L’activisme digital de Donald Trump est-il la préfiguration d’une certaine communication qu’il va falloir apprendre à contrecarrer ?

Pour celles et ceux qui ont longtemps vécu dans l’utopie de la démocratie totale et de la conversation libérée pour le meilleur grâce aux médias sociaux et aux révolutions 2.0, l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a probablement dû sonner comme une redoutable gueule de bois. La conquête de la Maison Blanche s’est en effet nettement appuyé sur un activisme en ligne débridé et sans complexe. Qu’on le déplore ou pas, Donald Trump a clairement inauguré une nouvelle forme de communication qu’il continue jusqu’à présent de pratiquer depuis qu’il a prêté serment le 20 janvier dernier. Avec lui, on oscille désormais entre une espèce de référendum digital populiste permanent et du buzz musculeux qui ne s’embarrasse pas avec les faits. Et les entreprises ne sont pas les dernières à en prendre plein la figure. Alors ? Inéluctable, irréversible ou enrayable ?

Même si on peut toujours continuer à ergoter mathématiquement sur l’évaluation du poids réel exercé par les réseaux sociaux et l’impact de l’usage addictif de Twitter par Donald Trump lui-même, le fait est têtu. Peu importe la véracité du message ou même la représentativité de l’émetteur en ligne, l’essentiel est de cogner, marteler, répéter, coaguler, faire enfler et donner ainsi l’impression enivrante que le twittos milliardaire détient la vérité et la solution que des armées de fans réels et/ou virtuels vont ensuite colporter sans relâche pour enfoncer le clou et submerger ces médias qui mentent et cet establishment qui reste figé dans sa tour d’ivoire obsolète. Comment en est-on arrivé là ?

Jusqu’à présent, tout allait (à peu près) bien …

Trump - Iran revolution coverageAvant de décortiquer le cas Trump, revenons un peu aux sources de l’influence en ligne. Dès les premiers jours de la Révolution verte qui éclata en Iran en juin 2009, il était bien difficile de ne pas trouver un journaliste ou un expert qui ne s’extasiait pas devant le rôle inédit que Twitter jouait alors pour alimenter et entretenir les mouvements contestataires en butte contre le pouvoir abusif des ayatollahs et du président de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad. Il est vrai que la situation était peu banale. Dans un pays à l’expression citoyenne et médiatique drastiquement bâillonnée, voici que des manifestants parviennent à court-circuiter la censure en tweetant des messages, images à la clé, pour dénoncer le véritable visage d’un régime totalitaire et brutal jusqu’à la mort. Une vidéo montrant les violences policières a ainsi été vue des centaines de milliers de fois en Iran et dans le monde entier. Même s’ils étaient encore balbutiants à bien des égards, les médias sociaux s’indignaient et les médias avaient embrayé largement, d’aucuns voyant déjà l’avènement d’une société où les autocrates de tout poil allaient tomber de leur piédestal sous les coups de boutoir d’une démocratie numérique en marche. L’histoire était belle. Et pourtant, elle a fini dans l’hémoglobine, la répression et finalement l’oubli. Qui se souvient encore aujourd’hui de Neda, la jeune iranienne abattue par les forces de police et devenue symbole de cette résistance piétinée ?

Les années suivantes, il y eut certes des regains d’espoir avec successivement des soulèvements d’ampleur en Tunisie, en Egypte où à nouveau les réseaux sociaux étaient partie prenante pour aider les opposants aux régimes autoritaires à s’affranchir et à instaurer une société plus démocratique. Les résultats furent inégaux. Si la Tunisie est parvenue au forceps à instaurer un suffrage universel pour élire son premier président, l’Egypte est vite retombée dans les travers d’une gouvernance politique musclée et arbitraire. Quant au Web social, on s’aperçut qu’il fut certes un catalyseur non négligeable mais pas forcément le levier magique capable à lui seul de déboulonner les despotes en tout genre. Puis, il y eut aussi d’incroyables sit-ins à longue durée relayés sur les réseaux sociaux comme #OccupyWallStreet à New York en 2011 où un millier de contestataires anticapitalistes occupèrent le parc jouxtant le quartier de la Bourse avant de se faire évacuer par la police sans autre réel résultat que d’avoir glané un peu d’exposition médiatique et beaucoup d’agitation digitale. La France a d’ailleurs connu un mouvement similaire en 2016 avec #NuitDebout pour une conclusion tout aussi similaire. Ces échecs ou semi-échecs tendaient en fin de compte à justifier les préventions sceptiques d’Evgeny Morozov, un des rares intellectuels spécialistes des nouvelles technologies à n’avoir pas succombé béatement au pouvoir insubmersible des citoyens numériques en réseaux. Pour lui, le problème n’est pas tant l’outil en lui-même mais l’usage bénéfique ou maléfique que l’humain peut potentiellement en faire.

