Trolls, haters, contenus haineux : Sommes-nous tous condamnés à subir ces minorités agissantes ?

Ces acteurs particuliers (souvent les deux faces d’un même profil) sont nés et ont grandi à mesure que le Web social ponctue et influe aujourd’hui le débat public autant que les médias et ceux qui détenaient auparavant le magistère de la parole. D’abord vus comme un phénomène exotique, voire volatile ou anecdotique, les trolls et les haters ont pourtant continué d’infester l’écosystème digital au point de polluer la réputation de quiconque leur déplaît et d’engendrer des chambres d’écho bruyantes mais souvent peu représentatives. Twitter vient récemment d’annoncer une série de mesures pour renforcer cette déferlante d’abus verbaux en tout genre. Un combat perdu d’avance ou à mener malgré tout pour faire des médias sociaux autre chose qu’un « gueuloir » d’agités sans freins, ni respect ?

Appels au meurtre, sexisme, dénigrements de marques et de personnes, porn revenge, xénophobie, antisémitisme, homophobie, bashing en bandes digitales, épandage sans scrupules de rumeurs et de théories complotistes … Le moins qu’on puisse dire à la lecture d’une pareille litanie de dérives discursives et comportementales,c’ est que le Web social est effectivement devenu (aussi) un réseau de caniveaux où la face noire de l’humanité se défoule sans limites. Le propos de ce billet n’est pas pourtant de s’abandonner à des jugements péremptoires sur Internet et ses usages à l’instar d’un Jacques Séguéla qui déclarait tout de go (déjà !) en 2009 : « Le Net est la plus grande saloperie jamais inventée par les hommes ». Faire le procès simplet des outils est une approche bien commode et très hypocrite pour ne pas se pencher sur les racines profondes du problème. Néanmoins, que peut-on envisager pour endiguer les excès récurrents des trolls et des haters sans piétiner non plus la liberté d’expression ?

Impression exagérée ou avérée ?

Haters - Zelda WilliamsC’est sans doute la première question à se poser. Pourquoi le Web et ses corollaires digitaux charrient-ils autant de contenus violents, intolérants et binaires où la notion de respect et d’écoute de l’autre semble avoir totalement disparu du paysage. Sont-ils une vue de l’esprit à force de se focaliser sur les plus extrêmes ou un état de fait concret ? En janvier 2016, l’agence Kantar Media s’était livré à l’analyse de messages d’insultes proférées sur Twitter, Facebook et quelques forums de sites médias français pendant deux jours. Le chiffre obtenu est vertigineux : 200 000 invectives identifiées soit une cadence de 2 insultes à la seconde (1). Un chiffre probablement déjà obsolète à l’heure où ces lignes sont écrites et à mesure que les médias sociaux ne cessent de gagner en audience.

La haine est donc bien palpable et chauffée à blanc selon les sujets d’actualité. Politique, religion, sexisme, racisme, immigration sont de toute évidence les thèmes qui déclenchent et polarisent les abominations textuelles les plus cinglantes. Mais personne n’est à l’abri d’une attaque soudaine de trolls et de haters. Zelda Williams, dont le père et célèbre acteur Robin Williams venait de se suicider, en a fait la très douloureuse expérience en août 2014. S’il y eut évidemment beaucoup de messages de compassion, il y eut aussi une vague d’accusateurs (souvent anonymes) en ligne pointant gratuitement du doigt la responsabilité de la jeune femme dans le décès de son père. La brutalité des propos fut telle que Zelda Williams se retira temporairement de Twitter. Lequel annonça dans la foulée, un durcissement de la modération sur son réseau. Pourtant, trois ans plus tard, force est de constater que la tonalité rageuse globale n’a pas baissé d’un cran.

