Création & Distribution de contenus : Faut-il repenser la répartition de la valeur entre médias et opérateurs ?

Il y a à peine 10 ans, ils se regardaient encore en chiens de faïence. D’un côté, les créateurs de contenus audiovisuels  comme les chaines de TV et radio en tête qui se focalisaient avant tout sur la conquête de l’audience et des achats d’espaces publicitaires qui en résultaient. De l’autre, les opérateurs télécoms étaient affairés à préserver leur pré carré que sont leurs abonnés tout en investissant lourdement dans les infrastructures de télécommunications de demain pour se mettre à l’heure du haut débit (fibre et 4G). Cette répartition des terrains de jeux a progressivement volé en éclats avec l’émergence de la convergence numérique et surtout les nouveaux modes de consommation des contenus qui s’en sont ensuivis. Dorénavant, se pose la question de la valeur des contenus ou du moins une meilleure répartition des revenus qui en découlent entre créateurs et opérateurs.

Résultat de ce chamboule-tout numérique qui est loin d’être clos: les acteurs de l’audiovisuel ont commencé à courir après des publics de plus en plus volatils. C’est ainsi que les fonctionnalités comme le rattrapage sur le Web, la vidéo à la demande ou encore le podcast sont devenues autant de circuits de diffusion supplémentaires pour les premiers. Or, ceux-ci empruntent bien souvent les « tuyaux » des opérateurs. D’où ces dernières années, des incursions répétées des opérateurs télécoms pour tenter de remonter dans la chaîne de valeur en acquérant des producteurs de contenus, des droits exclusifs sur des événements ou encore en exploitant habilement ceux des autres via notamment les fameuses boxes qui se sont enrichies de services à la pelle pour garder l’abonné dans son giron. Aujourd’hui, c’est la foire d’empoigne et la question de la valeur des contenus (qui s’était déjà posée lors de la migration du papier vers le digital) a ressurgi avec vigueur. 

C’était pourtant prévisible

Lors de l’été 2017, TF1 (et plus discrètement M6) a entamé un bras de fer avec les opérateurs télécoms. Motif de cette mise sous tension : appeler à un rééquilibrage de la part de ce derniers afin qu’ils partagent les revenus générés par la diffusion des chaînes via Internet. En avril 2017 lors de l’assemblée générale des actionnaires du groupe TF1 (qui inclut également TMC, NT1, HD1 et LCI), le PDG Gilles Pélisson avait déclaré (1) : « Il est légitime que les revenus de TF1 dépendent non seulement de la publicité à la télévision mais aussi de l’Internet (…) Il n’est pas normal que l’opérateur garde cet argent ». Les opérateurs (qui sont aussi fournisseurs d’accès à Internet) diffusent effectivement les chaînes de télévision sans débourser le moindre centime envers celles-ci. Ils estiment d’ailleurs comme ce porte-parole d’Orange que (2) « le modèle actuel est équilibré » car les boxes des opérateurs sont des vecteurs supplémentaires d’exposition et de diffusion des programmes auprès du public quel que soit le terminal considéré.

A cet égard, il est intéressant de relire la prose de Paul Champsaur qui fut président de l’Arcep, l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes. En septembre 2008 dans La Lettre de l’Autorité, bulletin officiel de l’Arcep, il réfléchissait déjà aux glissements telluriques que la révolution numérique commençait à amorcer avec en particulier, la convergence de secteurs d’activités traditionnellement disjoints et verticaux : les réseaux télécoms et informatiques d’une part et les contenus éditoriaux d’autre part. Paul Champsaur faisait notamment remarquer un point devenu maintenant d’une vraie acuité contemporaine (3) : « En l’absence d’une séparation verticale entre fournisseurs de contenus et opérateurs de réseaux, la régulation économique de l’ensemble des deux secteurs est considérablement compliquée (…) ». A ses yeux, il souhaite que (4) « l’objectif est d’assurer que les clients finaux de chaque opérateur de réseaux puissent accéder à l’essentiel des contenus et services. Ceci suppose à la fois l’interdiction aux gros opérateurs d’intervenir activement dans le secteur des contenus et l’obligation aux gros assembleurs de contenus d’offrir un accès ouvert et égal à tous les opérateurs de réseaux ».