Quand le paradigme s’inverse

Trump - Citation Yannick Bolloré Napos 2017Dès lors, comment s’expliquer qu’un Donald Trump soit parvenu à faire de son compte @realdonaldtrump une arme redoutable d’influence massive au point de faire pencher la balance en sa faveur lors des dernières élections présidentielles américaines de 2016 ? Certes, on se souvient de 2008 où Barack Obama avait déjà défrayé la chronique avec le recours très pionnier et innovant aux réseaux sociaux pour amplifier l’écho de sa campagne politique. Néanmoins, il était à l’époque plus question d’utiliser les réseaux politiques pour faire d’une part affluer les dons des sympathisants et d’autre part, potentialiser le tractage numérique avec une approche « big data » implacable. Dans le cas de Trump, ces points ont également existé mais n’ont pas constitué la priorité majeure du candidat et de son équipe de campagne.

Cette fois, le terrain de conquête s’est déplacé sur celui du discours pur et dur. Mais pas pour autant en misant sur un discours charpenté et argumenté avec du factuel. La tonalité était tout autre : du gros sel rhétorique flattant obséquieusement les peurs et les ignorances de millions d’électeurs perdus, désespérés, écœurés, angoissés ou tout cela à la fois par la mutation brutale et rapide du monde et de leur monde au quotidien. Et de l’insécurité et de la paupérisation qui en découlent presque systématiquement pour eux. On l’a peut-être oublié mais ce même tour de passe-passe communicant a été accompli avec pareil succès aux Philippines en mai 2016 où Rodrigo Duarte a largement chauffé à blanc les réseaux sociaux avec ses propos outranciers (tout en joignant souvent paroles et gestes). Depuis, il est président du pays. Le même scénario s’est rejoué avec le référendum britannique sur le Brexit en juin 2016 où les populistes Nigel Farage et Boris Johnson ne se sont guère abandonnés en fioritures pour développer des messages anti-européens sur les médias sociaux. Avec réussite. L’Angleterre négocie dorénavant sa sortie de l’Union Européenne.

Quand des discours isolés deviennent masse

Trump - Astroturfing-2-fake-accountComment un tel retournement d’influence a-t-il donc pu s’opérer entre une Révolution verte iranienne où l’oiseau gazouilleur est retourné dans sa cage sans faire bouger les lignes et un improbable tycoon démagogue qui rafale des tweets à la vitesse d’une mitraillette et obtient des « résultats » ?

Professeur à l’Université de New York et très au fait des effets de masse sur les réseaux sociaux, Clay Shirky avance une première explication pour ce radical changement de paradigme (1) : la quasi-ubiquité des réseaux sociaux et notamment celle de Facebook qui englobe désormais plus de 1,8 milliards d’utilisateurs, soit environ un quart de la population de la planète. Vu ainsi, on comprend effectivement mieux le changement d’échelle des médias sociaux et la puissance virale qui en découle, surtout si quelqu’un sait la capter à son avantage.

Trump - Overton_WindowOr, toujours selon Clay Shirky, cette densification des réseaux sociaux conjuguée à une augmentation incrémentale de diverses opinions exprimées sur ceux-ci, a engendré un net glissement d’un concept sociologique connu sous le nom de « fenêtre d’Overton ». Forgée par le politologue américain Joseph P. Overton il y a une vingtaine d’années, cette théorie vise à cartographier les idées recevables selon divers degrés par l’opinion publique et celles qui s’en trouvent écartées à cause de leur non-acceptabilité sociétale du fait de leur extrémisme la plupart du temps. Bien que controversée par quelques détracteurs, cette fenêtre montre également qu’elle est à géométrie variable au fil du temps. Une opinion non-acceptable à une époque donnée, peut intégrer la « fenêtre d’Overton » à un autre moment à la lumière de nouveaux paramètres sociétaux.

Pour Clay Shirky, Internet puis les médias sociaux ont largement favorisé à conférer une consistance plus acceptable à des idées qui auparavant se situaient à la marge ou heurtaient les valeurs collectives en vigueur dans les démocraties occidentales (2) : « L’ethnonationalisme blanc était tenu à distance à cause d’une ignorance collective. Chaque personne s’époumonait dans son coin derrière sa télévision contre les immigrants ou pour dire que les blancs chrétiens étaient plus Américains que les autres Américains. Ils ne savaient pas combien d’autres personnes partageaient leurs opinions. Avec Internet, chacun peut voir qu’il n’est plus seul à penser pareil ». Depuis, ces groupes d’opinion se sont structurés en ligne et ont largement aidé à rendre plus « admissible » ces idées qu’auparavant peu de médias ou de leaders se risquaient à dire publiquement. En tweetant à répétition contre les Mexicains, Donald Trump n’a fait que capitaliser sur un substrat d’opinions digitales très capillarisées, réceptives et laissant accréditer au final que ces idées représentent désormais une masse éligible à la « fenêtre d’Overton ».

