Lactalis, une communication en mode « lait sur le feu » qui fait déborder les parties prenantes !

L’été dernier, le groupe Lactalis était péniblement parvenu à s’extirper du guêpier médiatique dans lequel les producteurs de lait l’avaient enferré. Malgré un accord concédé à l’arraché sur une hausse du prix du lait au litre pour les agriculteurs, l’entreprise mayennaise n’avait néanmoins guère réussi à redorer son blason. Les leçons de cette crise réputationnelle où Lactalis est l’idoine bouc émissaire de tout un secteur d’activité, n’ont pourtant pas été tirées. Irrité cette fois par un reportage mordant de l’émission « Envoyé Spécial » de France 2, le premier groupe laitier mondial a saisi la justice pour obtenir le retrait de certaines images. Une posture d’un autre temps qui souligne l’obsolescence de la communication de Lactalis. Voici pourquoi.

En poussant la réflexion un peu plus loin, on pourrait même dire que les vocables « communication » et « Lactalis » relèvent de l’oxymore tant la multinationale laitière entretient sans relâche depuis des décennies le culte du secret. Malgré ses prestigieuses marques connues du grand public comme Lactel, Président, Société, Bridel ou encore Galbani, la marque corporate Lactalis et son ultra-discret PDG, Emmanuel Besnier, s’obstinent a contrario à esquiver les questions des médias et des parties prenantes qui cherchent à les approcher. Résultat : cette opacité d’un autre âge fournit un excellent levier de communication activiste pour ses détracteurs.

Réputation opaque = cible désignée

lactalis-2-emmanuel-besnierLors de l’été 2016, les éleveurs laitiers ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en ciblant délibérément Lactalis comme la cause unique de leurs problèmes économiques. Si le trait pouvait parfois être grossier par rapport à une réalité nettement plus complexe et pas du seul fait de Lactalis (lire le billet du blog à ce propos), celui-ci a incontestablement fonctionné. Après quelques agitations rhétoriques maladroites, le géant du lait a dû courber l’échine et accepter de relever ses tarifs en matière d’achat de lait aux producteurs. Cette concession n’a pas pour autant rehaussé l’image calamiteuse que traîne Lactalis. Sur ce point, l’entreprise ne peut que s’en prendre qu’à elle-même.

Depuis sa création en 1933 par André Besnier, le grand-père de l’actuel PDG, la société n’a eu de cesse d’ériger des murs dès lors qu’on veut savoir autre chose que sur les produits qui sortent de ses usines. Non côtée en Bourse, la multinationale familiale n’a jamais publié ses comptes. Certes, la loi ne l’y astreint pas. Mais compte-tenu de la taille désormais acquise aujourd’hui (75 000 personnes employées, 230 unités industrielles dans le monde dans 43 pays différents et un chiffre d’affaires de 17 milliards d’euros en 2015), le black-out communicant de Lactalis n’aide pas vraiment à alimenter une réputation d’entreprise ouverte sur son écosystème. Tenant les rênes de cette dernière depuis 2000, le petit-fils Emmanuel (photo ci-dessus) a continué d’appliquer la même recette intangible. Hormis quelques rares interviews accordées à la presse professionnelle, l’homme verse plutôt dans le registre taiseux. Et pas seulement avec les médias puisque même le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, déclarait récemment (1) : « On ne le voit jamais. Je ne l’ai jamais vu, je n’ai pas son portable ».

Le monde bouge, pas la communication de Lactalis

lactalis-2-envoye-specialNon seulement le groupe laitier est avare d’ouverture et de dialogue avec les parties prenantes et les médias, mais il est aussi très susceptible dès lors que quiconque s’emploie à évoquer et/ou montrer des faits déplaisants à l’encontre de Lactalis. Le 13 octobre dernier, le magazine « Envoyé Spécial » de France 2 vient d’en faire les frais avec un reportage intitulé « Lactalis : le beurre et l’argent du beurre ». Le ton est certes peu amène et donne la part belle à des producteurs laitiers angevins en butte aux exigences financières et commerciales de Lactalis. Dans la foulée de la diffusion du sujet à l’antenne, le groupe présidé par Emmanuel Besnier choisit alors de répliquer sur le terrain … juridique ! Il saisit le tribunal de grande instance de Laval en référé et s’en justifie quelques jours plus tard dans un communiqué de presse (2) pour « mettre un terme à ces attaques injustifiées et à la diffusion d’une émission uniquement à charge (…) Ce reportage, qui vient malheureusement couronner près de deux mois d’une intense campagne de dénigrement engagée à l’encontre du Groupe, accumule les contrevérités et les amalgames, en voulant faire croire aux téléspectateurs que Lactalis est responsable de la crise de la production laitière et des difficultés rencontrées par les producteurs. Cette présentation fallacieuse constitue une désinformation inacceptable ».

