Communication de crise : Mais quelle mouche a donc piqué Apple ? 

Un jour ou l’autre, la boîte noire devait finir par s’ouvrir autour de l’obsolescence programmée dont le nom d’Apple revient avec insistance dans les débats depuis des années. Certes, Apple n’en est pas à sa première crise réputationnelle mais cette fois, la marque emblématique pourrait y laisser plus de plumes. Si pendant longtemps, blindage et mutisme ont été érigés en règle d’or par les communicants de Cupertino et en premier lieu par son fondateur Steve Jobs, la pomme ne jouit plus autant de l’aura influente et innovante qui a souvent amorti (voire désamorcé) des controverses pourtant sérieuses. Sauf qu’avec l’aveu emberlificoté de ralentissement du fonctionnement de la gamme iPhone 6 et 7, Apple se tire une balle dans le pied à force d’avoir trop joué avec la communication langue de bois. Explications.

Des crises, Apple en a affronté des centaines. Entre des explosions de batterie, des poursuites en justice pour violation de brevets technologiques, des mises en cause d’ONG sur le travail des enfants chez certains de ses fournisseurs asiatiques ou encore ses pratiques borderline d’optimisation fiscale (et la liste est loin d’être close), la vie de l’iconique pomme n’a rien d’un long fleuve tranquille. Longtemps immunisé par la figure mythique de Steve Jobs, son innovation produit disruptive et sa communauté d’Applemaniacs, Cupertino s’est toujours contenté de faire le service minimum et formaté en matière de communication envers ses parties prenantes. A la différence près qu’être une marque qualifiée de « love brand » ne dispense pas d’être scrutée en permanence et avec des impacts potentiellement grandissants depuis que les produits Apple sont quelque peu rentrés dans le rang en termes d’innovation technologique (pas les prix en revanche !). L’affaire des iPhone 6 et 7 ralentis vient démontrer qu’il va falloir sérieusement dépoussiérer cette culture du revers de main et du communiqué corporate qui frôle la caricature.

Il suffit d’un post sur Reddit pour bousculer une marque …

Tout est parti d’un post publié le 9 décembre 2017 par un geek sur le forum communautaire Reddit. Le surnommé Teckfire s’interroge ouvertement sur les causes possibles du ralentissement constaté des performances des téléphones de la gamme iPhone 6 et 7. Il se livre à plusieurs conjectures autour des batteries vieillissantes qui n’arrivent plus à assurer le bon fonctionnement des processeurs de ces appareils, risquant de fait d’éteindre brutalement et quelquefois définitivement le terminal. Il n’en faut guère plus pour déclencher une virulente discussion parmi les internautes où les commentaires techniques loin d’être futiles abondent et étayent les doutes de l’auteur du billet qui recueille au final 95% de votes positifs.

Primate Labs, un site américain ultraspécialisé en comparatifs technologiques, s’empare entretemps du sujet. Il mène aussitôt des tests et des mesures plus poussées sur les modèles incriminés. Et le résultat parle de lui-même (1) : « D’abord, il apparaît que le problème est largement répandu et qu’il empire à mesure que les téléphones et leurs batteries prennent de l’âge ». Le tout agrémenté de schémas et de courbes qui indiquent clairement que la performance dégradée des téléphones va au-delà de la simple batterie. Ce qui laisse suspecter une programmation organisée du ralentissement des processeurs au fur et à mesure que la batterie vieillit pour éviter un soudain écran noir du terminal. Et de conclure qu’il pourrait s’agir là d’un énième cas d’obsolescence programmée.Le discours bisounours d’Apple ne passe pas vraiment. The Verge, un populaire site américain qui traite de l’actualité technologique, de l’information et des médias, reprend à son tour le dossier et constate les mêmes anomalies. Le site concurrent TechCrunch s’en mêle également et parvient à des conclusions identiques. Apple semble avoir programmé dans le système d’exploitation des iPhone 6 et 7, un ralentissement des processeurs toujours plus gourmands en énergie lorsque les batteries se font vieillissantes. Le défaut peut être toutefois corrigé par un simple changement de batterie pour retrouver les performances originelles. Problème : jamais Apple n’a informé officiellement ses utilisateurs de cette astuce qui peut ainsi conduire les moins calés en technologie (la majorité des possesseurs d’iPhone) a carrément se séparer de son iPhone 6 ou 7 pour acquérir un modèle plus récent et puissant au lieu d’aller faire changer sa batterie.

Pressé par les médias américains, Apple répond alors par un communiqué qui fleure bon la communication lyophilisée (2) : « Notre but est de fournir la meilleure expérience pour les utilisateurs, ce qui implique la performance globale et la prolongation de la vie de leurs appareils. Les batteries ion-lithium deviennent moins capables de répondre à la demande accrue d’énergie lorsqu’elles sont sollicitées dans des conditions froides, un faible niveau de charge ou un vieillissement à travers le temps. Ce qui engendre une coupure inattendue de l’appareil pour protéger ses composants électroniques. L’an passé, nous avons édité une fonctionnalité pour les iPhone 6, 6S et SE pour atténuer si besoin les pics instantanés (NDLR : du processeur) pour éviter que l’appareil ne s’éteigne brutalement dans ces conditions. Nous avons désormais étendu cette fonctionnalité à l’iPhone7 sous iOS 11.2 et nous prévoyons d’ajouter ce support pour d’autres produits dans le futur ».

