Le Chief Digital Officer est-il juste le couteau suisse qui cache la vraie transformation digitale ?

Il y a trois ou quatre ans, l’acronyme C.D.O. relevait encore de la devinette absconse comme seul le jargon technico-hiératique des entreprises sait en inventer au détour d’un rapport, d’un audit ou d’une présentation PowerPoint. Puis, transformation et usages digitaux s’accélérant nettement et partout, la fonction de Chief Digital Officer a rapidement commencé à essaimer dans les organigrammes des comités de direction. Selon plusieurs récents baromètres, 80% des entreprises du CAC 40 devraient ainsi disposer de leur CDO pour aider et accompagner l’entreprise dans sa mue numérique. Pourtant, lorsqu’on observe les faits, les résistances, les aberrations et les incompréhensions qui continuent, le CDO ne serait-il pas un bien commode couteau suisse à la mission tellement herculéenne que la digitalisation de l’entreprise risque de patiner encore longtemps ? Réflexions d’un communicant qui n’a rien contre les CDO mais qui s’interroge !

Pas de doute ! Le Chief Digital Officer a le vent en poupe. Plus aucun magazine économique ou spécialise ne le passe sous silence. Mieux, il est même présenté comme le Clark Kent du digital enfilant son costume bodybuildé et sa cape 2.0 pour aller déverrouiller toutes les bonnes vieilles inerties d’entreprises souvent séculaires et les propulser dans la galaxie du numérique et des starts-ups, des géants du Web et au-delà des silos conservateurs qui ont souvent gouverné les options stratégiques dans le passé. Selon le dernier recensement mondial du CDO Club, les effectifs de ceux-ci ont bondi de 1000 à 2000 entre 2014 et 2015. Et l’année actuelle devrait continuer sur le même tempo puisque même de plus petites entreprises prévoient à leur tour de se doter de ce profil pointu et censé résoudre à lui seul la quadrature digitale que les membres de Comex peinent à prendre en main.

Portrait-robot du CDO

CDO - chief-digital-officer-dessinDresser le portrait-robot du CDO semble à première vue chose aisée. Il est normalement le Monsieur ou Madame Digital de l’entreprise. Besoin de digitaliser sa force de vente ? Le voici qui débarque avec moult conseils. Besoin de digitaliser les ressources humaines ? Le voilà encore à pied d’œuvre pour instiller bits et pixels dans les équipes RH. Besoin de digitaliser la communication et le marketing ? Pas de problème. Il veille au grain pour livrer les solutions qui vont capturer ces clients devenus si volatiles depuis qu’ils passent leur temps sur les réseaux sociaux et leurs terminaux mobiles. Besoin de digitaliser les process industriels et la logistique qui va de pair ? Aucun souci. L’expert connecté va numériser le moindre pan d’usine et de quai d’expédition. Bref, on l’aura compris. Le CDO est à la fois le cerveau, le cœur, les poumons et les artères de cette révolution digitale qui n’en finit plus de secouer le cocotier du business, les organigrammes des entreprises et qui redistribue les pouvoirs en interne comme en externe.

Lors du CDO Day organisé par le site L’Usine Digitale, Frédéric Levaux, chief digital officer et executive director du célèbre cabinet de conseil EY, s’est justement efforcé de tracer les grandes lignes de cette fonction aussi récente que réclamée à corps et à cris par un top management déboussolé ou alors embourbé par des lignes managériales qui renâclent à repenser et refondre des années et des années de processus qui ont fait leurs preuves (ou pas d’ailleurs !). La définition générique globale qu’il en donne, est à cet égard pleine de pertinence (1) : « C’est notre rôle de générer des électrochocs en comité de direction au départ, en brandissant les menaces d’ubérisation, mais on n’arrive à rien en faisant peur : nous devons surtout leur faire prendre conscience des opportunités nouvelles ». Frédéric Levaux insiste sur l’écoute et l’humilité qui doivent être intrinsèques au CDO (2) : « Avant d’aller chercher des réponses digitales en externe, il y a beaucoup à apprendre des points de friction internes à l’entreprise. Il faut déjà en faire l’inventaire, et discuter avec les managers opérationnels de leurs problématiques quotidiennes ». Ce portrait esquisse en fait subtilement mais intelligemment ce qui constitue le plus gros nœud gordien de la transformation digitale d’une entreprise : sa culture elle-même, les hommes et les femmes qui la composent, les pouvoirs et les statuts que d’aucuns se sont arrogés au gré du temps dans leur domaine de prédilection.

