Google Glass : innovation utile ou illusion d’optique ?

Et si Google se mettait le doigt dans l’œil avec sa récente et flamboyante nouveauté : les Google Glass ? Brandie comme le must absolu de l’innovation lors de la grande messe techno Google I/O du 15 au 17 mai dernier, la paire de bésicles ultra high-tech n’est peut-être pas le meilleur atout d’image dont puisse se prévaloir le géant de Mountain View. Au-delà du fantasme geek, l’objet soulève de dérangeantes questions auxquelles Google n’apporte aujourd’hui aucune réponse si ce n’est son éternelle et primesautière « googly » attitude. Est-ce suffisant pour convaincre ?

L’opticien Alain Afflelou n’a qu’à bien se tenir. La folie qu’il promet à longueur de temps dans ses pubs pour lunettes pourrait bientôt faire place nette à l’addiction pour le nouveau gadget concocté par les cervelles technoïdes des ingénieurs de Mountain View : les Google Glass. On en a beaucoup parlé, ils l’ont fait et l’ont dévoilé lors de la dernière conférence I/O qui rassemble annuellement des milliers de développeurs à San Francisco.

C’est quoi ce truc ?

Une monture légère équipée d’une mini-caméra connectée

Jusqu’où ira Google pour se rendre incontournable dans notre quotidien d’humain connecté ? Une partie de la réponse pourrait se trouver dans la dernière trouvaille du X Lab, un laboratoire en robotique et intelligence artificielle dirigé par l’un des deux fondateurs de Google, Sergey Brin. Cette réponse revêt la forme d’une étrange  paire de lunettes branchée sur Internet permettant de faire des requêtes à l’identique de celles effectuées sur un smartphone. Autrement dit, il suffit de commander vocalement ses lorgnons numériques pour obtenir diverses informations, prendre des photos ou établir des communications mais en situation de réalité augmentée grâce à un mini écran logé dans la monture.

Eric Dupin, auteur du célèbre blog techno Presse-Citron, est un des rares « happy few » français qui a pu tester les lunettes. Il en fait la description suivante (1) : « Reliées en Bluetooth à votre smartphone Android, elles affichent dans un minuscule écran incrusté en haut à droite des montures toutes les informations que vous souhaitez consulter : météo, navigation GPS, photo, vidéo, email, Twitter (…) Quand je parle de minuscule écran, le cube de verre de 1 cm de côté dans lequel il est logé vous envoie une image haute définition correspondant à un écran d’ordinateur situé à 50 cm de vos yeux (…) Difficile d’établir un ratio, mais je peux vous dire que le rendu est saisissant, après quand même une petite période d’adaptation et de réglages de la distance et de la position par rapport à l’œil ».

Orchestrer le buzz

Célèbre blogueur techno, Robert Scoble est tellement fan qu’il prend sa douche avec Google Glass

Pour faire monter progressivement la température et porter la communauté technophile à ébullition, Google a utilisé la bonne vieille recette du goutte-à-goutte informationnel. Au cours du deuxième semestre 2012 tandis que le concept approche de sa forme finale (même si elle demeure toutefois une version bêta), le géant de Mountain View consent à lâcher quelques aperçus de ce que sera sa monture révolutionnaire. Sergey Brin accorde notamment une interview exclusive au Wall Street Journal au cours de laquelle il permet au journaliste de tester lui-même brièvement l’innovation signée Google. Rien de tel pour immédiatement susciter une curiosité fébrile de tous les geeks à l’affût de la prochaine rupture technologique.

Début 2013, nouveau coup de chaud sur la planète geek ! Google annonce son intention de lancer un concours à l’issue duquel 8 000 personnes auront l’occasion d’expérimenter concrètement l’objet transcendantal (moyennant le versement de la « modique » somme de 1500 $ !). Seule condition requise : imaginer un usage pour Google Glass et poster la suggestion sur Google + ou émettre un tweet sous le hashtag #ifihadaglass. Un coup vraiment malin pour générer un buzz fantasmatique et rallier de futurs ambassadeurs de Google Glass, avides à l’avance de pouvoir posséder l’objet de leur convoitise.

