Condamnation CNIL : Google est-il vraiment un « Big Brother » ? Daniel Ichbiah répond

Ce n’est pas la première fois que CNIL et Google se chamaillent avec à la clé, des sanctions financières prononcées par le premier à l’égard du second. En revanche, la dernière bisbille en date risque de faire des dégâts réputationnels plus prononcés pour le géant de Mountain View. Pendant 48 heures, il doit afficher sur sa page d’accueil, un bref message de la CNIL actant la condamnation de Google pour manquement aux règles de protection des données personnelles. Des millions d’usagers français vont être exposés comme jamais aux turpitudes digitales que la CNIL reproche à Google. Le Blog du Communicant est retourné interroger l’expert Daniel Ichbiah, auteur d’un récent ouvrage sur les super puissances du Web.

Google aura pourtant tout tenté pour reculer l’échéance et éviter de devoir publier la sanction infligée par la CNIL sur sa page d’accueil immaculée. L’entreprise avait même appelé en urgence le conseil d’Etat pour espérer interjeter la décision de manière suspensive. Raté ! Le juge des référés n’a pas estimé la demande recevable. Pendant 48 heures, Google doit faire place à la bannière informative de la CNIL au sujet de son amende pour non-respect de la protection des données personnelles de ses utilisateurs.

 Avis de gros temps pour la réputation de Google ?

Un message destiné à figurer 48 heures sur la page d'accueil de Google.fr

Un message destiné à figurer 48 heures sur la page d’accueil de Google.fr

Bien plus que le montant de l’amende qui équivaut à peine à 2 minutes de chiffre d’affaires de Google, c’est l’opprobre public que le n°1 de la recherche Web a vainement voulu esquiver. En France, 90% des requêtes en ligne passent par Google. Autant dire que les internautes vont être informés comme jamais des pratiques du géant américain. A tel point que le serveur information de la CNIL hébergeant les attendus de la condamnation peine à suivre le pic d’audience enregistré depuis samedi 8 !

Jusqu’à présent, Google s’en était toujours habilement tirée dans ces innombrables et interminables querelles avec la Commission nationale Informatique & Libertés. Lorsqu’en mars 2011, Google fut condamné à une historique amende de 100 000 € pour collecte abusive de données personnelles dans le cadre de ses services de géolocalisation StreetView et Google Maps, la nouvelle eut certes un bon écho médiatique mais n’avait guère affecté pour autant l’appétence des usages français pour les services gratuits du géant du Web. Cette nouvelle sanction de 150 000 € marque-t-elle un tournant dans la perception du grand public à l’égard de Google ? Auteur d’un essai très fouillé sur le pouvoir énorme des géants du Web, Daniel Ichbiah connaît leurs pratiques depuis longtemps. Il réagit à chaud sur le précédent créé par la CNIL avec Google.

En ce samedi 8 février 2014, Google arbore une mention indiquant qu’elle a été condamnée par la CNIL ! C’est une première en France. C’est exactement que ce vous dénoncez dans votre livre les Nouvelles Superpuissances. Cela constitue-t-il une vraie avancée en matière de protection des données personnelles ?

Ichbiah - portrait 2Daniel Ichbiah : Oui, c’est une victoire pour la démocratie. Cela fait plus d’un an que la Commission Européenne a Google dans le collimateur. C’est au début de l’année 2012 que le signal d’alarme est apparu. Google avait annoncé la mise en place de nouvelles règles relatives à la vie privée et devant entrer en vigueur le 1er mars 2013. L’Union Européenne a demandé un délai, afin d’avoir le temps de déterminer si ces nouvelles règles étaient conformes à la loi européenne. Google a refusé d’octroyer ces quelques semaines supplémentaires nécessaires.

Or, l’étude de ces nouvelles règles de confidentialité a révélé de nombreuses violations de la directive européenne ‘Informatique et libertés’, qui protège le droit à la vie privée. En conséquence, dès octobre 2012, 27 autorités européennes de protection des données ont sommé Google de modifier ses règlements. Le groupe américain avait 4 mois pour prendre de telles mesures mais comme on pouvait s’y attendre, il ne s’est pas plié aux demandes de l’Union Européenne. Par défaut, Yahoo!, Facebook, Google et les autres ne font rien.

Le 2 avril 2013, les autorités de protection des données de six pays d’Europe, dont la CNIL en France ont engagé une action répressive contre Google. Je dois dire que je ne m’attendais pas à ce qu’ils gagnent ainsi, car à plusieurs reprises, la justice française s’est montrée laxiste dans de telles affaires, là où par exemple en Italie, le juge avait condamné Google. Il faut savoir aussi que plusieurs autres pays examinent dans le détail ces nouvelles règles liées à la vie privée et pourraient prendre de pareilles mesures : l’Irlande, les Pays-Bas, l’Australie, la Corée du Sud… Mais aussi, et cela peut surprendre, les USA, du moins certains états d’Amérique ! Dans le passé, nous nous sommes battus contre les fichiers gouvernementaux (comme le projet Edwige il y a quelques années), ou contre les écoutes téléphoniques. Il faut réaliser que c’est du même acabit.

