Communication corporate : Peut-on délibérément dénigrer la réputation d’un concurrent ?

Ce n’est pas un scoop. La compétition commerciale aiguise parfois les appétits et les idées à tel point que d’aucuns s’estiment légitimes pour franchir les lignes de la saine concurrence et privilégier le vilain tacle par derrière avec une communication agressive, voire diffamante. Un récent nouveau cas vient de défrayer la chronique en Angleterre avec la publication d’un article dans The Guardian accusant Nestlé de vendre des produits pour chats recourant à l’esclavage humain en Thaïlande. L’accusation est lourde. Elle fait aussi écho à une autre affaire similaire en Côte d’Ivoire où Nestlé est encore impliqué mais en plus, elle est sponsorisée par … Mondelez, autre géant de l’industrie alimentaire et concurrent direct du n°1 suisse. Que peut-on penser ces pratiques jusqu’au-boutistes ? Réflexions avec quelques anecdotes symptomatiques.

La publicité a souvent jonglé avec les joutes verbales et visuelles où deux marques rivales n’hésitent pas à s’écharper à coups d’arguments plus ou moins humoristiques pour tenter de prendre le dessus et séduire le consommateur, cet arbitre au séduisant porte-monnaie. On a tous en mémoire les bagarres homériques entre Coca-Cola et Pepsi-Cola, entre McDonald’s et Burger King ou encore entre Apple et Samsung pour ne citer que les clashs pub les plus notoires. En matière de communication corporate, ce type d’approche en mode punching-ball a aussi déjà été tenté à plusieurs reprises. A la différence près que les perceptions générées sont rarement à la hauteur des bénéfices escomptés. Voici pourquoi à travers quelques exemples où la com’ dérape comme un chiffonnier.

Mondelez : Un tacle pour Nestlé ?

DNG - Clash-Spray-PaintEvoquer un géant comme Nestlé aux prises avec de sombres histoires d’esclavage chez des sous-traitants en Thaïlande et en Côte d’Ivoire, est déjà en soi gage d’appâter le chaland toujours féru de sujets croustillants où de grosses méchantes multinationales semblent ne reculer devant rien pour mener leurs affaires. Mais quand en plus, la dite histoire est mise en ligne sur le site du Guardian avec une bannière publicitaire à l’effigie d’un des concurrents les plus directs, en l’occurrence Mondelez, et que l’article est de surcroît agrémenté d’une autre bannière renvoyant au microsite Web de ce même acteur pour parler de développement durable et de création de bien-être dans le monde, le hiatus éditorial prend une toute autre coloration qui a d’ailleurs ému nombre de professionnels anglo-saxons de la communication. Au passage, cela sonne en plus comme un méchant taquet envoyé à un adversaire commercial en le faisant passer pour un esclavagiste des temps modernes.

Interpelé, Mondelez s’est aussitôt défendu de toute attaque délibérée à l’encontre de Nestlé. Un porte-parole de l’entreprise a tenu à recadrer les choses en précisant que Mondelez n’était juste que le sponsor d’une rubrique du Guardian qui s’intitule « Sustainable Business Supply Chain » et d’ajouter ensuite que (1) « comme pour n’importe quelle publication, il y a une stricte séparation entre la publicité et le contenu éditorial. Or, nous n’avons pas notre mot à dire sur le contenu éditorial qui figure dans cette rubrique particulière ». De son côté, Nestlé n’a pas commenté spécifiquement l’incident et s’est contenté de renvoyer aux déclarations de son actuel Executive Vice-President en charge des Opérations globales, Magdi Batato qui expliquait en novembre 2015 sur CNN, le combat engagé par Nestlé pour disposer de filières d’approvisionnement respectant les droits humains.

Alors intentionnel ou pas ? On ne saura probablement jamais le fin mot de l’histoire mais Nestlé a un peu loupé une occasion de mettre les points sur les « i » concernant le dossier thaïlandais. La multinationale helvète avait en effet mandaté en 2014 un organisme d’audit, Vérité, qui avait confirmé les pratiques délictueuses de certains sous-traitants locaux. Dans la conclusion de son rapport, l’organisme allait même jusqu’à encourager la remise en ordre (2) : « Ce qu’a trouvé Vérité n’est pas unique ou limité à la supply chain de Nestlé. Toutes les entreprises s’approvisionnant en fruits de mer en Thaïlande sont virtuellement exposées aux mêmes risques. Nestlé a choisi de mettre en lumière ces risques et les connexions avec sa supply chain ». De fait, Nestlé a ensuite publiquement annoncé qu’il allait passer aux actes pour se débarrasser des producteurs non respectueux des normes et des règlements internationaux sur les droits de l’Homme et du Travail.