La valeur est dans le pré … d’à côté !

Le moins que l’on puisse dire est que l’histoire ne s’est pas réellement construite de cette manière ! Exemple pris parmi d’autres : la création d’Orange Studio (au départ et jusqu’en 2013 pour se nommer maintenant Studio 37) en 2007 par l’opérateur éponyme. Avec un objectif très clair : s’engager dans la co-production et l’acquisition de films français et européens qui seront ultérieurement diffusés en priorité sur les chaînes d’Orange proposées dans les abonnements aux boxes triple play de l’opérateur. Et lorsque David Kessler est nommé directeur général de l’entité en décembre 2014, sa feuille de route s’enrichit d’ambitions supplémentaires présentées à l’époque comme « une réflexion sur la politique à conduire dans le domaine des médias et des contenus, ceci dans un contexte de profonde mutation des usages » (5). En 2015, l’alliance opérée entre SFR-Numericable et NextradioTV procède de la même stratégie. D’ailleurs, l’accord noué prévoit même la possibilité d’une prise de contrôle de NextradioTV en 2019 par son nouveau compagnon de route (6). Tout en continuant à proposer les contenus des chaînes classiques, les opérateurs se muent désormais en éditeurs de contenus à leur tour. Un mouvement stratégique qui correspond de surcroît à un constat implacable : 49% des foyers français reçoivent la TV par l’intermédiaire d’une box (7). On comprend nettement mieux l’appétence de plus en plus forte des opérateurs pour mettre les pieds dans l’univers des contenus et égayer leurs offres commerciales qui ne sont plus ainsi que de « simples tuyaux » de fibre optique, d’ADSL, de 3 ou 4G.

Or, c’est cette volonté des opérateurs de vouloir sortir du « tuyau » pour remonter dans la chaîne de la valeur qui irrite fortement les groupes médias et plus généralement tout l’écosystème de la production de contenus de fiction, de divertissement et d’information. Ceci d’autant plus que les opérateurs continuent en parallèle à capitaliser dans leur offre sur le fait que leur abonné peut justement continuer à profiter gratuitement des chaînes de la TNT tout en permettant pour certains de contourner les écrans publicitaires de ces dites chaînes.

En revanche, l’opérateur oublie un peu vite que la très drastique réglementation actuelle imposée à ces mêmes chaînes d’un point de vue économique très drastique avec diverses obligations de financer la création culturelle et assurer la diversité des contenus. Sans parler des sommes non négligeables qui sont consacrées chaque année au financement de rédactions de journalistes pour fournir des reportages, des enquêtes, des documentaires et des émissions spécialisées. Si jusqu’à présent, la transmission à titre gratuit de ces programmes par les opérateurs pouvait encore se concevoir du fait de la manne publicitaire qui absorbait les coûts, celle-ci connaît également une mutation profonde. Les budgets alloués ne sont plus aux mêmes échelles qu’auparavant (avec souvent une tendance baissière) et ont tendance à se fragmenter sur les divers canaux où circulent les contenus. Soit autant d’argent qui échappe plus ou moins aux créateurs de contenus qui doivent par ailleurs toujours assurer une qualité optimale (et coûteuse) de leur offre éditoriale et fictionnelle.

Equilibre ou déséquilibre ?

Président de l’Observatoire de la transformation audiovisuelle, Bernard Chaussegros a récemment tiré la sonnette d’alarme devant les incursions répétées et massives des opérateurs dans l’industrie des contenus (8) : « L’enjeu est de permettre aux acteurs de survivre et de se développer pour continuer à être capables de proposer des contenus de qualité ; Pour cela, il est indispensable que les arbitrages de répartition de la valeur évoluent afin de générer les bonnes incitations et les justes rémunérations. Derrière le divertissement des écrans, tout un secteur industriel et économique, doit évoluer pour que, selon l’expression consacrée, le show continue ».

