Post-vérité, un enjeu crucial que communicants et journalistes doivent résoudre

Elu mot de l’année 2016 par les éditeurs de l’Oxford Dictionary, le vocable de « post-vérité » n’est finalement que l’avatar supplémentaire d’un contexte sociétal où information et communication jouissent d’une défiance record. Le dictionnaire britannique explicite ce que désigne la post-vérité : « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances personnelles ». Autrement dit, cela implique pour un discours ou un contenu que celui soit d’abord vraisemblable plutôt qu’être intrinsèquement vrai. Ensuite, que ceux-ci ne s’appuient pas nécessairement sur des faits mais plutôt des perceptions, des opinions, des histoires qui vont séduire, faire adhérer ou alors renforcer mordicus les convictions. Ce qui n’est pas sans incidences fondamentales autant pour les communicants que pour les journalistes. Réflexions libres.

Certes, la dichotomie entre croyance et savoir ou entre émotion et raison n’est pas neuve. Déjà au temps de la Grèce Antique, les penseurs sophistes pullulaient. Pour convaincre leur auditoire, ils articulaient une rhétorique redoutable où le souci de la vérité n’avait guère sa place. Grâce à une manipulation spécieuse des mots et des gestes au charisme à toute épreuve, des sophistes comme Protagoras, Gorgias, Critias ou encore Prodicos sont parvenus à persuader des assemblées entières sur la seule foi de leur argumentation habile.

Dans les années 2000, le concept de post-vérité a opéré un véritable retour en force. Particulièrement aux Etats-Unis où en 2004 paraissent deux livres fondateurs : The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life de Ralph Keyes, et When Presidents Lie: A History of Official Deception and Its Consequences d’Eric Alterman. Ces deux ouvrages passent notamment au crible les mensonges informationnels et les déviances communicantes de l’administration Bush lors du déclenchement de la guerre contre Saddam Hussein en Irak. Ils illustrent ainsi comment des décideurs politiques ont délibérément orienté les débats en recourant abondamment à l’émotion (la peur étant celle la plus souvent utilisée), en débitant des éléments de langage savamment façonnés pour sonner crédible et en ignorant des faits (ou alors en tordant l’interprétation de ces derniers). La vérité authentique finira par sortir au gré des enquêtes officielles et des révélations de la presse. Mais il n’en demeure pas moins que l’enfumage d’Etat va laisser des traces profondes de méfiance grandissante.

Défiance et post-vérité, un cercle vicieux par excellence

Post Truth - Kantar la croix barometreS’il est un outil extrêmement bien placé pour constater et suivre les infiltrations croissantes de la défiance dans les sociétés modernes, c’est bien le Trust Barometer de l’agence de communication américaine Edelman. Depuis 17 ans, cette enquête fouille et sonde des dizaines de milliers de personnes de toutes catégories sociales dans une trentaine de pays. Chaque année, il en résulte un passionnant rapport (mais également préoccupant par les observations qu’il relève) sur l’état de la confiance accordée par les citoyens à l’égard des autorités politiques, des entreprises, des médias, des ONG et quantité d’autres acteurs apparus sur la scène au fil du temps. Or, depuis que cette vaste étude existe, la confiance n’a jamais cessé de se transformer en défiance. Particulièrement envers les politiciens qui recueillent des scores exécrables mais également les médias. 2017 n’a pas dérogé à la règle. Mais pire, la cote d’alerte est sérieusement atteinte chez d’autres. Dans deux tiers des pays interrogés, les entreprises et les ONG se heurtent ainsi dorénavant à la même méfiance que les politiciens et les médias. Cet écroulement massif profite par ricochet à une catégorie apparue dès 2009 et appelée « a person like yourself ». Cette année, celle-ci continue d’être créditée d’un 60% de confiance là où un PDG est situé à … 37% (1).