Chaque métier a ses enjeux digitaux propres

CDO - DircomPrenons l’exemple de la communication qui est la thématique centrale de ce blog. Longtemps vu comme le baladin de l’entreprise censé faire briller le patron et livrer quantité d’outils qui feront les délices des cérémonies d’autocongratulations de la profession, le dircom a pourtant réussi à gagner en crédibilité en sachant être aussi un stratège de l’information, un capteur de tendances et pour les plus audacieux, un aiguillon pour prévenir les crises ou creuser la différence en matière de réputation face aux concurrents. Sans pour autant cracher dans la soupe (j’ai fait partie de ces dircoms qui ont ferraillé pour cesser d’être pris pour des clowns uniquement en charge de la carte de vœux et du journal interne), l’équation du job était cependant relativement plus simple. En interne, la cible prioritaire était les salariés même si niveaux hiérarchiques, nationalités diverses et métiers multiples pouvaient complexifier l’exercice, surtout si les syndicats les plus tenaces s’en mêlaient. En externe, la cible prioritaire demeurait les journalistes (parfois les régulateurs pour les secteurs les plus administrés) et les actionnaires dans le cas où l’entreprise est valorisée en bourse. Delà, des expertises se développaient et des outils se mettaient en place pour valoriser, expliquer et parfois défendre l’entreprise.

Jusqu’à récemment, c’était cela le métier de dircom et c’était un périmètre en soi. Avant que la déferlante digitale ne vienne mettre à bas l’obsession du contrôle à tout prix et des messages calibrés comme des œufs de poule de batterie. En interne, les salariés ne se contentent plus seulement de la machine à café pour en savoir plus que ce que la communication interne entend leur véhiculer avec précaution et parcimonie. Ils échangent de plus en plus, en dehors des circuits hiérarchiques traditionnels. Une partie non négligeable va même jusqu’à s’exprimer en dehors sur Facebook, dans un blog ou encore sur le site de notation Glassdoor. Idem pour l’externe. Les parties prenantes qui devaient auparavant se contenter de déployer des banderoles devant le siège d’une entreprise ou tenter de mettre le grappin sur des journalistes, disposent désormais d’une chambre d’écho décuplée qui complique grandement la mission du dircom et de sa direction générale. Ce n’est d’ailleurs pas forcément une évolution délétère. Il y a aussi des opportunités à saisir … pour qui veut bien s’y intéresser et faire l’effort de changer de logiciel !

Le CDO peut-il vraiment mettre à jour toutes les cultures métier ?

Back view image of young businessman standing against business sketch

Back view image of young businessman standing against business sketch

A la lumière de ces disruptions en cours et de ces paradigmes aux lignes fluctuantes, une question très pragmatique surgit : le dircom a-t-il vraiment besoin d’un CDO pour remettre à plat ses stratégies, ses dispositifs et même le management de ses propres équipes ? La question n’est pas si superfétatoire. Elle s’applique même à toutes les fonctions qui composent la mécanique organisationnelle d’une entreprise. Or, un CDO, si brillant et cultivé soit-il (et beaucoup le sont à la lecture des interviews qui sont publiées dans la presse – je pense par exemple à Lubomira Rochet du groupe l’Oréal ou encore à Patrick Hoffstetter de Renault), peut-il vraiment incarner à lui seul (et ses équipes) le catalyseur digital qui doit décorseter les métiers, faire évoluer les cultures et les reformater face aux défis qu’implique le digital ?