C’est précisément dans cette optique que le groupe TF1 a par exemple entamé des pourparlers avec les opérateurs pour remettre à plat les contrats venant à échéance. Pour celui-ci, le modèle qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui est devenu caduc et met de surcroît en péril les importants chantiers de transformation que le n°1 de l’audiovisuel hexagonal a enclenchés en parallèle. Dans une interview au Figaro, Gilles Pélisson est sans ambages pour circonscrire l’enjeu (9) : « Nous proposons de faire bouger les lignes en apportant de nouveaux services comme le start-over sur les programmes ou l’extension du replay au-delà de J+7 jours. Cette négociation est primordiale pour le modèle économique de TF1. Les sommes que nous demandons sont en ligne avec ce que nous avons pu observer à l’international. On parle de plusieurs dizaines de millions d’euros. Cela changera profondément notre modèle, sans peser significativement sur les opérateurs (…) Au moment de renégocier nos accords commerciaux (NDLR : avec les opérateurs) pour plusieurs années, il est crucial pour nous de monétiser la diffusion de programmes. Il est légitime qu’un opérateur qui commercialise un accès télécom, Internet et télé à 30 euros rémunère les contenus à leur juste valeur ».

Vers une vision « gagnant-gagnant » ?

Cette aspiration à valoriser mieux et autrement des contenus qui bénéficient à divers acteurs, a pourtant connu un premier couac en juillet 2017. Devant le refus initial de SFR-Numericable de verser des sommes substantielles aux contenus estampillés TF1, le groupe du Quai du Point du Jour a alors cessé de fournir MYTF1 aux abonnés du premier, faute de contrat commercial agréé de part et d’autre. Gilles Pélisson justifie cette décision sans ciller (10) : « Chaque année nous investissons près de 1 milliard d’euros au service des téléspectateurs et de l’écosystème audiovisuel. Ces programmes (…) créent de la richesse pour Numericable-SFR, en étant générateur d’abonnements. Numericable-SFR utilise désormais ces revenus pour nous concurrencer. Il investit des sommes considérables dans les contenus et les achats de droits, notamment sportifs. »

Difficile en effet de ne pas abonder dans le sens de la démarche de TF1 pour faire valoir le juste prix de ses contenus auprès des opérateurs qui en tirent des profits indirects sans rien reverser en retour à celui qui a pris les risques financiers pour concevoir des programmes fédérant des communautés et des audiences et entraînant des recettes publicitaires. La position raide des opérateurs procède même d’un étrange paradoxe. Ceux-ci pourraient à la limite considérer que sans les fameux « tuyaux », un contenu seul n’a que peu ou pas de valeur puisqu’il n’est pas accessible. Dès lors, pourquoi ces mêmes opérateurs signent-ils des chèques conséquents pour produire les dits contenus ou en acquérir les droits ? C’est bien la preuve que ceux-ci constituent le nerf de la guerre. Un abonné ne souscrit pas en effet à une offre uniquement sur des critères d’expérience technique (même si de toute évidence elle pèse aussi dans la balance) mais aussi et surtout pour avoir à disposition des contenus de qualité, parfois exclusifs et originaux. C’est d’ailleurs sur ces deux axes technologiques et créatifs que Netflix a bâti son déploiement mondial. Si son catalogue de contenus n’était fait que de nanars ou de films recyclés, nul doute que la start-up américaine aurait disparu du paysage. Pourquoi alors s’obstiner chez les opérateurs à vouloir le beurre et l’argent du beurre en refusant d’entendre les souhaits des acteurs de l’audiovisuel ?

