Médecins et médias sociaux : Et si Hippocrate devenait un twittos influent ?

Philosophe et médecin grec réputé, Hippocrate est l’incontournable référence symbolique auquel on doit le célèbre serment que prêtent tous ceux qui embrassent une carrière médicale. A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux qui bousculent des pratiques séculaires, quels défis aurait dû relever celui qui continue d’inspirer des milliers de médecins à travers le monde ? Pour répondre à cet exercice à la fois prospectif et d’actualité, le Blog du Communicant a rencontré le Dr Jacques Lucas, vice-président du Conseil National de l’Ordre des Médecins.

Quatre siècles avant la naissance de Jésus-Christ, Hippocrate a révolutionné la conception de la médecine en posant les fondements scientifiques de la discipline. Des dizaines de siècles plus tard, il continue d’être la boussole éthique des médecins à tel point que le cardiologue de formation Jacques Lucas n’hésite pas lui-même à s’y référer lorsqu’il parle avec passion des challenges numériques que les nouvelles technologies de l’information et la communication (TIC) génèrent pour ses confrères. A ses yeux, ces challenges sont similaires à ceux qu’Hippocrate a relevés en son temps en observant l’Homme dans son biotope et en le soustrayant aux croyances divines qui prévalaient alors. Discussion à bâtons rompus sur les médias sociaux et le corps médical.

Le Conseil national de l’Ordre des Médecins (CNOM) véhicule parfois à son détriment l’image un peu surannée d’une institution assez rigide et pas toujours encline à évoluer. L’irruption d’Internet puis des médias sociaux n’a-t-elle pas constitué un choc culturel peu évident à appréhender pour le monde médical et son organisme représentatif ?

Jacques Lucas, vice-président du CNOM en charge des TIC et twittos depuis février 2011

Jacques Lucas, vice-président du CNOM en charge des TIC et twittos depuis février 2011

Dr Jacques Lucas : Je mentirais si je vous disais que les sujets d’Internet et des médias sociaux ont immédiatement suscité un vif intérêt et une appétence hors normes au sein du CNOM ! Néanmoins, nous ne sommes pas restés pour autant les bras croisés. Au début des années 2000, nous avons ainsi été un des premiers organismes professionnels de ce type à se doter d’un site Web et d’une messagerie électronique. Nous étions conscients que les technologies numériques allaient rebattre les cartes dans l’exercice de la médecine telle que nous l’avions pratiquée jusqu’alors. Le sujet est ensuite quelque peu tombé en léthargie avant de ressurgir sous la forme d’un livre blanc en 2009 consacré à l’informatisation de la Santé. Depuis ce travail, nous avons multiplié les réflexions et les travaux pour réfléchir aux impacts du digital dans la médecine dans différents domaines.

C’est dans cette optique que nous avons édité en décembre 2011, un nouveau livre blanc intitulé « Déontologie médicale sur le Web ». Devant les nouveaux usages d’Internet actuellement en pleine expansion dans le champ de la santé, le CNOM souhaite, en effet, à la fois engager les médecins à renforcer leur présence sur Internet et à accompagner les usages déontologiques de ceux-ci sur les réseaux sociaux. Le web n’est qu’un média parmi d’autres mais la déontologie médicale n’a pas à y être différente. Les informations sur la Toile et les propos sur les réseaux sociaux numériques ne doivent pas entraîner des comportements qui ne seraient ni assumés, ni acceptés, dans la vie réelle. Et puis lorsqu’on voit qu’aujourd’hui, même le Pape communique activement sur Twitter, il est essentiel que notre profession sache s’emparer positivement de ces outils qui ouvrent des champs passionnants pour notre métier et renforcent notre ancrage dans la société.

Pourtant, à regarder la présence actuelle du CNOM sur le Web, on a quelque peu l’impression que l’adoption du numérique n’est pas encore une dimension totalement intégrée dans la communication médicale. Que faites-vous pour faire évoluer les mentalités et les usages ?