Pourquoi tant de méchanceté en ligne ?

haters - HatersUn premier élément d’explication à cette explosivité verbale qui prévaut désormais sur les réseaux sociaux est d’ordre sociologique. La montée en puissance des médias sociaux n’a fait en fin de compte que mettre en exergue une grogne latente régnant sous le couvercle de la cocotte-minute sociétale depuis des décennies. Sauf que voilà. Avant, s’exprimer et surtout susciter de forts impacts étaient nettement plus complexes et aléatoires pour se faire entendre et attirer l’attention des médias et du reste du corps social. Professeur à l’Université de New York et très au fait des effets de masse sur les réseaux sociaux, Clay Shirky en est convaincu. Internet puis les médias sociaux ont largement favorisé l’émergence d’idées qui auparavant se situaient à la marge ou heurtaient les valeurs collectives en vigueur dans les démocraties occidentales (2) : « L’ethnonationalisme blanc était tenu à distance à cause d’une ignorance collective. Chaque personne s’époumonait dans son coin derrière sa télévision contre les immigrants ou pour dire que les blancs chrétiens étaient plus Américains que les autres Américains. Ils ne savaient pas combien d’autres personnes partageaient leurs opinions. Avec Internet, chacun peut voir qu’il n’est plus seul à penser pareil ». Depuis, ces groupes d’opinion se sont structurés en ligne et ont largement aidé à rendre plus « admissible » ces idées qu’auparavant peu de gens se risquaient à dire publiquement.

Haters - HarassmentL’autre versant de l’explication procède plus de la psychologie des individus. L’université d’Arizona a ainsi passé au crible plusieurs « customer rage studies » pour mieux cerner les tenants et aboutissants de ces consommateurs qui se lancent à corps perdu dans des actes de vengeance ou de dénigrement public à l’encontre de marques, de magasins ou même de personnes. Professeur de marketing à l’Essec, Emmanuelle Le Nagard s’est également penchée sur ces études. Ses découvertes sont sans appel (3) : « Ils se voient comme des justiciers, des Robin des Bois de l’ère Internet. Pour que l’entreprise ne recommence pas. Pour lui donner une leçon ». Mais aussi pour se soulager car ils s’estimaient parfois « bafoués, humiliés car leur réclamation avait été ignorée »(4). Les ressorts psychologiques des trolls et des haters peuvent même avoir des racines plus profondes selon Yann Leroux, psychanalyste et spécialiste de la société numérique. Là, les bas instincts sont directement à l’œuvre (5) : « Il y a des gens qui s’amusent à repérer sur Facebook des profils de mecs affichant un look qu’ils jugent ringard (…) Et là, ils le cassent en faisant pleuvoir les commentaires méchants. Après, on les voit se vanter de s’être fait expulser de la page de leur victime ». Entre sans-voix qui s’emparent de l’effet d’aubaine du Web pour faire écho et pervers souvent lâchement planqués derrière leur anonymat, les réseaux sociaux comme les pages commentaires des médias (ou encore les forums comme 4Chan connu pour ses débordements sexistes à répétition), les trolls et les haters se sont donc imposés comme des acteurs capables de poser de sérieux problèmes de communication et de réputation.

La désinhibition comme moteur

Haters - Cover TimeCette désinhibition digitale est clairement devenu un enjeu pour quiconque souhaite prendre part au dialogue avec ses communautés en ligne. Il serait illusoire de continuer à faire croire que le Web social incarne encore le mythe promis des geeks pionniers où l’échange d’informations, la connaissance de l’autre, le dialogue constructif allaient pouvoir prendre chair grâce à Internet. Heureusement, il existe aussi de magnifiques cas d’études et d’anecdotes touchantes où le Web est réellement un canal de progrès sociétal. Mais ne nous leurrons plus. Les trolls et les haters qui grognaient autrefois dans leur coin (les mêmes que ceux plus anciens qui s’amusaient parfois à inonder les boîtes aux lettres de courriers anonymes malveillants pour assouvir leurs envies de bagarre) ont dorénavant pris pied sur le Web social et n’ont guère d’états d’âme à le dévoyer. Time Magazine s’en est d’ailleurs préoccupé en août 2016 en consacrant un dossier spécial sur cette dérive communicationnelle qui accentue les fractures, excite les haines et encourage les actes les plus délictueux. En 2014, le Pew Research Center avait déjà établi dans une étude que 70% des 18-24 ans avaient déjà subi des harcèlements digitaux ainsi que 26% des femmes (6).