Vous comparez l’action de Google ou Yahoo! aux écoutes téléphoniques et aux fichiers de police. Vous n’y allez pas un peu fort tout de même ?

CNIL - Google Big BrotherDaniel Ichbiah : C’est pourtant similaire. Qu’est-ce que les écoutes téléphoniques ? Un espionnage de ce que vous dites au téléphone à votre insu. C’est ce que faisait le commandant Prouteau dans les années 80 sur ordre de François Mitterrand sur des artistes comme Carole Bouquet et diverses personnalités.

Alors évidemment, Google ou Yahoo! peuvent répondre que, chez eux, personne ne se trouve devant son ordinateur à lire ce que l’on est en train de taper. C’est l’argument que Sergey Brin, cofondateur de Google avait brandi au moment du lancement de Gmail : ‘c’est un ordinateur qui analyse les messages pour nous proposer des liens publicitaires, ce ne sont pas des humains’. Il y a toutefois un hic. Tout comme Carole Bouquet à l’époque ne savait pas que ses conversations atterrissaient le soir sur le bureau de François Mitterrand, les usagers d’un moteur de recherche ne savent pas que toutes leurs requêtes sont conservées par Google durant environ 2 ans.

Même leur président Eric Schmidt n’est pas capable de donner une réponse claire quant à la durée exacte de conservation de ces données ! De plus, depuis que le Patriot Act a été voté aux USA, les géants du Web n’ont pas le choix. Ils sont tenus de coopérer avec le gouvernement américain. Si le Pentagone demande une copie de ces requêtes, Google ou Yahoo! sont obligés de leur fournir. C’est exactement ce que Edward Snowden a révélé en mai dernier : ces géants du Web collaborent avec la NSA, le géant américain du renseignement. Ils aspirent tout ce qui transite par l’Amérique depuis les serveurs de Facebook, de Yahoo!, depuis le Cloud d’Apple…

Max Schrems lutte également contre Facebook sur le sujet des données persos

Max Schrems lutte également contre Facebook sur le sujet des données persos

Alors quel peut être le risque au niveau de la France ? Il est double. J’ai consulté un avocat, Olivier Itéanu, dans le cadre de mon dernier livre. Il m’a confirmé qu’en France aussi, la justice ou la police peut réclamer une année de consultation de Yahoo!, Facebook, de Twitter, de Google, vos emails etc.

Nous n’avons jamais été prévenus par les géants du Web qu’il en était ainsi. D’ailleurs, le fait que Yahoo! s’en aille en Irlande une fois pour toutes dans les jours qui viennent, est sans doute lié au fait qu’ils ont été informés de la décision de la CNIL sur Google. Ils s’en vont pendant qu’il en est encore temps.

Max Schrems, un étudiant en droit autrichien, a attaqué Facebook en justice mais il a le plus grand mal à faire bouger la justice irlandaise, l’Irlande étant trop contente d’accueillir les filiales de groupes américains sur ses terres. Celles-ci y vont pour échapper à l’impôt mais pas seulement. Elles bénéficient aussi du laxisme local en matière de justice.

Pourquoi ces sociétés stockent-elles tant d’informations sur nous ? Ont-elles tant un besoin dramatique d’accumuler autant d’élements sur notre vie privée, nos usages, nos goûts, nos amis, etc ?

Daniel Ichbiah : Il faut voir les choses en face : les revenus de sociétés comme Facebook, Google ou Twitter sont issus de publicités ciblées. Conséquence : leur ambition essentielle est d’arriver à nous ‘connaître’ de plus en plus près. Tout est donc bon pour mieux ‘happer’ l’internaute et tenter de le cerner le plus finement possible. L’une des ambitions de Google – je cite leur président Eric Schmidt – serait même de pouvoir prédire ce que va vouloir un utilisateur avant même qu’il n’y pense : « Une idée serait que de plus en plus de recherches soient effectuées en votre nom, sans que vous ayez à les taper » a-t-il déclaré. Eric Schmidt a également évoqué un meilleur des mondes dans lequel « nous savons plus ou moins qui vous êtes, ce qui vous préoccupe, qui sont vos amis » Il a même décrit un exemple où quelqu’un se ballade dans une rue tandis que Google pourrait lui dire qu’à quelques pas de là se trouve le lieu où s’est produit, au 19ème siècle, le meurtre évoqué dans le livre qu’il vient de lire. Ce meilleur des mondes piloté par des vendeurs de pub a de quoi nous laisser sur notre réserve.

Ce risque demeure toutefois potentiel. Est-ce une raison pour tirer sur la sonnette d’alarme alors que nous n’avons pas encore atteint de stade de « profiling » ?