Le livre blanc édité fin 2011 pour fixer les droits et devoirs des médecins sur le Web

Le livre blanc édité fin 2011 pour fixer les droits et devoirs des médecins sur le Web

Dr Jacques Lucas : J’ai bien conscience que nous avons une courbe d’apprentissage encore très perfectible à accomplir. Ceci dit, en tant que chargé des TIC dans la santé au sein du CNOM, je milite activement pour que petit à petit la prise de conscience s’opère et les usages se répandent. C’est dans cet esprit que j’ai ouvert mon compte Twitter en février 2011. Au début, j’ai dû affronter pas mal de réactions adverses. Certains étaient sceptiques sur l’intérêt d’aller converser sur un réseau social. D’autres étaient méfiants sur les risques de diffusion de contenus non validés. Enfin, quelques-uns étaient même réfractaires et convaincus que cela ne servait à rien. Puis, j’ai été suivi petit à petit par quelques figures de notre milieu professionnel à force de partager des informations sur le CNOM mais aussi échanger avec d’autres acteurs de la santé. Sans exclure d’ailleurs de temps en temps des petites notes plus humaines en postant par exemple une photo de mon petit-fils ou des articles plus légers.

Aujourd’hui, le CNOM dispose également de son propre compte Twitter. Pour le moment, il n’est qu’un vecteur de diffusion d’informations officielles émanant de l’organisme. Nous ne suivons encore personne et nous n’engageons pas de conversations avec d’autres twittos mais je ne désespère pas de faire évoluer progressivement les choses. L’essentiel est qu’une telle démarche incite d’autres médecins à s’intéresser à leur tour aux possibilités qu’offrent les outils sociaux sur Internet. Pour autant, il ne s’agit pas de générer du bruit de volière mais d’être véritablement présent auprès de nos interlocuteurs professionnels. Par exemple, des associations de médecins sont particulièrement actives sur les réseaux. Il est donc essentiel que les commissions du CNOM puissent à leur tour interagir avec celles-ci à travers ces canaux digitaux.

Plus que l’obstacle de la maîtrise de la technologie, c’est un certain état d’esprit qui freine encore un peu les initiatives chez beaucoup de médecins. Sur les réseaux sociaux, il faut accepter les règles du jeu où chacun devient l’égal de l’autre. Parfois, on y est même titillé, taquiné, voire critiqué de manière plus ou moins amène. C’est quelque chose que certains médecins ne sont pas toujours disposés à admettre. Mais j’ai bon espoir que l’évolution se poursuive dans le bon sens. Actuellement, nous travaillons par exemple à la refonte de l’annuaire public des médecins enregistrés au CNOM. L’idée est de le rendre plus attractif, géolocalisable, disponible sous applis pour smartphones et tablettes et comportant un microsite pour chaque médecin qui indique les spécialités pratiquées et leur propre site Web s’ils en possèdent un.

Internet et les médias sociaux ont-ils profondément bouleversé les rapports entre médecins et patients, notamment avec la vogue des sites santé grand public comme Doctissimo, les forums et d’autres services interactifs que les gens peuvent consulter à loisir au lieu de voir un médecin ?

Grâce au Web, le patient est de mieux en mieux informé sur la santé

Grâce au Web, le patient est de mieux en mieux informé sur la santé

Dr Jacques Lucas : Personnellement, je ne parlerai pas de bouleversement mais plutôt d’élévation des connaissances médicales des patients. Ce qui a effectivement le don d’agacer, voire de braquer certains praticiens plutôt habitués à une forme de paternalisme bienveillant où l’on dispense son autorité et son docte savoir aux patients qui ne sont pas censés savoir. Cette posture relève de l’effet générationnel mais au fil du temps, ce type d’attitude va s’estomper. Les médecins plus jeunes comme les patients ont totalement intégré le Web dans leur quotidien. La question ne se posera plus sous peu.
En revanche, il est vrai que le Web ouvre de nouvelles perspectives d’information pour les patients qui étaient jusque-là plus habitués à ne parler santé qu’essentiellement dans le cabinet du médecin.