La tactique du tweet gourdin

Trump - tweetsA ce jour, le compte de Donald Trump est suivi par 22,4 millions de personnes, avec notamment un gain de 8 millions depuis son élection en tant que 45ème Président des Etats-Unis. Même si le candidat victorieux avait brièvement esquissé l’idée de mettre en sourdine ce compte et d’endosser le plus officiel @Potus, il n’en a finalement rien fait. Au contraire, il a repris de plus belle ses saillies en 140 caractères en allumant tour à tour l’Obamacare, les médias, Meryl Streep, les constructeurs de voitures n’investissant pas dans le pays, les Chinois ne respectant pas les lois du commerce international, l’immigration mexicaine, l’islam, l’avortement et la liste est loin d’être exhaustive. Pour le nouveau porte-parole de la Maison Blanche, Sean Spicer, ce compte (3) est « une liaison en direct avec les Américains » qui permet de « réfléchir à voix haute et d’entendre ce qu’ils pensent ». Ensuite, même si dans le lot des supporters numériques de Trump existent aussi probablement des bots chargés d’amplifier la portée des opinions du milliardaire président, la masse fait le reste, diffuse et percole partout où elle peut afin d’asseoir la légitimité de ce qui est dit par le bruit et l’amplitude.

Jusqu’où et jusqu’à quand durera ce cirque numérique assourdissant ? Nul ne sait pour l’instant. Il n’en demeure pas moins que la mécanique est piégeuse et infernale. Taclé sous les yeux de millions de twittos par Donald Trump pour ses projets d’investissements industriels au Mexique, le PDG de Ford a dû rapidement rétropédaler, annoncer que ces investissements n’étaient pas encore entérinés et qu’ils allaient finalement profiter à une usine du … Kentucky ! Le constructeur automobile japonais Toyota ciblé pour les mêmes raisons, a vu son cours de bourse s’effondrer dans la foulée. Le 26 janvier dernier, c’est au tour du président mexicain, Enrique Peña Nieto, de devoir réagir à une énième provocation Twitter de Donald Trump qui exige du voisin latino un financement partiel du mur qu’il entend construire tout le long de la frontière entre les deux pays. Opposé à cette exigence trumpienne, le président Nieto a donc répondu qu’il annulait sa rencontre avec le nouvel élu américain en … tweetant ! Pour Trump, c’est malgré tout du bonus communicant. Il a asséné ses arguments, mis la pression sur son homologue et « prouvé » quelque part que le Mexique n’était pas un partenaire fiable pour les USA puisqu’il s’opposait au fameux mur. Du pur sophisme digital dont la masse d’abonnés de Donald Trump se repaît, ne remet nullement en cause et s’empresse de faire essaimer à son tour !

Un nouveau type de com de crise est né

Trump - ToyotaSi les adversaires politiques de Trump sont maintenant habitués aux rodomontades de celui-ci, les entreprises découvrent à leurs dépens une nouvelle forme de communication de crise. Jusqu’à présent, elles étaient plus familières des attaques lancées par des ONG ou des reportages d’investigation explosifs. Sans d’ailleurs toujours très bien s’en sortir en fonction des éléments à charge soulevés par les contradicteurs. Il n’en demeure pas moins que s’instaurait un débat certes sensible et à fort enjeu mais où l’entreprise était quand même en mesure de faire entendre sa voix et apporter des arguments pour tenter d’expliquer ou d’incurver le cours des choses. Avec Trump, c’est un risque d’un tout nouveau genre qui se profile. Une sorte d’influenceur hybride qui cumule dorénavant les attributs régaliens classiques et la chambre d’écho digitale de ses fans prêts à tout pour faire rendre gorge à tout ce qui entrave l’action de leur champion. En quelques petits mois, Donald Trump a déjà punaisé sur son tableau de chasse Twitter des noms aussi importants que Ford, Toyota, General Motors, Lockheed Martin, Vanity Fair, Boeing et Carrier Corporation !