Le ton du dit communiqué est à l’aune de la vision de la communication selon Lactalis : hautain tout en étant victimaire (« Lactalis est devenu le bouc émissaire de la crise actuelle ») et accusatoire (« Le Groupe Lactalis tient aussi à dénoncer cette idéologie anti‐économique et anti‐entreprises dont les accusations fallacieuses sur l’enrichissement du Groupe au détriment des agriculteurs sont honteuses »). Si les arguments peuvent intellectuellement s’entendre, ils ne sont en revanche pas audibles, ni même crédibles en termes de perception du public. La faute en grande partie à Lactalis lui-même et sa communication déficitaire depuis de nombreuses années. Or moins vous acceptez de parler, plus vous vous exposez aux risques d’interprétations en tout genre au service d’autres intérêts catégoriels. Pour n’avoir pas voulu évoluer et impulser une communication contemporaine à l’écoute de ses publics, Lactalis est effectivement devenu la tête de Turc préférée de tous ceux qui contestent le poids prééminent des multinationales laitières qui comptent pourtant dans leurs rangs d’autres enseignes célèbres comme Danone ou encore Savencia. Ces derniers connaissent aussi des heurts médiatiques mais très rarement avec l’intensité que subit Lactalis.

Le digital compte pour du beurre chez Lactalis

lactalis-2-sloganIl suffit de faire un petit tour d’horizon sur le site Web corporate de Lactalis pour vite comprendre l’énorme décalage d’image entre l’entreprise et ses différents publics. Le point le plus surprenant pour un groupe d’une telle taille, est la quasi absence de ce dernier sur les réseaux sociaux. Facebook, Twitter et consorts n’existent pas dans l’univers communicant de Lactalis à la différence de ses concurrents nettement plus proactifs dans le domaine digital. Seule une page Linkedin est mise en avant avec des publications de billets très amidonnés qui pourtant enregistrent un taux d’engagement plutôt correct et rassemblent à date une communauté de 43 259 abonnés. Preuve s’il en est que Lactalis suscite de l’intérêt et que le public veut en savoir plus.

Mais voilà, Lactalis continue de s’arc-bouter sur une communication minimaliste dans un monde où de surcroît les autres ne se privent plus de parler de vous à votre place. Consultant en communication et auteur de « La communication expliquée à mon patron », Laurent Sabbah pointe avec acuité les dangers d’une pareille posture (3) : « Une mauvaise image corporate se traduit toujours par un regard suspicieux porté sur l’entreprise au moment même où l’on parle de « déficit de confiance » vis-à-vis des décideurs économiques et politiques. Il aura des effets multiples. Sur ses fournisseurs, et le Groupe n’avait pas besoin de cela. Indirectement, sur ses clients. Il y a un risque d’effet ricochet sur l’image de ses marques Bridel, Lactel, Président etc. Que diront les associations de consommateurs ? Les politiques ? Ils s’exprimeront, c’est évident. L’effet concernera aussi l’image employeur, c’est-à-dire la capacité à recruter des talents, et aussi l’image de Lactalis à l’intérieur de l’entreprise auprès de ses collaborateurs. Sur ses discussions et ses négociations avec les décideurs politiques, les syndicats et ses autres interlocuteurs. Sur l’image renvoyée aux marchés. Sur son développement. L’effet de souffle de cette communication qui ne s’exprime pas ou s’exprime mal et à contretemps, peut être douloureux ».