Quant à ceux qui sont censés faire œuvre d’investigation et de recoupement pour tenter d’établir la vérité, c’est-à-dire les médias, la déroute se poursuit. Une autre enquête (récurrente également depuis une vingtaine d’année) de l’institut Kantar et du quotidien La Croix vient à nouveau de pointer récemment l’état de décrépitude de la confiance attribuée aux journalistes par l’opinion publique en France. Tous les supports voient leur crédibilité baisser : 52 % des personnes interrogées ont confiance dans les informations qu’elles entendent à la radio (– 3 points sur un an). 44 % se fient aux journaux (– 7 points sur un an), 41 % à la télévision (– 9 points sur un an) et 26 % au Web (– 5 points sur un an). A tel point que le directeur de la rédaction de France Inter, Jean-Marc Four, déclare dépité (2) : « Le monde semble coupé en deux. D’un côté, ceux qui se tournent vers les médias traditionnels, au moins en cas de gros événement. De l’autre, une partie qui n’écoute plus, ne regarde plus, ne lit plus ces médias, et que ceux-ci ne savent plus comment atteindre ».

Quand le Web social accélère la post-vérité

Cette suspicion ambiante est de fait devenue le terreau de la post-vérité. Pour les plus cyniques, militants ou opportunistes, il n’importe plus vraiment de donner corps à son propos avec des faits solides mais plutôt d’effectuer des pirouettes rhétoriques, de tirer la larme à l’œil, de jouer sur les peurs en affirmant des choses basiques qui font « tilt » auprès des communautés visées. En 2016, les tenants du Brexit comme Nigel Farage et Boris Johnson ou le fraîchement élu président des USA, Donald Trump, ont parfaitement su s’accommode de cette post-vérité pour imposer leurs vues et ratisser largement parmi les électeurs. Qu’importe les arguments et les chiffres avancés. Il faut avant tout que cela parle aux tripes des publics. En France, ce n’est guère mieux comme le note le dernier baromètre de la presse Kantar/La Croix. Ainsi, 39 % des sondés continuent de croire que l’Etat a réservé plus de 77000 logements HLM pour des familles de migrants (3). 38 %, que des maires de province font venir des personnes étrangères de Seine-Saint-Denis dans leur ville en échange de subventions. Même si des faits avérés viennent contredire et infirmer ces croyances, ces dernières ont la vie dure.

Post Truth - POpeA cet égard, la libération de l’expression et du magistère de la parole que le Web social a induite, n’a pas été facteur d’amélioration. Loin s’en faut. La post-vérité y a trouvé là un terrain de jeu fantastique qui court-circuite les médias traditionnels tout en permettant de toucher un grand nombre de personnes et de faire essaimer n’importe quel type de contenus. Par exemple, le canular du soutien du pape à Donald Trump, publié sur le faux site d’actualité WTOE 5 News, a été partagé plus d’un million de fois sur Facebook (4). Or, les réseaux sociaux sont devenus des sources d’information majeures pour plusieurs catégories de la population qui estiment trouver des « réponses » à ce qu’on leur cache ou qu’on leur déforme. D’autres viralisent plus naïvement mais l’effet demeure le même. Dans cette confusion, la post-vérité tend à s’imposer aux faits. Donna Halper, ancienne journaliste et professeure de communication politique, explique (5) : « Certaines personnes ne réalisent pas qu’elles lisent un faux site d’actualité, car la plupart d’entre eux font en sorte d’avoir l’air digne de confiance ; et c’est seulement si vous lisez l’avertissement, souvent placé tout en bas du site, que vous réalisez que c’est du faux, et non la réalité. » Sans parler également de ceux qui refusent toute objection n’allant pas dans le sens de leurs croyances et convictions et qui sont souvent prêts à asséner n’importe quoi pour avoir le dernier mot.

Un personnage pratique d’ailleurs cet exercice au plus haut sommet de l’Etat : Donald Trump. C’est à lui que l’on doit aujourd’hui le concept des « faits alternatifs » ! Ainsi, lors de son investiture du 20 janvier dernier, les médias ont noté une certaine désaffection de la foule par rapport à celle de Barack Obama en 2009, estimations chiffrées et photos à l’appui. Le lendemain, la presse s’est pris une avoinée mémorable par l’attaché de presse de Donald Trump Sean Spicer qui l’accuse d’avoir « délibérément diffusé de fausses informations » tout en ajoutant fermement : « C’était le public le plus important jamais réuni pour assister à une investiture, point barre » (6). Malgré le scepticisme des médias, la proche conseillère de Donald Trump Kellyanne Conway a alors expliqué que son collègue n’avait pas menti mais « présenté des faits alternatifs » (7).

Quel sérum appliquer ?