A tel point que des experts de la communication de crise de grandes agences américaines de communication confirment avoir maintenant des demandes de clients sur la façon de se préserver et de gérer un tweet accusateur ou menaçant de Trump à leur égard ! Consultant chevronné en communication de crise pour le compte de l’agence FleishmanHillard sur la zone Amériques, Chris Nelson abonde (4) : « Nous n’avons jamais eu une personne avec autant de pouvoir politique ayant l’envie constante de pointer des acteurs corporate. Il peut engendrer en un tweet bien plus de pression que n’importe quel activiste ou groupe de pression ne pourrait le faire à travers une campagne ». L’effet créé est effectivement terrible car il résulte d’un cocktail populiste et viral où la raison et le factuel sont réduits à néant. La force de la « preuve » et de la « justesse » du propos sont désormais imbibées d’émotion populiste et d’assertions basiques prises pour argent comptant. Et le plus vertigineux de cette tactique communicante sans réel précédent, est que cela marche même lorsque Trump ne dit rien. Récemment, Hyundai, Wal-Mart, Bayer, Amazon, Ford et Sprint ont tous publiquement annoncé leur intention de créer des emplois aux USA !

Contagion possible ?

Trump - Fake groupsIl serait hasardeux de croire que l’équation Trump + Twitter reste un cas iconoclaste confiné aux Etats-Unis. Le pays n’en est certes pas à sa première bizarrerie politique. Mais cette fois, les données du problème atteignent un niveau d’impact inégalé pour la réputation des entreprises, des institutions (les services secrets américains ont d’ailleurs aussi eu droit à une dégelée de Trump sur Twitter) et des décideurs. Il ne faut jamais perdre de vue que la force communicante actuelle du magnat (outre ses atouts personnels pour faire le show) provient d’un terreau collectif très bien connecté et plus que jamais remonté contre ce qu’il a longtemps dû exécrer en silence quand les médias sociaux n’existaient pas. Certes, Trump est Président des USA et ce n’est pas le moindre des pouvoirs. Mais il dispose aussi d’un levier d’influence qui n’est ni ses parlementaires, ni ses médias affidés, ni ses soutiens financiers mais une coalition de simples citoyens rageurs, pas très enclins à la réflexion et archi-motivés pour dézinguer les opposants et rallier de gré ou de force les plus indécis ou peureux.

Et ce levier n’entend pas forcément rester cantonné aux Etats-Unis même si l’isolationnisme est un marqueur culturel fort de la géopolitique américaine. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la récente enquête de Buzzfeed consacrée au groupe en ligne pro-Trump, «The Great Liberation Of France». Sans états d’âme, ce collectif vise à créer de faux comptes Facebook et Twitter pour manipuler les utilisateurs français des réseaux sociaux, semer de la confusion et pousser Marine Le Pen et le Front National comme le recours le plus crédible pour la France. La menace de cette communication subversive est d’autant plus crédible et dangereuse que la fachosphère tricolore est par ailleurs elle-même bien organisée pour mener des attaques réputationnelles similaires comme par exemple celle opérée récemment sous le hashtag #DemasquonsMacron (Voir la cartographie animée réalisée par Nicolas Vanderbiest/Reputatio Lab sur cette opération d’astroturfing)

Alors faut-il y voir une fatalité surtout si Marine Le Pen était élue en mai 2017 et reprenait à son compte les ficelles du twittos Trump pour assassiner la réputation d’entreprises qu’elle n’estime pas assez francisées ? Non, probablement pas. Il y a évidemment péril en la demeure car la viralité de la dynamique populiste sur les médias sociaux n’est pas non plus une vue de l’esprit en France et dans d’autres pays européens. Face à cette communication bulldozer, il est en revanche inutile de pratiquer la riposte frontale. Surtout si elle émane d’un acteur plus institutionnel, d’origine étrangère ou notoirement opposé aux extrêmes populistes. On l’a vu avec Trump et son armée digitale. Contre-argumenter inlassablement chaque provocation finit paradoxalement par être contre-productif. L’essentiel est d’abord et d’emblée de disposer d’une connaissance fine et actualisée de cet écosystème particulièrement mouvant pour être en mesure de détecter des signaux faibles, voire des failles. Ensuite, il s’agit surtout d’être soi-même actif mais auprès de communautés plus indécises qui cherchent justement à se forger une opinion qui aille au-delà des coups de buzz, de mêmes ou d’astroturfing plus ou moins intelligemment élaboré. En d’autres termes, c’est la capacité à rallier des acteurs objectifs qui permettra de contrebalancer les énormités populistes. C’est certes une stratégie de communication de longue haleine et loin d’être un fleuve tranquille. Mais c’est la seule voie communicante pour éviter le règne déplacé de l’opinion du café du commerce.

Sources

– (1) – Farad Manjoo – « Social Media’s Globe-Shaking Power » – New York Times – 16 novembre 2016 –
– (2) – Ibid.
– (3) – Elsa Conesa – « Comment Trump a pris le pouvoir en dix tweets » – Les Echos – 18 janvier 2017
– (4) – Kara Alaimo – « How Companies Can Gird for a Trump Twitter Attack » – Bloomberg – 23 janvier 2017

Pour aller plus loin (Addendum)