Cette agressivité décomplexée devient de plus en plus problématique. Elle impacte à tout moment n’importe qui et n’importe quoi avec parfois des effets brutaux. En juillet 2016, l’actrice américaine noire Leslie Jones a ainsi annoncé son retrait de Twitter sous les coups de boutoir des haters et des trolls (7) : « Je quitte Twitter ce soir les yeux plein de larmes et le cœur plein de tristesse. Toute cette haine parce que j’ai fait un film. Vous pouvez détester le film, mais je ne mérite pas ce que j’ai dû endurer aujourd’hui ». En cause : le tsunami de tweets haineux et racistes à la sortie du film. Et les haters et les trolls qui parfois se font exclure de Twitter ou d’un autre réseau pour avoir vraiment franchi la ligne jaune, parviennent encore à s’en vanter. Souvent en récréant dans la seconde un nouveau profil et en hurlant à la victimisation.

La loi et les GAFA comme remparts ?

Haters - twitter-anti-harcelement-0Les trolls et les haters ont d’autant pu proliférer que pendant longtemps les géants des réseaux sociaux (Facebook, Google, YouTube, Twitter en tête) ont invoqué la sacro-sainte liberté d’expression qui est au cœur de la Constitution américaine. En dépit des requêtes croissantes et des mécontentements de toutes parts (et notamment d’Europe), ces acteurs digitaux ont plutôt fait la sourde oreille. Même s’ils n’étaient pas à un paradoxe près. En janvier 2017, une blogueuse italienne a ainsi vu son compte bloqué par Facebook pour avoir publié la statue nue de Neptune à Bologne au motif que la photo était « sexuellement trop explicite » (8). Alors qu’au même moment, signaler un site antisémite ou djihadiste relève de la croix et la bannière pour obtenir la fermeture par Facebook !

Néanmoins, ces entreprises commencent à comprendre qu’il est dans leur intérêt de mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm où la haine gratuite prend trop souvent le pas sur la pertinence et le respect. En mai 2016, Facebook, YouTube, Twitter et Microsoft ont notamment paraphé un code de conduite avec la Commission européenne pour examiner en moins de 24 heures les signalements et supprimer le cas échéant. Ces derniers jours, Twitter a dévoilé une batterie de nouveaux outils de chasse aux trolls qui seraient basés sur le « Deep Learning » pour repérer et bannir les plus acharnés et hors-la-loi mais aussi les empêcher de revenir (9). Pour la juriste Charlotte Denizeau, la loi doit également faire partie de l’arsenal si l’on veut juguler efficacement les débordements des trolls et des haters (10) en mettant la pression légale sur les éditeurs de réseaux sociaux et les fournisseurs d’accès : « Il faudrait les contraindre sous risque de sanctions pénales, à utiliser des modérateurs et les obliger à fermer ou bloquer l’accès aux sites à teneur raciste, antisémite ou faisant l’apologie de la violence ». Pas si simple au regard de la liberté d’expression si l’on en juge la toute récente décision du Conseil Constitutionnel français qui vient de censurer le délit de consultation de sites djihadistes imposé par le gouvernement !

Eduquer et parler en permanence

Hater - Photo appli HaterAlors concrètement que faire sans tomber non plus dans l’excès inverse du politiquement correct ou du bon vieux comité de censure comme les pratiquaient allègrement les régimes soviétiques. Une première piste consisterait à encourager et muscler plus fortement l’éducation des plus jeunes générations en matière de citoyenneté numérique. C’est justement une recommandation prônée par la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme depuis février 2015 (11) avec « l’adoption d’un plan d’action national sur l’éducation et la citoyenneté numériques ». Au même titre que les jeunes diginautes doivent apprendre l’esprit critique parmi les contenus qu’ils glanent sur le Web, ils doivent également être incités à plus de responsabilisation et de prévention dans leurs comportements numériques. Sans ce travail de fond et de longue haleine, les trolls et les haters risquent d’avoir encore de beaux jours devant eux.