Dans cette ambiance populiste où les élites et les médias sont systématiquement mitraillés mais également les communicants (et parfois à raison car les manquements ne sont pas minimes), la post-vérité constitue désormais une posture redoutable en termes d’information et de communication. Elle repose sur un axiome de Nietzsche que le philosophe André Comte-Sponville citait récemment (8) : « Tout est faux, tout est permis. Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». La phrase fait frémir tant l’on devine aisément les dérives que pareille pensée peut irriguer.

Post truth - Hannah ArendtSurtout si celles-ci sont de surcroît relayées massivement par les réseaux sociaux mais aussi par les algorithmes préférentiels qu’utilisent Google et Facebook pour pousser des informations auprès des internautes. Cette post-vérité fonctionne d’autant mieux qu’elle prolifère en plus aujourd’hui dans un environnement où l’opinion publique souvent en colère ou désenchantée exige des solutions simples à leurs problèmes. Même si le monde est complexe et aléatoire, beaucoup ne veulent pas se contenter d’explications trop poussées, voire faire l’effort de challenger leurs propres croyances. Une aubaine pour les adeptes de la post-vérité.

Alors, y a-t-il une issue pour la presse, les communicants et les grands acteurs/influenceurs/experts face à cette post-vérité dont d’aucuns abusent sans vergogne comme notamment les pseudos sites de réinformation (citons par exemple Boulevard Voltaire, Salon Beige, Egalité & Réconciliation, Fdesouche, Bastamag, etc), les politiciens populistes, voire certaines grandes entreprises qui occultent à dessein certains de leurs aspects plus questionnables. Il n’y a malheureusement pas de recette miracle hormis de continuer inlassablement à rechercher les faits et les montrer au lieu de touiller dans la peur, la victimisation ou le mensonge. Il est néanmoins indéniable que cette approche post-vérité complexifie grandement le débat. Face à quelqu’un qui vous assène un argument à moitié vrai mais émouvant et bien énoncé, il devient plus difficile de contre-argumenter même si on dispose des éléments authentiques.

Le site professionnel de communication et relations publiques Spin Sucks recense pour sa part quelques lignes de conduite qui peuvent inspirer chacun de nous pour éviter que la post-vérité finisse par devenir la focale de référence :

  • Vérifiez les faits avant de les partager
  • Informer vos amis lorsqu’ils publient des « faits alternatifs » ou des fausses informations
  • Sachez résister et dire non à une action qui n’est pas éthique
  • Conservez en permanence vos facultés d’esprit critique
  • Achetez les informations que vous consommez, un moyen pour la presse de se défaire d’influences financières plus ou moins orientées

Si déjà ces quelques précautions sont appliquées, la qualité de l’information échangée n’en deviendra que plus fiable. Encore faut-il avoir des interlocuteurs prêts à entendre et sortir de leur zone étanche de post-vérité.

Sources

– (1) – Matthew Harrington – « Survey: People’s Trust Has Declined in Business, Media, Government, and NGOs » – Harvard Business Review – 16 janvier 2017
– (2) – Alexis Delcambre – « La défiance envers les medias s’accentue » – Le Monde – 2 février 2017
– (3) – Ibid.
– (4) – William Audureau – « Pourquoi il faut arrêter de parler de « fake » news ? » – Le Monde – 31 janvier 2017
– (5) – Ibid.
– (6) – Agathe Ranc – « Ni vrai ni faux : l’équipe Trump invente les « faits alternatifs » » – L’Obs – 23 janvier 2017
– (7) – Ibid.
– (8) – André Comte-Sponville – « La post-vérité, un danger mortel pour la démocratie » – Challenges – 12 janvier 2017



2 commentaires sur “Post-vérité, un enjeu crucial que communicants et journalistes doivent résoudre

  1. Douillet-Renard  - 

    Merci pour votre texte qui nous apporte l’argumentaire et des axes de solutions dans nos « combats quotidiens » à contre-dire la post-vérité et l’utilisation de « Fake », « juste pour rire » de nos « amis, relations », qui pensent ainsi illustrer leur propos voire argumenter une position, dans ces temps d’élection présidentielle, par exemple ou de rejet de l’autre.
    Je ne souhaite pas être publiée dans mon commentaire, juste vous remercier pour m’avoir apporté, dans mon engagement, un texte de réflexion et d’encouragements, auquel me référer aussi,( avec la biblio), contre la post-vérité.

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