Je dénigre à visage découvert …

Ethical Coffee - Homepage message anti Nespresso 2Cette controverse vient en tout cas utilement rappeler que certains annonceurs et agences n’ont pas toujours les préventions communicantes qu’il conviendrait pourtant d’appliquer face à des concurrents. Que des litiges ou des divergences profondes existent entre les acteurs d’un même secteur, est endémique de l’économie de marché. Chacun n’a pas forcément envie de voir l’autre lui passer devant, prendre des parts de marché ou lui contester la préférence que les consommateurs avaient jusque-là tendance à lui accorder. Mais parfois, certains ne craignent pas de cogner dur pour faire entendre leur voix. Ce fut notamment le cas lors du long bras de fer qui a opposé Nespresso, inventeur initial de la dosette de café spécifiquement adaptée pour des types précis de machines, et Ethical Coffee Company (ECC), qui profitant de brevets tombés dans le domaine public, est alors venu mordiller les mollets du pionnier devenu entretemps le leader incontesté du secteur. En décembre 2013, alors en pleine bagarre juridique avec Nespresso, ECC affirme tout de go sur son site corporate que le Club Nespresso « va jusqu’à payer des blogueurs pour vous décourager d’acheter nos capsules ». Le Blog du Communicant s’était d’ailleurs fait l’écho de cette passe d’armes et avait reçu confirmation du PDG d’ECC, Jean-Paul Gaillard que des preuves existaient bien mais qu’elles ne pouvaient être montrées du fait de l’instruction judiciaire en cours. Jusqu’à preuve du contraire, les éléments à charge n’ont toujours pas été publicisés aujourd’hui encore. A qui profite le doute ?

Scroogle - MugD’autres sont carrément encore plus en ordre de bataille ouvertement assumé et revendiqué comme tel pour dégommer un concurrent qu’ils jugent comme un menteur ou un tricheur. C’est ainsi que fin 2012, Microsoft a décidé de tailler un costard grandeur nature à Google au motif que ce dernier est bien peu respectueux de la protection de la vie privée et des données personnelles de ses utilisateurs contrairement à ce que clame à longueur de temps le géant de Mountain View. Et pour porter le fer, l’autre géant de Redmond décide d’ouvrir un site Web baptisé « Scroogled » qui en anglais est un jeu de mots signifiant littéralement « rapiat vous dépouillant pour faire de l’argent ». C’est un blog non-officiel de fans de Microsoft qui a remarqué en janvier 2015 que le site satirique est désormais remplacé par un autre site au ton beaucoup plus cravaté. Le pilonnage verbal n’aurait-il pas porté ses fruits ? Là aussi, impossible de savoir puisque le changement s’est opéré sans annonce particulière mais il n’est pas interdit de penser que l’opération a sûrement dû amuser les fans déjà convaincus sans jamais détourner les autres de Google !

Je dénigre à visage couvert …

DNG - google-plus-vs-facebook-red-blueDans ce recours à la boîte à baffes communicantes, d’autres préfèrent œuvrer en coulisses et surtout à visage couvert même si l’objectif final demeure : dézinguer le compétiteur opposant. A cet égard, deux affaires sont symptomatiques des dérives que d’aucuns peuvent emprunter pour remporter à tout prix la bataille argumentaire. La première est l’œuvre de Facebook et de son agence de l’époque Burson-Marsteller. En mai 2011 alors que Google s’active aux derniers réglages de son nouveau réseau social Google + qui vise à marcher sur les platebandes de la société de Mark Zuckerberg, celle-ci missionne son agence de communication pour discrètement contacter des médias et des blogueurs et les alerter sur de supposées atteintes à la vie privée que Google + induit. Blogueur anti-Google patenté, John Mercurio fait partie des influenceurs sollicités. Intrigué, il ne donne pourtant pas suite mais se met en revanche en relation avec des journalistes. Lesquels enquêtent à leur tour pour savoir qui est le mystérieux donneur d’ordre derrière l’agence. C’est le site Daily Beast qui révélera le pot aux fleurs : Facebook ! Drôle d’idée qu’aura eu au final Facebook puisqu’aujourd’hui, Google + est très loin d’avoir réussi son pari de faire vaciller l’hégémonie du n°1 des réseaux sociaux.