Pour les organisations et les dirigeants ayant des activités publiques, il s’agit en parallèle d’investir plus massivement dans des structures de datamining et de veille digitale pour mieux repérer, comprendre et désamorcer et/ou confiner des énervés qui très fréquemment ne représentent que des poignées et pas des armées de mécontents. Là aussi, cela requiert un effort conséquent. Mais faire l’impasse revient encore une fois à laisser la porte grande ouverte aux trolls et aux haters qui eux ne changeront pas d’un iota. La preuve avec Milo Yiannopoulos, journaliste britannique pro-Trump, collaborateur du site réactionnaire Breitbart News et banni à vie de Twitter pour avoir proféré des insultes raciales envers l’actrice Leslie Jones. Puni mais quand même ravi de son coup puisque cette expulsion revêtait à ses yeux presque l’obtention d’une médaille pour discours déviant !

Autre piste : réhabiliter la Netiquette comme le suggère mon ami blogueur Hervé Monier dans un billet très explicite. Pourquoi pas en effet ? Disposer de codes de conduite procure toujours des repères. Même si les trolls et les haters s’en moquent assez allègrement, ils ne pourront au moins pas objecter que converser sur les réseaux sociaux, c’est « free style » à tous les niveaux. Ne pas en prendre plus conscience et agir en conséquence pourrait alors déboucher sur de graves conséquences que Christophe Lachnitt, ancien dircom chevronné et blogueur reconnu résume ainsi (13) : « C’est pourquoi, en matière de communication, la révolution numérique bascule, toutes proportions gardées, dans la Terreur : l’arbitraire règne sur la formation des perceptions et le respect de la vérité, fondement démocratique s’il en est, se trouve réprimé ». Il n’est question de jouer à se faire peur mais à réellement prendre la mesure du problème. La preuve ? Une application baptisée « Hater » vient de voir le jour. Sur le principe de Tinder, elle propose de mettre en relation des gens qui ont les mêmes détestations que vous !

Sources

– (1) – Aymeric Renou – « Deux insultes par seconde » – Le Parisien – 9 février 2016
– (2) – Farad Manjoo – « Social Media’s Globe-Shaking Power » – New York Times – 16 novembre 2016 –
– (3) – Gilles Wybo – – « Mais pourquoi sont-ils si méchants ? » – Stratégies n°1796 – 8 janvier 2015
– (4) – Ibid.
– (5) – Nic Ulmi – « Il est plus facile de haîr à distance » – Le Temps – 18 octobre 2014
– (6) – Joel Stein – « How Trolls Are Ruining the Internet » – Time Magazine – 18 août 2016
– (7) – Clément Boutin – « Les réseaux sociaux donnent-ils trop la voix aux “haters” ? » – Les Inrocks – 1er août 2016 –
– (8) – Elisa Braun – « Facebook censure une photo d’une statue de Neptune pour nudité » – Le Figaro – 4 janvier 2017
– (9) – Leila Marchand – « Twitter lance des outils anti-trolls » – Les Echos – 7 février 2017
– (10) – Catherine Vincent – « Modérer et punir » – Le Monde – 25 juin 2016
– (11) – Ibid.
– (12) – Clément Ghys – « Ils ont posté le pire, Twitter les a bannis » – Le Monde – 16 janvier 2017
– (13) – Christophe Lachnitt – « La révolution numérique bascule dans la Terreur » – Superception – 1er février 2017

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Un commentaire sur “Trolls, haters, contenus haineux : Sommes-nous tous condamnés à subir ces minorités agissantes ?