Puis quelque temps avant la tenue de la conférence I/O, c’est au tour des figures mythiques de la Silicon Valley d’être invitées à essayer les lunettes magiques de Google. Le fondateur de Seesmic, Loïc Le Meur, fit partie du casting. Bonne pioche ! Sur Instagram, il publie avec enthousiasme des photos de ses enfants et de lui portant fièrement  le sujet de toutes les conjectures de la Silicon Valley. Autre tête de gondole technophile à diffuser des photos de lui et Google Glass : Marc Andreessen, fondateur de feu le navigateur Web Netscape et investisseur incontournable dans les nouvelles technologies. Mais la palme de l’euphorie revient sans conteste à Robert Scoble. Célèbre blogueur américain, il se prend en photo sous la douche avec ses lunettes en déclarant les avoir gardées sur le nez depuis deux semaines et ne plus vouloir les lâcher !

La profession de foi transhumaniste ne suffit pas

Sergey Brin en pleine promotion de Google Glass lors de la conférence TED de mars 2013

Comme à chaque fois avec Google (mais d’autres compagnies high-tech ne sont pas exemptes non plus de ce tropisme transhumaniste), l’enjeu d’une telle innovation technologique est immédiatement placée sur le terrain ô combien valorisant de la contribution de Google pour façonner un monde meilleur aux limites sans cesse repoussées. Depuis ses tout débuts, la phraséologie corporate de Google a toujours été empreinte de cette coloration missionnaire où l’entreprise œuvre pour le bien de l’humanité. Avec Google Glass, la tradition est respectée. L’intervention de Sergey Brin lors d’une conférence TED en mars 2013 est symptomatique de cette profonde conviction qui amènera même le compère de Larry Page, l’autre fondateur, à déclarer ni plus ni moins (2) : « Nous voulons que Google soit la troisième moitié de votre cerveau » !

Cette main sur le cœur qui place systématiquement les utilisateurs dans la génétique Google, commence pourtant à devenir une rengaine un peu vermoulue. Le géant de Mountain View rend certes d’inestimables services à des milliards de personnes à travers ses différents produits. Comment par exemple se passer aujourd’hui de la puissance et de la pertinence du moteur de recherche par lequel tout est arrivé ? Rien que pour cela, Google est irremplaçable et vertueux. En revanche, il faudrait cesser d’entonner des cantiques humanistes autour de chaque innovation que pondent les cerveaux des ingénieurs des Googleplexs.

Google gagnerait sans doute un peu plus en acceptabilité s’il savait dépasser dans son discours les incantations science-fictionnesques qui fleurent bon le « Meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley. Il s’agirait par commencer à assumer le fait (loin d’être honteux) que Google Glass (au même que Google Car, Google Fiber, etc) fait partie de ces projets de diversification potentiellement lucratifs pour la firme de Mountain View au lieu d’enrober de prêchi-prêcha futuriste où les vraies questions sont éludées.

Un véritable enjeu financier

Le marché de la lunette connectée pourrait être très juteux

Bien qu’encore au stade du prototype, Google Glass promet cependant déjà des horizons financiers prometteurs. La banque d’investissement américaine Piper Jaffray estime par exemple que les technologies portables du même acabit que Google Glass pourraient constituer une opportunité commerciale de 500 milliards de dollars pour l’entreprise. Quant à IHS, une agence d’études et de prévisions, les expéditions de lunettes intelligentes pourraient équivaloir 6,6 millions d’exemplaires d’ici 3 ans.

