdre de vue dans une campagne pour la protection contre le VIH : « L’objectif est de cibler le virus, pas les personnes qui vivent avec ».

Une campagne AIDES finalement refusée par l’association car trop provocante

Néanmoins, pour alerter le corps social dans son ensemble sur les dangers mortels du SIDA, le détournement des codes s’est vite imposé comme un vecteur stratégique des campagnes d’AIDES. « Il faut impérativement se distinguer dans la masse des messages auxquels sont exposés les gens sinon on passe inaperçu et nos efforts deviennent vains » ajoute Christian Andreo. Sans jamais se départir de sa touche un peu disruptive, la communication d’AIDES a donc évolué au gré du contexte.

Lorsque les premiers traitements sont apparus, la ligne directrice était alors de mixer alerte et espoir mais sans jamais inciter à la démobilisation. D’où le slogan du moment : « le SIDA est toujours là ». Ensuite, devant la persistance de l’épidémie et des conduites à risque, le levier de la peur a été exploré. « Cela a été très complexe pour nous et l’objet de beaucoup de débats en interne et dans les communautés les plus exposées ». Pourtant, Christian Andreo le reconnaît volontiers. Les images mortifères adoptées alors ont reçu un très bon accueil dans la population, excepté ceux qui étaient déjà contaminés. Lors de la campagne présidentielle de 2012, AIDES est revenu sur un registre dédramatisant plus volontiers le sujet en associant les deux candidats du 2ème tour à des préservatifs roses et bleus.

Il n’en demeure pas moins que Christian Andreo est très conscient de la difficulté à placer le curseur suffisamment haut pour frapper mais pas trop pour éviter de choquer. Pour lui, tout dépend du contexte et de la problématique à évoquer : « S’il le faut, nous pouvons donner dans le trash pour dénoncer. Ce fut le cas lorsque des sans-papiers africains contaminés ont été expulsés manu militari de France. On a décidé d’être direct ».

Jusqu’où le curseur ?

En 1981, cette campagne avait provoqué un tollé. Aujourd’hui, elle peinerait à émerger.

Cette question de curseur est effectivement la clé du problème posé par le recours à la provocation dans la communication. Catherine Grelier-Lenain, directeur déontologie de l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) n’occulte nullement l’extrême difficulté qui réside à appréhender les formes de provocation avec justesse mais aussi avec le constant souci de protection de certains publics et le respect de certaines règles. La complexité à estimer ce qui est admissible et ce qui ne peut l’être en termes de provocation tourne souvent au casse-tête où il n’existe pas de recette universelle.

Catherine Grelier-Lenain insiste particulièrement sur la fluctuation temporelle de la provocation à travers les décennies. Elle cite à ce propos le tollé qu’avait suscité en 1981 la campagne intitulée « Demain, j’enlève le haut ». Destinée à promouvoir le réseau d’un afficheur publicitaire, la campagne se déclinait en trois photos où une sculpturale jeune femme finissait par apparaître intégralement nue (mais de dos !). Aujourd’hui, une telle campagne peinerait pourtant à nourrir le buzz tant la nudité est communément admise dans de nombreux visuels publicitaires.

La provocation sulfureuse s’est en revanche déplacée sur d’autres terrains comme le recours à la sexualisation outrancière des adolescents (voire des enfants) et la marchandisation des corps. A cet égard, la campagne de communication de la comédie « Les Infidèles » en 2012 avait finalement abouti au retrait des affiches jugées totalement irrespectueuses pour le corps féminin. Pour essayer de cerner l’acceptabilité sociétale de la provocation, Catherine Grelier-Lenain estime que cette dernière devient gênante lorsqu’elle heurte brutalement le seuil de tolérance des personnes. Problème : ce seuil peut considérablement varier d’une personne à l’autre selon son vécu et ses valeurs intrinsèques.

Quelles bases adopter pour une « provo » pertinente ?

L’ARPP a refusé la campagne du Comité national contre le tabagisme

Alors entre impertinence consubstantielle de la publicité et subjectivité à géométrie variable, sur quelles bases se reposer ? Au sein de l’ARPP, quelques barrières ont été édictées pour essayer de canaliser sans tomber dans une censure déplacée ou hystérique. L’exercice n’est pas simple pour autant mais comme le note Catherine Grelier-Lenain, les cas de « provo » classiques et gratuites sont parmi les plus « faciles » à traiter car il existe des lois, des règles professionnelles et des antécédents qui aident à former une jurisprudence.