  1. Romarain  - 

    La règle #1 craint quand même un peu : car pourquoi ne pourrait-on pas dire quelquechose à quelqu’un IRL, si ce n’est par peur de s’en prendre une ? Donc c’est défendre la loi de la menace et de la manipulation de l’opinion.

    Et globalement le concept de Troll correspond à ce refus d’accepter l’avis contraire de quelqu’un. C’est un concept vide de sens, un peu comme l’insulte. L’insulte n’existe pas : si je vous dit « Vous vous enfermez dans des raisonnements abscons et vous ne mémorisez pas ce que je dis, vous manquez de cohérence dans vos propos et vous n’allez pas très loin », déjà celà vous offusquera de la même manière que si je vous avais dit « vous êtes con », et en plus celà revient au même que de faire exactement la même phrase mais de la terminer par « … et donc vous êtes un idiot », ou de commencer par ce qualificatif puis de l’expliquer ensuite. Le seul cas où le concept d’insulte peut éventuellement avoir une raison d’être, c’est si le qualificatif est lâché sans explication ; encore qu’on puisse, par déduction comprendre ce qui mène l’autre à nous dire celà et relancer la discussion, si on fait l’effort de ne pas tomber dans la facilité.

    Donc ce qu’on appelle « le manque de respect » est en fait une tentative de dominer les propos de l’autre, en l’accusant d’insulte, et en tentant par la menace physique ou le retournement d’argument de lui faire dire ce qu’on a envie d’entendre. Comme ça on évite de se regarder en face, de voir son erreur, et on fait passer l’autre pour quelqu’un qui viole tout et agresse tout. Sauf que l’irrespect ça n’est pas ça : le respect, c’est permettre l’intégrité de l’autre. En d’autres termes, c’est… permettre qu’il puisse s’exprimer ! En conséquence, ce qu’on appelle « irrespect » actuellement est en réalité la « détestation » (contraire de l’admiration, en somme) ! Et en revanche, la manipulation pour empêcher l’autre de nous dire ce qu’il nous dit est… justement de l’irrespect ! C’est donc le monde à l’envers, le sophisme à l’état pur ! Et rétorquer « oui mais tu me réduis à quelquechose et tu n’as pas le droit de le faire » est tout aussi fasciste, puisque c’est nier les explications qui mènent au qualificatif qui nous déplaît tant, et se focaliser sur le qualificatif comme si rien n’y avait mené. En somme c’est nier la réalité de ce qu’on est, et violer/forcer l’avis de l’autre. L’irrespect est donc la violation de l’intégrité de l’autre. On est loin de la notion triviale qui y est accordé…

    Le concept de Troll procède du même mécanisme de fond, mais avec une subtilité en plus. Dans votre article ici présent, vous partez d’une chronologie qui en dit long sur la façon dont ce concept est né :

    1. Les Trolls sont des « haineux ». Ce qui implique insidieusement que la haine n’a aucun fondement, que les gens qui ont la haine sont le mal incarné, que leur haine n’a aucune cause, aucune raison, et qu’elle n’est que gargarismes et expression d’esprits détraqués. C’est ce qu’on comprend dans le titre de l’article et dans l’intro. Donc on peut dire que celà procède de la même trivialité et facilité que le concept d’insulte qui permet à quiconque de ne pas entendre ce qu’on lui dit. Ceci en se passant totalement d’une analyse structurelle de ce qui est dit (phrases, propos, morphologie, syntaxe, etc) et qui pourrait éclairer les choses et faire avancer la communication dans le bon sens. Mais comme tout le monde est habitué à ne pas analyser ni chercher à convaincre l’autre en lui disant par exemple qu’il « a lâché un mot sans en expliquer la raison » ou qu’il a « oublié de répondre à un argument », tout le monde se contente de se réfugier dans des représentations faciles et stéréotypées. Pas que je sois contre les stéréotypes et profils, mais là en l’occurence il s’agit de paresse.