Le site d’information en ligne Business Insider s’est lui-même livré à des savants calculs autour du potentiel commercial que pourrait recéler Google Glass. Leur rapport publié en mai 2013 indique de sacrés perspectives. A l’horizon de 2018, Google pourrait espérer écouler annuellement 21 millions d’exemplaires. Dans le cas où le prix de vente serait fixé autour de 500 $ (actuellement, c’est le triple), le total pourrait peser un marché annuel de 10,5 milliards de dollars. A la lumière de ces chiffres qui demeurent certes des extrapolations financières, on comprend mieux pourquoi Google peaufine l’image et l’attractivité de son (peut-être) futur produit phare.

Quid de la vie privée ?

Deviendra-t-on des personnes intégralement scannées par les usagers de Google Glass ?

Face à ces enjeux stratégiques considérables, Google persiste pourtant à miser pleinement sur l’enthousiasme contagieux de la communauté technophile pour ensuite propager l’idée que Google Glass est un produit prodigieux pour l’ensemble de la société. Cette ligne techno-centrique n’est pas nouvelle. Elle a toujours été la colonne vertébrale de la communication de Google pour vanter ses services et favoriser une adoption massive. Or, à mesure que les usages gagnent en maturité, vient aussi le temps des interrogations consubstantielles aux ruptures technologiques introduites par Google. Et le moins qu’on puisse, est que l’entreprise est nettement moins prolixe pour écouter et converser sur certaines craintes et/ou objections.

Avec Google Glass, un point crucial saute pourtant d’emblée aux yeux : la protection de la vie privée. Au-delà du look humanoïde un peu stressant que reflète un porteur de Google Glass, on peut légitimement se demander quel niveau d’intrusion peut potentiellement permettre l’usage de ces montures high-tech. Journaliste au New York Times, David Streitfeld narre à cet égard une anecdote édifiante à laquelle il a assisté lors d’une conférence de développeurs. Portant une paire de Google Glass, une jeune femme a alors subi des blagues graveleuses machistes de la part de deux hommes. Elle s’est retournée, a souri tout en prenant une photo des deux indélicats puis l’a postée sur Twitter avec un commentaire acerbe. L’un des deux fut reconnu par son employeur et viré sur le champ !

En dépit des efforts laudateurs de Google et de ses thuriféraires pour lesquels la polémique n’a pas lieu d’être, les réactions hostiles ont pourtant commencé à rapidement se manifester aux Etats-Unis. Un bar de Seattle a formellement prohibé le port de lunettes intelligentes dans son enceinte. Plusieurs emplacements de Las Vegas adoptent la même restriction. La région Ouest de la Virginie tente même de rendre illégal l’usage de Google Glass en cas de conduite automobile. Pour un avocat de Los Angeles spécialisé dans les questions de protection de vie privé, la controverse n’a pas fini de s’étendre (5) : « C’est juste le commencement. Google Glass est en train de provoquer une belle empoignade ».

Attention à ne pas sous-estimer le degré d’acceptabilité

Thad Starner, un des ingénieurs de Google Glass, ne voit pas de motif à controverse (photo NYT)

Que cela plaise ou non aux dirigeants de Google tellement imprégnés de leur doxa technophile, la négation ou la minoration de l’acceptabilité sociale de Google Glass pourrait leur jouer de vilains tours et entacher la réputation de Google dont les surnoms déjà anciens de « Big Brother » et de « Pieuvre » ne sont pas surgis de nulle part. A ce propos, ils seraient bien avisés de se remémorer l’épisode fâcheux survenu à Steve Mann en juillet 2012 dans un restaurant McDonald’s à Paris. Affublé de lunettes bizarroïdes dont il est l’inventeur pour améliorer sa propre vision, il s’est fait molester par des vigiles voulant le contraindre à les retirer. L’homme a aussitôt tiré des clichés de l’incident qu’il a publiés sur son blog, exigeant au passages les excuses de l’entreprise.