Dans la présentation très riche de Frédéric Levaux d’EY, le Chief Digital Officer est décrit comme étant missionné avec des objectifs précis et ambitieux à atteindre (3) : « Conduite du changement et transformation à 87%, renforcer la relation client à 67%, maîtriser les infrastructures informatiques et Big Data à 58% » pour ne citer que les trois principaux. Or, jusqu’à présent, la conduite du changement n’est-elle pas en principe l’expertise de fonctions comme la communication et les RH ? Idem pour la relation client où le commercial et le marketing sont en première ligne. Encore pareil pour l’informatique où la direction des systèmes d’information doit jouer son rôle de conseil. L’immixtion d’un CDO au milieu de ces fonctions déjà très larges et requérant des compétences solides, voire très spécifiques, ne signe-t-elle pas l’aveu indirect de l’incapacité des entreprises à se remettre en cause, à casser effectivement ces silos sources de gabegie financière, de contre-performance business et de luttes internes stériles ? Comment un CDO, même adoubé par le PDG et intégré au comité de direction peut-il jongler avec autant d’acuité et de valeur ajoutée avec la transformation digitale des RH, celle du marketing, celle de l’informatique, celle de l’industriel, celle de la supply chain, etc, etc.

Le CDO, une illusion collective ?

CDO - schemaCertes, une chose est commune à tous ces métiers : le digital change profondément la façon d’innover, de faire, de manager, d’interagir avec son écosystème. En revanche, n’est-on pas en train de faire du Chief Digital Officer, le couteau suisse d’une transformation digitale qui devrait avant tout être collective ? La frénésie actuelle qui règne autour de la fonction du CDO tend  effet à faire de celui-ci à la fois le maçon, l’électricien, l’architecte, le plombier, le couvreur, le peintre, le jardinier, le décorateur, le chauffagiste, etc. Comment est-ce humainement et techniquement possible ? Un CDO ne peut pas prétendre mener de front des transformations digitales où les problématiques métiers varient grandement. Où technicité et culture ne sont pas uniformes. Un dircom n’a pas les mêmes enjeux qu’un logisticien. De même pour le DRH et le directeur de la R&D. Si certains sujets se recoupent de toute évidence, ce n’est en revanche pas l’adjonction d’une nouvelle fonction qui résoudra l’ensemble de la transformation digitale. Le renfort temporaire d’expertises externes peut se concevoir. De là, à faire du CDO, une sorte de pierre philosophale qui fera bondir l’entreprise de l’époque de la charrette à celui de la fusée supersonique.

Pire, dans certains cas, le CDO peut même servir de paratonnerre, de défouloir ou de bouc émissaire à force d’essayer de faire bouger les lignes et d’ouvrir les esprits. A mon humble sens, les entreprises devraient plus s’appuyer sur quatre fonctions essentielles pour enclencher cette fameuse transformation digitale : la communication (je jure que je ne prêche pas pour ma paroisse !), les ressources humaines, le marketing/ventes et les systèmes d’information. Pourquoi ces quatre-là ? Simplement parce qu’elles sont celles qui sont le plus souvent à la croisée de tous les autres métiers de l’entreprise. C’est par elles que doit passer cette transformation digitale, quitte à former les dirigeants titulaires (ou alors à en changer si ceux-ci rechignent ou ne pensent qu’outils avant de penser usages et culture). Nous devons tous être le CDO de nos métiers et les communicants devraient être à cet égard en pointe sur ce sujet pour aider le PDG à éviter la létale ubérisation qui fait frissonner si souvent les agendas des codirs !

Sources

Lectures complémentaires



2 commentaires sur “Le Chief Digital Officer est-il juste le couteau suisse qui cache la vraie transformation digitale ?

  1. Cornu  - 

    Autre conclusion possible cher Olivier c’est que le CDO soit le CEO en personne. Aucun changement significatif n’est possible sans une impulsion et un soutien dans la durée du dirigeant et celui ci est sans doute le plus important des dernières décennies! Encore faut-il 1- le convaincre, 2- lui donner les armes 3- l’accompagner au quotidien.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Cher Benoît ! C’est en effet une excellente option alternative ! Dans tous les cas, le soutien indéfectible du CEO et sa conviction doivent être réunis pour qui est chargé de la transformation digitale. Je doute quelque peu qu’un CEO seul puisse y arriver. En revanche épaulé par son dircom ou un CDO (s’il en faut vraiment un !), on peut commencer à espérer à faire évoluer les choses et changer les mentalités. Ca prend du temps, requiert du budget et des ressources mais cela contribue grandement à ne pas se faire décrocher ou réduire le digital à un simple nouveau tuyau de communication ! D’expérience, je peux te confirmer que c’est extrêmement dur de faire passer du voeu pieux et de la parole enthousiaste à l’action concrète et parfois disruptive !!

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