La deuxième histoire s’est déroulée en France entre fin 2011 et début 2012. Changement de décor ! Cette fois, il s’agit d’une filiale d’un grand opérateur de distribution d’eau potable (Lyonnaise des Eaux) et d’une agence de conseil en stratégie d’influence (Vae Solis). Le problème provient d’un élu du Parti de Gauche, Gabriel Amard qui est par ailleurs le président de la Communauté d’agglomération « Les Lacs de l’Essonne » qui vient de créer une régie publique pour récupérer la gestion de l’eau des municipalités membres de l’agglo suite à un référendum populaire plébiscitaire. Les faux nez vont alors être dégainés avec notamment la création d’un blog « Mon Viry nature » censé émaner d’un écologiste local opposant (mais en fait animé par l’agence). Ce dernier va alors publier et viraliser des contenus relatifs à la qualité de l’eau. Le tour de passe-passe sera plus tard éventé par Marianne et Libération.

Alors ? On dénigre quand même ?

DNG - ConclusionA la lumière de ces quelques embardées communicantes qui sont loin d’être uniques, se posent deux questions essentielles. La première est tout bêtement d’ordre éthique et légal. Si certes, la concurrence déloyale est un sujet que les tribunaux ont tendance de plus en plus à devoir traiter, il n’en demeure pas moins que les textes de lois sont drastiques pour celles et ceux qui s’adonnent au jeu de fléchettes réputationnelles contre un concurrent en termes de communication. La sanction est irrémédiablement à l’ordre du jour pour le géniteur de ragots. Et ceci même si les informations diffusées s’avéraient être … vraies ! Dans un arrêt du 24 septembre 2013, la chambre commerciale de la Cour de cassation a condamné un fabricant de cartouches de gaz qui avait envoyé à des clients un courrier évoquant la non-conformité de certains produits fabriqués par l’un de ses concurrents. Le fait était exact mais les juges ont considéré que le véritable motif était avant tout de « nuire à la réputation d’un concurrent afin d’entraîner le retrait de la vente de ses produits ».

Le deuxième point relève plus du pragmatisme. Même si les affaires d’intox et de manipulation ont toujours émaillé la vie turbulente des affaires (lire à ce sujet l’excellent livre des journalistes Matthieu Aron et Franck Cognard paru en 2014 et intitulé « Folles Rumeurs » qui narrent des cas emblématiques), rares sont les tactiques de dénigrement et de diffamation qui ont réellement apporté des bénéfices au bout du compte. Ce genre de stratagème ne fonctionne qu’auprès de gens déjà quasi convaincus et de fait, prêts à accueillir toute « information » ou « contenu » susceptibles d’étayer leurs propres convictions. Pour les autres qui sont pourtant le cœur de cible à conquérir et dont la perception doit évoluer aux yeux de l’assaillant, les convertis ne sont pas si nombreux.

De plus, ce genre de jeu est devenu à double tranchant à l’heure du digital, de la traçabilité informatique et du fact-checking en tous sens. L’imbroglio Mondelez-Nestlé-The Guardian a d’ailleurs déclenché une deuxième polémique. Outre le fait que Mondelez est soupçonné par d’aucuns de ne guère être fair-play dans son approche pour contrer Nestlé, d’autres ont commencé à mettre en cause l’efficacité réelle de la publicité native (la rubrique du Guardian est effectivement discrètement sponsorisé par Mondelez) et du programmatique (les bannières Mondelez cotoyant l’article critiquant Nestlé n’étaient pas forcément du meilleur goût). Si vraiment il s’agit de dénoncer des faits inadmissibles et avérés émanant d’un concurrent, le mieux pour les communicants est encore de passer le relais aux autorités compétentes plutôt que s’improviser comme procureur du secteur. D’autant plus qu’on ne sait jamais totalement toutes les failles que sa propre entreprise peut parfois receler !

Avertissement
A l’attention des conspirationnistes et autres détectives à la petite semaine, je tiens à préciser que cet article a été rédigé en toute indépendance. J’ai en effet été communicant au sein de deux des sociétés mentionnées dans cet article (Nestlé de 1994 à 2007) et Google (2011). Pour autant, je n’entretiens plus aucun lien contractuel avec celles-ci. Cela épargnera ainsi d’éventuels commentaires qui penseraient deviner une quelconque orientation qui n’existe que dans leurs têtes.

Sources

– (1) – E.J Schulz – « This Negative Nestle Story Is Brought to You By…Mondelez? » – Adage.com – 1er février 2015
– (2) – – Rapport de Vérité – « Recruitment Practices and Migrant Labor Conditions in Nestlé’s Thai Shrimp Supply Chain – An Examination of Forced Labor and other Human Rights Risks Endemic to the Thai Seafood Sector » – 2014