    2. Ce serait donc des animaux, et un fléau à éliminer. QUID du fléau, tout aussi répandu, qui consiste à traiter de troll quiconque a un avis qui paraît « polémique » et « à but seulement destructeur » sous prétexte que l’on pense que la question soulevée a déjà été tranchée par l’opinion publique, et que la personne est donc soit arriérée soit cherche délibérément à blesser les autres avec des arguments évincés. Comme si la société primait tout le temps sur l’individu, et qu’un individu ayant un avis contraire au groupe était forcément un attardé. Que ce soit sur la question du réchauffement climatique, du végétarisme, ou de l’aspect psychiatrique de l’homosexualité (vous sentez votre bile monter ?). Surtout, l’accusation de trolling est d’autant plus aisée que des lois protégeant un aspect sémantique qui se rapproche du sujet ont été promulguées en amont, et peuvent être invoquées pour museler la personne, en dépit de la défense logique qu’elle peut mettre en oeuvre : car après tout, les avancées communes ne sont par obligatoirement et par défaut des avancées ayant été faites intelligemment. J’en ai fait les frais sur divers sujets, et en ce moment c’est sur la question de la théorie du genre et de l’homosexualité. Je précise que je ne suis pas homophobe, en tous cas pas au sens où vous l’entendez, et l’on a encore le droit de considérer quelquechose comme une folie mais de la tolérer. Quoique justement ce droit s’étiole petit à petit, et souvent dans des commentaires émotifs et faciles en direction des « arriérés » de religieux ou autres groupes identitaires (et là bien entendu, il ne s’agit pas de trolling !). Il y a quelques années, c’était sur d’autres débats tels que l’utilisation des bagnoles à outrance, la notion de téléchargement illégal (personnellement je me considérais comme citoyen vivant en dessous du seuil de pauvreté et piratant à contre-coeur pour maintenir mon niveau de culture, et le fait d’assumer la sémantique de mes actes déplaisait à tous les gens qui n’arrivaient pas à s’assumer et considéraient que ripper des CD de leur appartenant pas, ou le Peer2Peer, n’avaient rien d’illégal)… Bref, dès qu’on remet en question une façon de faire communément acquise par paresse, on est un individu à abattre ; et qu’on ait des arguments même très bons n’empêche rien. C’est la facilité qui l’emporte, et surtout, le désir de ne pas se voir en face et d’avoir à supporter les contradictions et paradoxes.

    3. Dans votre premier chapitre (Impression exagérée ou avérée), vous mettez l’accent sur les aspects de « bande », de « lynchage », « d’exactions vindicatives » et en quelque sorte de « piratage » tel que le spamming massif. Ce n’est pas faux, ce phénomène existe ; sauf que l’origine du concept de « troll » ne correspond pas à ce tableau, mais plutôt au profil qu’on a pu donner à des individus isolés, et « créant des polémiques pour mieux semer la zizanie ». On est donc dans une évolution du concept de base (celui que j’aimerais analyser !), qui passe subitement de « petits mots lâchés pour créer de grands maux », à « phénomène similaire mais en bande organisée n’ayant plus l’objectif de créer du désaccord et cherchant simplement à ruiner la psychologie de leur cible ». Du coup, on zappe le SENS, le signifié qu’il pouvait y avoir au départ, bref le fond, pour s’attacher à la forme (surtout sa dernière manifestation), et la réduire à des grognements. Et c’est dommage, car c’est se priver d’une possible résolution du problème et amélioration de la communication. Car ne plus savoir expliquer, c’est ne plus pouvoir… convaincre ! Tout finit par être réduit à un simple rapport de force. Et pire (et c’est d’ailleurs la motivation de ma réaction) le concept de Troll peut ainsi être tartiné à tout va dès qu’un individu rentre en conflit avec notre opinion et l’opinion commune. C’est à cause de ça que je m’intéresse à ce concept, tout aussi abscons à mes yeux que celui de l’insulte, et à cause de son utilisation dont j’ai personnellement souffert de nombreuses fois. Je ne vais pas parler ici des étapes et propriétés qui mènent à être pris pour un Troll, le but de ce 3e point était juste de faire remarquer la FORME que vous attribuez désormais au concept.