Aujourd’hui, je constate trois tendances en matière d’information santé sur le Web. La première découle d’une envie de savoir, d’apprendre, de satisfaire sa curiosité personnelle par rapport à ce qu’on lit, entend ou voit dans les médias généralistes sur telle ou telle maladie ou épidémie. Ce n’est pas lié à un problème de santé personnel spécifique mais plutôt un besoin de veiller à son bien-être. D’où le succès de sites comme Doctissimo qui répondent à des questions générales sur comment bien vieillir, comment entretenir sa forme, comment maintenir une sexualité épanouie, comment combattre une mauvaise haleine, etc. Une étude Ipsos en 2009 nous avait indiqué que c’était la tendance majoritaire chez les patients qui recourent à Internet pour des questions de santé.

Les deux autres tendances sont en revanche nettement plus liées à des préoccupations d’ordre médical individuelles (ou alors pour un proche). Une de ces tendances montre qu’on va sur Internet, les réseaux sociaux, les forums et les sites de téléconseil payant pour trouver des éléments d’information avant une consultation chez le médecin. C’est une sorte d’auto-diagnostic que le patient cherche à réaliser. Cela ne traduit pas forcément une forme de méfiance accrue à l’égard du praticien mais plus le souci de rassembler un maximum d’informations avant d’entendre les conclusions du professionnel de santé.

L’autre tendance voit le Web également sollicité après une consultation lorsque le patient se voit diagnostiqué une pathologie. Même si le médecin aura pris soin d’expliquer au préalable et reformuler si nécessaire, le patient éprouve malgré tout le besoin de se rassurer. Dans ce cas-là, il est dans un état de vulnérabilité psychologique où entendre d’autres sources, voire des témoignages de pairs vivant ou ayant vécu la même maladie devient un moyen d’accepter et de comprendre sa propre pathologie. Là encore, Internet et les réseaux permettent d’approfondir et de multiplier les avis.

Quelles sont les initiatives digitales que le CNOM encourage auprès du corps médical et quelles sont celles qui sont a contrario formellement proscrites ?

6 patients français sur 10 se disent prêts à visiter le site Web d'un docteur

6 patients français sur 10 se disent prêts à visiter le site Web d’un docteur

Dr Jacques Lucas : Dans le cadre de la relation patient-médecin, nous encourageons notamment les généralistes à avoir leur propre site Internet avec des informations médicales générales, des suggestions de lectures complémentaires vers des sites médicaux plus spécialisés. C’est un levier fort utile pour la qualité de la relation qui positionne le médecin comme un prescripteur mais aussi un accompagnateur dans la recherche d’informations santé sur le Web où tout n’est pas forcément recommandable en termes de pertinence et de véracité. C’est une façon de s’inscrire dans une démarche plus participative avec son patient. Lequel apprécie grandement d’être ainsi guidé avec bienveillance et écoute. Dans une étude que nous avons menée pour notre livre blanc sur le Web, plus de 6 Français sur 10 se déclarent prêts à visiter le site de leur médecin avant une consultation.

Néanmoins, cela suppose de la part du médecin d’être extrêmement rigoureux et déontologique. Le site Web d’un médecin ne doit en aucun cas être une vitrine commerciale. Nous prohibons par exemple le recours au dépôt de commentaires flatteurs ou de systèmes de notation dont on sait pertinemment qu’ils peuvent être vite dévoyés comme cela existe dans le tourisme et l’hôtellerie. La communication digitale d’un médecin doit être loyale, alimentée par des fondements scientifiques. Elle ne doit pas aussi verser dans l’auto-satisfecit égocentrique. Si ces critères ne sont pas respectés ou si les informations ne sont pas conformes, le patient est en droit d’avertir le Conseil de l’Ordre qui appliquera si nécessaire des sanctions disciplinaires.

Avec les réseaux sociaux, les médecins ne sont-ils pas également confrontés à des enjeux d’image qui vont au-delà de leur technicité médicale ?