Hormis les geeks perfusés à la quête de la nouvelle « Killer App », Google Glass génère déjà son lot de résistance aux USA. Et non des moindres. A peine la conférence I/O de Google battait son plein qu’un groupe de parlementaires américains expédiait une très formelle lettre aux dirigeants de Google au sujet des zones d’ombre soulevées par Google Glass, notamment sur le respect de la vie privée et des données personnelles. Directeur du projet Google Glass, Steve Lee a répondu avec les éternelles pirouettes calibrées issues des éléments de discours systématiquement argués par l’entreprise (6) : « L’équipe Google Glass suit les mêmes règles sur les données que le reste de Google en termes de gestion des données collectées par Glass ». Autrement dit, circulez et faites-nous confiance sur parole !

Conclusion –Google chaussera-t-il d’autres lunettes communicantes ?

La communication de Google Glass devrait savoir tenir compte des signaux faibles liés aux polémiques

Ces saillies inquiètes sont autant de signaux faibles que Google aurait tort de mésestimer. Ceci est d’autant plus que vrai que les questions en matière de données personnelles et de protection de la vie privée sont devenues des antiennes sociétales matures. Le temps où il suffisait de faire rêver avec une innovation technologique pour déclencher une ferveur d’aficionado, est révolu. Même s’ils ne sont pas aussi experts en technologie que les ingénieurs Google, les usagers ont largement progressé en maturité et en compréhension des enjeux numériques. Ceci est particulièrement sensible sur le sujet des données personnelles et de la vie privée mais aussi sur les conduites addictives que les nouvelles technologies ont fait apparaître.

A l’instar de ses concurrents guère plus bavards et enclins à discuter ouvertement de ces thèmes, Google semble encore s’obstiner à dérouler un discours à la Disney où le monde élaboré dans leurs laboratoires et leurs interminables lignes de code est forcément bénéfique. Google Glass n’échappe pas à la règle. Certes, il faudrait être sacrément de mauvaise foi pour nier tous les progrès et les bienfaits procurés par les inventions de Google et consorts. Moi le premier, j’ai toujours été un adepte de ces créations digitales aux capacités sans cesse décuplées qui élargissent notre connaissance, développent nos interactions avec le monde et rendent des services incontournables.

En revanche, Google prend de gros risques d’image en persistant à survoler de manière un peu condescendante les propos de ceux qui s’inquiètent ou pointent des questions judicieuses. Récemment, deux professeurs américains de psychologie ont publié une intéressante tribune dans le New York Times sur les possibles perturbations socio-psychologiques et cognitives que Google Glass serait susceptible d’engendrer. Côté Google, il est en revanche impossible de trouver une quelconque littérature sur le sujet. Le site officiel Google Glass n’est qu’une succession de vidéos dithyrambiques ( superbes au demeurant) vantant un univers décidément trop génial. Sous-entendu : celui qui n’adopte Google Glass sera un rétrograde. Approche argumentaire un peu courte pour répondre aux légitimes questions du corps sociétal mais également protéger le potentiel commercial de ces lunettes dont l’intérêt est pourtant indéniable.

Sources

(1) – Eric Dupin – « J’ai testé les Google Glass » – Presse-Citron.net – 23 mai 2013
(2) – Matt Asay – « Google Glass: Way too much Google for its own good » – ReadWrite.com – 7 mai 2013
(3) – David Streitfeld – « Google Glass picks up early signal: Keep out » – New York Times – 6 mai 2013
(4) – Josh Luger – « Google Glass Will Be An $11 Billion Market By 2018 » – Business Insider – 21 mai 2013
(5) – David Streitfeld – « Google Glass picks up early signal: Keep out » – New York Times – 6 mai 2013
(6) – Amy Gesenhues – « Congress Sends Google CEO Larry Page Letter Asking About Google Glass Privacy Concerns » – Marketing Land – 16 mai 2013
(7) – Daniel J. Simons & Christopher F. Chabris – « Is Google Glass dangerous? » – New York Times – 24 mai 2013

Pour en savoir plus

– Visiter le site officiel de Google Glass
– Visiter le site français de Lunettes Google (site non officiel)
– Visiter le site de curation de contenus « Google Glass Daily » et le site « Google Glass Today »