    4. Il vous a donc fallu trouver une origine à ce fléau, origine non logique ni discursive ni analytique : et quoi de mieux qu’une origine historique et sociologique pour trouver la trace et l’explication de tels comportements obscures à vos yeux ? Vous êtes donc parti dès le deuxième chapitre en direction des universités et de Clay Shirky, et montez de toutes pièces l’hypothèse d’un éthnonationalisme isolé et désormais désinhibé par les réseaux sociaux, de la xenophobie et haine des immigrés. Bref, comme à chaque fois que des théories fumeuses tentent de trouver une origine sans réfléchir à l’essentiel qui dérange (et en niant toute réalité chronologique et individuelle), il suffit de piocher en hasard dans le sac de l’histoire et de la société, et si possible de prendre une actualité récente (l’immigration massive) ou une étude récente (les consommateurs « robins des bois ») pour que tout le monde puisse visualiser la chose et mieux avoir l’impression de comprendre quelquechose et d’y trouver du sens.

    5. Vous parlez ensuite de la désinhibition et des harcèlement digitaux. Je n’ai rien à contredire sur ce point, je suis tout à fait d’accord comme je l’ai dit précédemment avec la notion de « spamming », de « phrases courtes », de bombing en tout genre. Mais il va falloir préciser de quoi nous parlons, car jusque-là on pourrait confondre « un propos haineux non défendu » avec « un propos haineux défendu mais déplaisant et choquant » : la subtilité est que l’on est en droit de détester une chose et de réagir en cherchant à en démontrer l’absurdité, et qu’il faut distinguer la haine irrationnelle de la haine rationnelle. Aussi, il faut bien faire la distinction entre la haine réduite au physique et la haine intellectuelle qui, bien que pouvant déboucher ultimement sur une action physique, concentre tous ses efforts sur le raisonnement et la communication. Je dis « déboucher sur une action physique », car nous savons tous qu’en cas de domination, si les mots ne sont plus entendu il ne reste plus que le corps pour se libérer (dois-je prendre l’exemple des guerres et notamment de la WW1 ou WW2 ? Ou des talibans, ou des massacres et génocides divers ?). Toute la dynamique du monde des opinions et des émotions est sujette à la systémique des modèles antagonistes et à la question de la soumission (subir quelquechose, au quotidien) et de la subsistance (le modèle antagoniste va-t-il l’emporter ?).

    J’aimerais donc finir en brossant très rapidement le portrait du véritable troll (je ne peux pas trop développer, ayant déjà écris un texte assez long). Je ne vais pas m’attarder sur les aspects sémantiques et paradoxaux du langage (c’est un puis sans fond), mais simplement définir les motivations et méthodes sans chercher à les démontrer et donc en misant sur l’évidence (attention toutefois à ne pas confondre tout opinion contraire avec cette évidence, on parle ici de véritable trolls, conscients ou inconscients).

    Troll classique :
    ——————-
    R1 – Ne pas vouloir convaincre, mais seulement vouloir constater l’énervement des autres. Rapport émotif aux autres, et non intellectuel.
    R2 – Phrases courtes, mono-assertions. Pas d’articulation logique (explication, déductions, inductions, …)
    R3 – Profite des paradoxes, ne respecte pas la règle de la « cohérence avec l’essence de son propos ».
    R4 – Ne reprend pas ou ne reprend qu’une partie seulement des arguments.
    R5 – Utiliser les façons de communiquer/répondre permettant la domination : langage condensé (allusions, facepalm, smileys, private joke).
    R6 – Ne pars pas, squatte, harcèle, sans passer à une vraie argumentation avec de longues explications (car quelqu’un qui squatte mais en argumentant n’est pas forcément un troll).