Un univers numérique de nouvelles opportunités pour les médecins

Un univers numérique de nouvelles opportunités pour les médecins

Dr Jacques Lucas : En effet. En plus d’élargir la relation patient-médecin via les réseaux digitaux, le Web 2.0 a également libéré la parole. Les médecins n’échappent pas à cette tendance sociétale et certains s’y sont engouffrés pour par exemple s’exprimer avec virulence contre ou pour la politique de santé du gouvernement, pour faire du militantisme social, voire se plaindre de leurs conditions de travail ou de leurs rémunérations. Cette expression publique n’est évidemment pas à bannir mais elle doit s’exercer avec tact et respect.

Pour être personnellement sur Twitter, je déplore parfois certaines dérives verbales de confrères qui vont jusqu’à l’insulte, qui parlent de manière peu respectueuse de leurs patients ou qui s’adonnent à un nombrilisme déplacé. Twitter n’est pas une salle de gardes pour carabins mais une agora où tout le monde est présent. Il est impératif que les médecins veillent à ne pas ternir l’image de la profession en se livrant à des débordements verbaux, le plus souvent derrière un pseudo qui les rend totalement anonymes. Ce type de comportement n’est pas acceptable. Le médecin a un devoir de réserve à cet égard.

Pour autant, cela ne doit pas dissuader l’ensemble de la profession médicale d’aborder Internet et les médias sociaux avec enthousiasme. Humainement, c’est quelque chose de très fort. J’ai notamment le souvenir de cette expérience vécue en ligne avec un médecin généraliste, un homologue cardiologue et moi-même. Le premier s’inquiétait du problème aortique d’une patiente. A distance, nous avons pu échanger et apporter des éléments complémentaires pour aider notre confrère. L’univers digital est une opportunité d’élargir nos horizons médicaux et de s’enrichir les uns et les autres. Je suis convaincu qu’Hippocrate aurait apprécié d’être sur Twitter ou de tenir un blog !

Pour en savoir plus

– Visiter le site Web du Conseil National de l’Ordre des Médecins
– S’abonner aux fils Twitter du CNOM et du Dr Jacques Lucas
– Télécharger le livre blanc du CNOM « Déontologie médicale sur le Web »



6 commentaires sur “Médecins et médias sociaux : Et si Hippocrate devenait un twittos influent ?

  1. Menus a la semaine  - 

    Un bon début, mais la situation évoluera très rapidement lorsque la génération digitale sera installée en cabinet. Cette génération commence tout doucement à sortir de l’internat et va être au contact de la population.
    On verra donc une généralisation des sites internets de médecins.

    Seul hic, et M. Lucas ne semble pas en parler, comment savoir si le site d’un médecin est bien le site d’un vrai médecin?
    Qu’aura-t-on comme garde-fou? Auront-ils le droit de se référencer pour apparaître en premier sur telle ou telle requête?
    Comment gèrera-t-on le fait qu’un médecin qui a bien optimisé son site en SEO ressorte mieux sur les moteurs de recherche qu’un autre?
    Le COM envisage-t-il de mettre en place un annuaire de ses membres et leur donner la possibilité de créer des mini-sites au sein du site du COM?

    1. Jacques Lucas  - 

      Les questions que vous posez n’ont pas pu être intégrées dans ces propos. Une autre fois peut être, car vous avez raison de dire qu’avec la génération arrivant dans l ‘exercice de la médecine le web sera intégré dans les pratiques. Le CNOM a publié un Livre blanc : « Déontologie médicale sur le web » (cité en lien) dans lequel nous avons répondu à la question du référencement. En ce qui concerne le micro-site du médecin attaché à l ‘Annuaire public du CNOM, les aspects techniques sont réalisés. Le CNOM se prononcera en session plénière prochainement quant à l’opportunité de mise en ligne. Il en est de même sur le sujet des pseudos sur les réseaux sociaux qui fait actuellement débat.
      Tout le domaine est évolutif et un addendum au Livre blanc cité sera certainement publié.
      Merci pour l’intérêt que vous avez porté à mes propos.

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