Les réseaux sociaux s’en mêlent

lactalis-2-commentaires-twitterEt la douleur, Lactalis n’a guère tardé à la vérifier depuis que le tribunal a ordonné à France 2 de supprimer certains passages du reportage disponible sur les plateformes en ligne de rattrapage de France Télévisions. Sitôt le verdict rendu, les réseaux sociaux ont débordé comme le lait sur le feu en criant à la censure. Une censure qui est de plus très étonnante. Au final en effet, les passages désormais retirés ne concernent pas les critiques à l’encontre de Lactalis (comme le communiqué de presse de l’entreprise le laissait pourtant suggérer) mais des prises de vue du château du Vallon, à Entrammes qui s’avère être la demeure personnelle … d’Emmanuel Besnier. Les journalistes avaient effectivement pénétré sur la propriété sans autorisation pour interviewer la cuisinière du château ! Les juges y ont vu là une atteinte à la vie privée requérant la suppression de ce passage. Rien en tout cas qui ne soit en lien avec l’argument du communiqué de presse invoquant (4) que « des informations erronées ont été avancées voulant laisser croire que d’un cas d’une exploitation laitière, il faut faire une généralité afin de vouloir rendre Lactalis unique responsable de la crise profonde qui frappe les producteurs de lait ».

Au bout du compte, c’est une nouvelle volée de bois vert que se reçoit le n°1 mondial du lait. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller jeter un œil sur le fil #Lactalis sur Twitter. Les commentaires y sont sarcastiques, vifs, majoritairement négatifs envers Lactalis et invitent même à aller voir en ligne le reportage d’Envoyé Spécial. Pour une société qui voulait contrecarrer un traitement éditorial jugé déloyal, l’effet est complètement manqué ! L’émission connaît un regain d’intérêt parmi les internautes qui ne se privent pas d’ajouter leurs propres remarques. Sur le Web, s’est même organisé un appel au boycott des produits laitiers de Lactalis. L’action avait déjà démarré cet été lors de la polémique sur les prix du lait. Mais, elle n’a pas tardé à rebondir sur ce énième avatar qui brouille encore un peu plus la réputation de Lactalis.

Il faut changer de recette communicante

Les dirigeants de Lactalis seraient dorénavant sérieusement inspirés d’envisager rapidement une totale remise à plat de leur stratégie de communication. L’entreprise ne peut décemment plus rester rivée mordicus à cet atavisme corporate qui consiste à en dire le moins possible. L’écosystème sociétal s’est radicalement transformé ces dernières années sous l’effet de la défiance sans cesse croissante à l’égard des institutions comme des entreprises et des consommateurs de plus en plus exigeants et attentifs sur les produits qu’ils achètent. Une preuve édifiante de ce renversement de paradigme est le lancement de la brique de lait solidaire à l’initiative du collectif en ligne « C’est qui le patron ? ». L’idée est née dans la foulée de la crise du lait de cet été où Lactalis était largement en ligne de mire.

lactalis-2-brique-de-lait-solidaireLes animateurs du collectif ont mis en ligne un questionnaire à destination des consommateurs pour savoir quel type de litre de lait seraient-ils prêts à acheter, quitte à rallonger de quelques centimes d’euros le produit final pour soutenir les producteurs laitiers. 6850 questionnaires ont été ainsi remontés (5). Ils ont servi à l’élaboration d’un cahier des charges pour concevoir la brique de lait solidaire aujourd’hui en vente dans tous les points de vente de l’enseigne de distribution Carrefour qui a été la première à manifester son intérêt pour l’opération. Depuis, le produit ne cesse de gagner en notoriété. Lors d’une récente émission télévisée, l’écrivain Alexandre Jardin a ainsi lancé une brique de lait à Bruno Le Maire, candidat à la primaire des Républicains et surtout ancien ministre de l’Agriculture. Actuellement, d’autres produits sont en cours d’élaboration par le collectif « C’est qui le Patron ? ».

Ce type de mobilisation extrêmement rapide où le discours débouche sur des actions concrètes et tangibles est caractéristique du nouvel univers communicant dans lequel les entreprises doivent se mouvoir. Si la tactique du silence entêté de Lactalis a pu fonctionner dans les décennies précédentes (bien qu’on puisse en douter quelque peu au regard de la réputation peu flatteuse qui ne date pas d’aujourd’hui), elle est désormais vouée à l’impasse totale et contre-productive. Outre les médias qui poursuivront leur travail d’information sur Lactalis, les réseaux sociaux, les militants et les consom’acteurs entendent aussi prendre part au débat. Le temps du suzerain mayennais fixant arbitrairement et en solitaire les prix du lait est révolu. Il va falloir faire preuve de plus d’agilité, d’acceptation au débat et d’ouverture sur la vie de l’entreprise pour que Lactalis puisse espérer à terme se défaire de cet encombrant rôle de bouc émissaire que l’on cogne chaque fois que nécessaire.