Ensuite, il existe des cas tangents où l’agence et l’annonceur sont tentés mais soumettent malgré tout au préalable la campagne envisagée à l’ARPP. Laquelle formule un avis qui n’est que consultatif mais qui constitue déjà en soi un indicateur du degré de provocation et des risques potentiels pour la campagne elle-même et la marque ou la cause concernées. Et si ces dernières passent outre, l’ARPP peut toutefois saisir la justice afin que l’arrêt de la campagne soit ordonné par voie légale.

De façon plus globale, les intervenants de la conférence s’accordent à dire que le recours à la provocation doit être possible mais à condition que celui-ci s’exerce avec du sens et de la cohérence avec la thématique développée. Tous ont par exemple stigmatisé les campagnes Benetton (et notamment « Unhate » de 2011) où les visuels sont sans aucun rapport avec les produits (des vêtements) mais transgressent délibérément et quasiment sans limites. En d’autres termes, la provocation pour la provocation relève surtout de la vacuité la plus casse-cou.

Et qu’en pense le public ?

L’abus de provocation peut nuire à l’impact du message sur le public

Les communicants séduits par une option provocatrice devraient en fin de compte se souvenir en permanence que le juge de paix sera finalement le public qui verra la campagne. Selon sa recevabilité et les réactions engendrées, la campagne atteindra son but … ou pas. Maître de conférences à l’IAE de Paris et chercheuse en sciences du marketing, Ouidade Sabri a étudié pendant quatre ans la relativité existante entre la perception du public et l’usage de notions tabous en communication.

Pour objectiver son travail, elle a notamment élaboré une campagne fictive mais provocatrice pour  une marque de parfum avec un slogan évocateur : « Il n’y a pas de mal à se faire du bien ». Elle a ensuite décliné différentes versions de cette campagne autour de deux tabous (la mort et le sexe), trois degrés de tabous (faible, moyen et fort) et une variable (avec ou sans humour). Après avoir soumis les différents visuels à des lecteurs de son échantillon d’étude, Ouidade Sabri retient trois enseignements majeurs : « Le premier est ce que j’appelle l’effet curvilinéaire de la provocation. Autrement dit, plus la provocation est forte, moins l’adhésion est prononcée. C’est donc contre-productif pour une marque ou une cause ».

Le point suivant de l’étude d’Ouidade Sabri relève également un impact négatif chez la personne voyant la publicité en question. Plus la provocation est intense, moins l’affect envers la marque ou la cause se développe sauf si une dose d’humour est introduite. Dans ce cas précis, la subversion présente peut être compensée et mieux acceptée si une note humoristique contrebalance. C’est un mécanisme similaire qui est à l’œuvre sur le 3ème point mis en exergue par l’étude : l’intention d’achat. Là aussi, plus le tabou est revendiqué, moins l’envie d’envie se déclenche sauf si l’humour vient une nouvelle fois à la rescousse pour amortir la disruption de la communication.

Conclusion – La provo, à consommer avec modération ?

Provoquer peut se concevoir mais à condition de générer du sens. Benetton n’est pas dans ce cas

Sans s’égarer dans des considérations abusives de « Père la Pudeur » et autres objurgations dogmatiques, il est évident que la provocation doit pouvoir être un constituant de la communication. Encore faut-il que celle-ci soit maniée avec pertinence et sens. Les intervenants de la conférence ont convenu qu’une provocation légitime d’une marque ou d’une cause ne sera pas perçue de la même façon qu’une provocation délibérée et gratuite. Dans le premier cas, cela peut contribuer à créer du lien et éveiller des consciences. Dans le second cas, cela peut générer des réactions négatives et même destructrices de valeur pour celui qui s’y livre. Surtout s’il persiste en plus dans le long terme.

Ensuite, il s’agit évidemment de tenir compte des cibles auxquelles on s’adresse, des contextes socio-culturels où s’exerce la campagne de communication mais aussi des canaux de diffusion. Beaucoup s’accordaient en effet à reconnaître que le Web offrait un éventail de provocation plus poussé que les circuits classiques que sont l’imprimé, l’affichage, la télévision et la radio. C’est donc à la lumière de ces paramètres et de critères socio-culturels qu’il convient d’apprécier ou non l’option provocation. Pour autant, il ne s’agit pas de sombrer dans le lénifiant et l’insipide en recherchant un utopique dénominateur commun. Les meilleures idées sont toujours nées de l’art de repousser ou briser les limites !

Pour en savoir plus

– Visiter le site de l’association Sorbonne Communication 
– Connaître le programme des prochaines conférences 
– Page Facebook de la conférence « Communication & Provocation »



2 commentaires sur “Jusqu’où la communication peut-elle provoquer ?

Les commentaires sont clos.