CNIL - cartoonDaniel Ichbiah : Et alors ? Nous avons droit à une vie privée, cela fait partie des acquis de notre démocratie. Actuellement, il y a des jeunes qui n’arrivent pas à trouver un emploi parce que, quand on tape leur nom (ce que font au moins 77 % des employeurs pour filtrer les candidatures), il apparaît des choses à leur détriment. Or, quand ces jeunes contactent Google ou Yahoo! pour faire corriger cela, ils se retrouvent face à un mur. Ces sociétés s’estiment uniquement redevables envers la Constitution américaine et elles refusent de faire quoi que ce soit.Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’affaire des objets nazis qui étaient vendus sur Yahoo! ou des tweets antisémites. Ils ont spontanément refusé de changer cela. Il fallu que la justice intervienne, ce qui a pris des mois et des mois.

Ce qui vient de se passer aujourd’hui avec la CNIL française est-il le signe qu’au niveau européen, il va être possible d’agir et de faire bouger les lignes ?

Daniel Ichbiah : Oui, l’attention des internautes français va être plus forte sur les questions de protection de vie privée à partir d’aujourd’hui. Il faut tout de même se rendre compte que les géants du Web nous avaient caché leur collaboration avec le renseignement américain. Ce que Snowden a ensuite dévoilé… Donc, oui l’internaute doit demeurer sur le qui-vive. Certes, nos gouvernements se retrouvent un peu désarmés du fait que les géants du Web sont des sociétés américains qui par défaut, ne respectent pas le droit français. Il faut donc parvenir à une législation commune au niveau européen, quelque chose qui permette de peser face à des sociétés comme Google, Yahoo! ou Twitter !

 



8 commentaires sur “Condamnation CNIL : Google est-il vraiment un « Big Brother » ? Daniel Ichbiah répond

  1. Dumarc  - 

    Je tiens juste à préciser que lutter contre cette collecte de données est à la portée de tous. Si vous utilisez Google Chrome, prenez un autre navigateur (Firefox dont les performances sont meilleures d’un point de vue globale). Arrêtez Google Search et prenez StartPage qui s’est vu décerner un label européen pour la protection des informations personnelles. D’un point de vue pratique, les résultats sont les mêmes que sur Google. Donc voilà n’attendez pas des futurs hypothétiques lois qui protégeraient vos données, mais agissez.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Personnellement je ne pense qu’un seul communiqué (si visible soit-il) suffise à faire chuter brutalement des parts de marché. D’abord, il ne faut pas oublier que les gens ne changent pas facilement d’outils informatiques et comme Google reste super performant, il n’y a nullement lieu de s’en séparer. En revanche, cela a probablement aidé à augmenter la prise de conscience chez certains utilisateurs de la problématique des données …

  2. Guillaume Leclerc  - 

    Cette entrevue est excellente. Daniel Ichbiah me fait penser aux analyses pré internet de Habermas et Chomsky, qui s’inquiétaient avant l’heure de la disparition de l’espace privé, et son invasion par les intérêts commerciaux. La collecte des métadonnées vient finaliser leur prophétie. La commissaire à la vie privée de l’Ontario vient d’ailleurs mettre en garde les citoyens contre la collecte et l’utilisation des métadonnées, à la fois par l’entreprise privée et le gouvernement. Le problème est souvent que les citoyens consentent à leur perte de liberté, soit sous l’excuse qu’ils n’ont rien à cacher, ou sous celle que l’on doit pouvoir se protéger contre une menace, réelle ou fictive.

  3. glatin  - 

    Merci Olivier pour cet excellent interview.
    L’alerte de Daniel Hichbiah vient alimenter le courant qui commence à prendre forme auprès des personnes. Désormais, nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas… Mais concrètement, quelles actions au niveau individuel pour contrecarrer cette tout puissance de quelques géants américains ? au delà de limites et de cadres, ce qui est déjà pas mal, l’Europe n’a t’elle pas l’ambition de soutenir un projet européen alternatif ? car aujourd’hui, malgré toutes ces mises en garde, je ne vois pas vraiment comment se soustraire à cette domination parfois abusive ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci Muriel ! Tu soulèves les questions fondamentales : quelle régulation peut être envisageable pour que les géants du Web puissent continuer à proposer des services efficaces mais mieux contrôlés et permettant à l’usager d’être le vrai possesseur de ses données persos. Vaste sujet politique où l’Europe est en pointe du fait de son passé historique où les collectes de données et de fichiers ont généré des catastrophes immondes (dictatures communistes, déportations et camps de concentration nazis, etc). Les USA sont plus ambivalents : conscients du nombre croissant d’utilisateurs réfractaires (y compris aux USA) mais besoin de protéger les champions nationaux … Il existe déjà des organismes comme Electronic Frontier Foundation qui se bougent pour une gestion des data plus responsable de la part des géants comme Google et consorts .. Ce n’est pas gagné mais en se mobilisant, on peut arriver à faire évoluer et bouger les lignes !

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