Sources

– (1) – Margaux Baralon – « Qui est Lactalis, le géant du lait au cœur du bras de fer avec les éleveurs ? » – Europe 1.fr – 29 août 2016
– (2) – Communiqué de presse du groupe Lactalis – 27 octobre 2016
– (3) – Kira Mitrofanoff – « Reportage d’Envoyé Spécial: « Lactalis joue le secret et la coercition » – Challenges.fr – 28 octobre 2016
– (4) – Communiqué de presse du groupe Lactalis – 27 octobre 2016
– (5) – A.D. – « La brique de lait solidaire, nouvelle star des rayons » – Europe 1.fr – 22 octobre 2016



5 commentaires sur “Lactalis, une communication en mode « lait sur le feu » qui fait déborder les parties prenantes !

  1. Pascal TRAMBOUZE (@acteurvente)  - 

    Bonjour Olivier,

    J’aborderai mon commentaire sur l’angle de la communication sur les réseaux sociaux.

    Le lobbying du lait est extrêmement puissant, en France. Lactalis en qualité de n°1, ne déroge pas à la règle du : « pour vivre heureux, vivons cachés ». Par ricochet, leur présence sur les réseaux sociaux est quasi inexistante. (Du moins dans la visibilité).
    Une question : « Quelle stratégie médias, quelle occupation du terrain sur les réseaux sociaux, Lactalis dans sa position, doit-il mettre en place ? » Pour Lactalis, la justice et les communiqués alambiqués sont leur communication de crise.
    Le lait n’a-t-il pas trop débordé ? Le lobbying, l’opacité ne peuvent devenir clarté ; même à la demande des consommateurs ou acteurs avisés du secteur.

    Question finale : Quelle doit-être la stratégie Social Media de Lactalis au présent et à l’avenir ?

    En aparté : à fond derrière « C’est qui le patron ? »

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour Pascal

      Si le « vivre caché » a pu constituer la stratégie de communication de Lactalis pendant des décennies, cette posture n’est plus tenable aujourd’hui. Le contexte sociétal a changé. On ne peut plus se retrancher uniquement derrière du lobbying discret et des actions juridiques lorsque qqch déplaît. Ce n’est pas étonnant que Lactalis soit devenu le bouc émissaire parfait de tous les opposants. De par son opacité et sa psycho-rigidité, l’entreprise a nourri cette perception. Lors des crises, c’est elle qui est ciblée en priorité même si le problème laitier est en fin de compte plus complexe et pas de la seule responsabilité de Lactalis.

      Je suis personnellement abasourdi par tant d’absence de communication. Depuis 2001, Danone a par exemple ouvert un portail Web à destination des producteurs de lait : http://www.danone-lait.com/ . Le public peut également accéder à des infos. Lesquelles sont aujourd’hui reprises et viralisées sur les RS. Même si tout n’est pas parfait chez Danone, il existe au moins une volonté de dialoguer avec les parties prenantes. Lactalis devrait s’en inspirer largement. Sinon, il risque de continuer à se faie taper dessus avec à terme des risques financiers et commerciaux bien plus graves que ses dirigeants ne semblent le croire. Une initiative comme « C’est qui le patron » souligne de surcroît très bien que la co-construction est devenue un élément à intégrer dans la communication des entreprises.

  2. Autexier  - 

    L’Erreur à ne pas commettre ! …1) Attaquer en Justice … et 2) de surcroît se cacher derrière l’image des « Entreprises », lesquelles fort heureusement dans leur grande majorité savent s’entourer de Conseils. Lactalis a tout faux, … sa réaction a un goût de beure rance et l’addition risque d’être salée en termes d’images! Que dire de plus Cher Olivier? Un prospect idéal pour professionnnels de La Comm! …
    Amitiés
    Xavier

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