    Voilà. Et toute autre description (comme on a pu en voir depuis 20 ans sur le sujet) est inadéquate : je veux dire, les portraits d’espions qui répandent la discorde dans les partis ou organisations, en les infiltrant et en manipulant les opinions à grands renforts d’argumentaires, les « agents » du web, bien qu’existant probablement, peuvent malheureusement être confondus avec des gens normaux exprimant simplement leur avis. On ne peut réellement distinguer un troll d’une opinion contraire qu’à sa structure linguistique.

    Et là malheureusement ça fait mal, parce qu’il y a beaucoup de gens qui sont en réalité des trolls qui s’ignorent. Car tout le monde est en réalité assez pauvre en argumentation. Comme il m’arrive souvent de discuter et de tomber sur des gens qui en arrivent là, j’ai pris l’habitude de sauvegarder mes échanges (copie de texte ou carrément screenshot) et j’ai des perles. Je vous assure, des perles… Du type « 60 ans mais âge mentale d’un gamin de 6 ans ». Surtout sur Facebook en ce moment, ça pullule. J’ai même réussi à faire fuir une vieille qui utilisait la règle R3 comme une girouette, à grands coups de « tu veux toujours avoir raison » (c’est un paradoxe) : dès qu’elle a senti que je ne lâchais rien et commencé à percevoir son problème de contradiction intrinsèque, elle a supprimé le fil de commentaire et a disparu.

    Il y a aussi les trolls « actifs et invisibles ». Jetez un oeil sur les forums, et vous verrez que ceux qui utilisent les techniques que j’ai listées, de manière agressive, sont souvent des gens… totalement intégrés en réalité aux forums ! Ils « évincent » toute personne cherchant à développer et convaincre des choses qui ne leur conviennent pas, et « verrouillent » les sujets de discussions, et boutent hors du forum toute personne ne pensant pas comme eux (souvent avec appui des modérateurs, car quand « l’insulte » les agresse, l’appel au modo est rapide ; et les modos ne cherchent pas en général à faire la génèse de la discussion, ils tapent là où ça dépasse).
    Allez faire un tour sur les topics du genre « énergie du vide » sur ForumHardware.fr, et vous verrez des pseudos-scientifiques de 16 à 25 ans monopoliser le fil avec ce genre de technique. Ce sont des trolls « inclus », des cerbères. De vrais squatteurs que vous pouvez retrouver 5 ans après sur le même fil de discussion faisant 1000 pages, et qui sont toujours là !

    Evidemment il y a aussi les troll « exclus » : les électrons libres, les « râtés » qui arrivent dans les groupes pour semer le doute, la discorde, ou simplement chauffer les esprits. Mais on confond aussi souvent ceux qui ont simplement envie de réagir à un propos communément tenu pour acquis, avec ces trolls. Ce qui est problématique dans la définition du trolling.

    Maintenant les aspects relatifs aux trolls de nouvelle génération (trolling de groupe) :
    ———————————————————————————————————–
    R7 – Se conforter dans l’idée que les autres pensent comme nous et que la cible est seule (rapport d’antagonisme, d’inconscient collectif). Surtout si la cible est déjà cataloguée ou catalogable comme « faible » dans les représentations collectives (notion d’intello, de puceau, de boloss, et autres images inconscientes…).
    R8 – S’appuyer sur les façons de communiquer classiques : expressions stéréotypées (navrantes le plus souvent), rythme classique (le tempo de l’échange au sein du brouhaha commun, très rapide, peu réflectif, besoin d’une réponse immédiate).
    R9 – Invectives physiques : laideur, pousser au suicide, etc.
    R10 – Langage SMS (effet « jeune, normal »). Car ce sont souvent des gens qui ont le temps (scolarisés, étudiants). On imagine mal des trentenaires casés débouler par paquets de 1000 sur Twitter. Ah bah oui, là y’a pas mal de blaireaux qui tombent dans cette définition !

    Bref, j’arrête là ce début de liste. C’est un sujet que je vais certainement développer un jour, et ça sera l’occasion d’une grande analyse de fond.

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