Mettre l’abonné au cœur pour créer du contenu de valeur

Après plusieurs mois de tensions, le groupe TF1 et Altice-SFR sont finalement parvenus à un accord inédit. Depuis le 7 novembre, MyTF1 est à nouveau accessible depuis les boxes des abonnés SFR-Numericable. Au-delà du litige qui a fait les gros titres de la presse économique, cet accord constitue un virage primordial en ce qui concerne la valeur financière accordée à la création de contenus. Qu’on le veuille ou non, c’est effectivement qui parviendra (ou pas) à attirer et convaincre un abonné de débourser une somme pour pouvoir bénéficier d’un programme original, d’un événement spécifique et de services additionnels liés à ce contenu. En cela, l’accord signé entre TF1 et SFR ouvre une nouvelle ère pour l’industrie des contenus comme pour ceux qui les diffusent auprès des différents publics. Gilles Pélisson trace les perspectives (11) : « Nous sommes heureux d’avoir conclu avec Altice-SFR ce partenariat innovant, qui reconnaît la valeur de nos contenus, accompagne l’évolution des usages et enrichit l’expérience téléspectateurs. Cet accord représente une avancée majeure (…) dans les relations entre éditeurs et distributeurs. Nos deux groupes ont eu à cœur de privilégier l’intérêt des consommateurs et de trouver un accord équilibré qui leur permet de s’inscrire dans la durée

Ce rééquilibrage intelligent va de surcroît bénéficier au consommateur de contenus. Si SFR consent à verser des droits supplémentaires pour continuer à fournir les contenus du groupe TF1 auprès de ses abonnés, TF1 a en retour apporté des fonctionnalités supplémentaires pour que ces mêmes contenus puissent être regardés dans les meilleures conditions possibles. C’est ainsi que le groupe télévisuel inclut dans l’accord des services comme le « start over » qui permet la possibilité de revenir au début du programme pour la diffusion linéaire, le « cast » qui élargit  la diffusion des programmes sur l’écran de TV via le mobile ou la tablette ou encore le « multi-écran » qui rend disponible des services sur les écrans mobiles. Avec cette convergence, preuve est faite que les contenus ne sont pas juste du décorum. D’ailleurs, le communiqué des deux ex-belligérants en atteste (12) : « Les groupes TF1 et Altice-SFR travaillent ensemble à l’élaboration de solutions permettant de développer des dispositifs publicitaires adaptés aux nouveaux usages (…) et de réinventer la relation éditeur-distributeur ». Le contenu rémunéré à sa juste valeur, c’est aussi l’assurance pour le spectateur/lecteur de disposer d’offres éditoriales, événementielles et divertissantes de qualité.

Sources

– (1) – Lucie Godeau – « Bras de fer financier entre TF1 et les opérateurs télécoms » – Le Courrier Picard – 13 avril 2017
– (2) – Ibid.
– (3) – Paul Champsaur – « Réseaux et contenus : la révolution numérique » – La Lettre de l’Autorité n°63 – Septembre/octobre 2008
– (4) – Ibid.
– (5) – « David Kessler rejoint Orange à la tête de la stratégie des contenus » – Journal du Net – 19 novembre 2014
– (6) – Frédéric Bergé – « Pourquoi les opérateurs télécoms se renforcent dans la télévision » – BFM Business – 27 juillet 2015  – (7) – Lucie Godeau – « Bras de fer financier entre TF1 et les opérateurs télécoms » – Le Courrier Picard – 13 avril 2017
– (8) – Bernard Chaussegros – « La bataille des contenus bouleverse les médias » – Les Echos – 14 septembre 2017
– (9) – Caroline Sallé & Enguérand Renault – « Gilles Pélisson : « La négociation avec les opérateurs télécoms est primordiale pour TF1» – Le Figaro – 8 septembre 2017
– (10) – Alexis Delcambre – « TF1 coupe son replay chez SFR et durcit le ton envers les opérateurs » – Le Monde – 29 juillet 2017
– (11) – Olivier Chicheportiche – « Droits TV : SFR plie devant TF1 mais obtient des services « innovants » – ZD Net – 7 novembre 2017
– (12) – Nicolas Madelaine – « SFR et TF1 trouvent enfin un accord » – Les Echos – 6 novembre 2017