Si le « mérite » de la déclaration d’Apple est d’admettre (entre les lignes cependant) qu’il existe bien une programmation du ralentissement du processeur en cas de batterie usée, la justification bisounours de l’opération, à savoir améliorer l’expérience produit par l’usager, n’est pas vraiment comprise comme telle en dehors du monde merveilleux d’Apple ! La nouvelle fait tache d’huile dans le monde entier et est immédiatement associée au concept bien connu de l’obsolescence programmée que divers industriels sont suspectés d’organiser sciemment pour accélérer le renouvellement de leurs produits par les consommateurs. En revanche, impossible de trouver le moindre écho sur les newsrooms officielles d’Apple. Si la firme de Cupertino espérait qu’un aveu escamoté passerait ainsi inaperçu, c’est raté !

Des consommateurs furieux

Les réactions ne se font évidemment pas attendre. A ce jour, 8 actions de groupe ont été enregistrées par la justice américaine à l’encontre d’Apple. En Israël, des consommateurs ont également saisi le juge et il semblerait qu’il advienne la même chose en Corée du Sud. En France, l’affaire prend une tournure encore plus cruciale du fait d’un article de la loi sur la transition énergétique de 2015 . Celui-ci considère en effet l’obsolescence programmée comme étant passible d’un délit relevant du Code pénal avec une peine maximale de deux ans de prison pour le dirigeant, jusqu’à 300 000 euros d’amende et 5% du chiffre d’affaire annuel. Le 27 décembre, l’association consumériste HOP/Halte à l’Obsolescence Programmée saisit la balle au bond et annonce avoir « déposé ce jour une plainte contre Apple sur le fondement du délit d’obsolescence programmée ». En pleine période des fêtes de fin d’année où les produits Apple sont encore des vedettes prisées sous les sapins de Noël, l’affaire fait mauvais genre. En gros, Apple reconnaît à demi-mot que ses iPhones sont ou vont être programmés en fonction du vieillissement de la batterie. Laquelle n’est de surcroît pas franchement aisée à remplacer du fait de son intégration totale dans le corps de l’appareil (et à condition de savoir qu’une substitution de batterie peut éviter de racheter un nouveau modèle).

Cela tombe d’autant plus mal que les ventes de l’Phone 8 et l’iPhone X dévoilés en fanfare quelques mois plus tôt par le PDG Tim Cook ne sont pour l’instant pas à la hauteur des prévisions enthousiastes. Une note d’analyste financier parle même de contre-performance pour l’iPhone X tant vanté par la marque à la pomme. Résultat (3) : « Le modèle serait considéré comme trop cher et ses innovations jugées mineures. Le titre a perdu 2,5% depuis le 22 décembre et ne s’est pas repris depuis ».

Apple ou l’obsolescence programmée de la com’ cosmétique

S’il suffisait au temps béni de Steve Jobs d’une parole succincte du gourou pour siffler la fin de la récréation et évacuer prestement la crise (en dépit de faits fréquemment avérés), les temps ont changé. Pourtant, Apple s’obstine dans une stratégie de communication minimaliste et faussement naïve où l’expérience consommateur est l’obsession de la marque. De fait, elle l’est mais elle devient nettement plus prolifique pour Cupertino lorsque ce dernier est incité par tous les moyens à dépenser de l’argent pour se procurer le dernier modèle « hype » ou plus prosaïquement devoir renouveler un cordon d’alimentation, des oreillettes et autres accessoires périphériques simplement parce qu’Apple a décidé unilatéralement de modifier la connectique de ses appareils. Certes, les aficionados ne sont pas trop regardant à la dépense dès lors qu’il s’agit de la marque fétiche.

Toutefois, à force de multiplier les communications (y compris de crise) cosmétiques, Apple se met petit à petit à risque graduel. Une réputation, si grande soit-elle à un moment donné, n’est jamais immortelle si elle ne tient pas suffisamment compte des changements de paradigme dans la façon de communiquer avec ses publics. Apple est connue pour être une entreprise où le verrouillage informationnel est quasiment une seconde nature. La chronique récente montre néanmoins que cette posture est de plus en plus inopérante, et pire, potentiellement activateur de crise. Dans un très pertinent billet paru en septembre 2017, mon homologue blogueur Christophe Lachnitt qualifiait même la communication d’Apple de « préhistorique ».

Il écrivait notamment ceci (4) : « La culture instillée par Steve Jobs du souci du détail dans les produits et de la recherche de la perfection dans les interactions avec les clients s’est rapidement transformée en scénarisation artificielle du moindre point de contact (“touchpoint“) direct ou indirect avec les consommateurs. La communication d’Apple est un immense et permanent village Potemkine où les interlocuteurs de la marque remplacent Catherine II. Apple bénéficie à cet égard de la complicité active des médias ». Avec l’affaire des processeurs ralentis à l’insu des possesseurs d’iPhones, Apple flirte effectivement dangereusement avec le décrochage réputationnel. Un jour pas forcément si loin, cela pourrait porter un coup fatal ou un recul substantiel. L’obsolescence de la communication n’est pas un mythe chez Apple. Et il faudrait plus que des excuses (tardives de surcroît) et des batteries bradées pendant un an pour réviser les fondamentaux d’un communication d’un autre âge.

Mise à jour du 29/12 : le deuxième communiqué d’Apple « A message to our customers »

Sources

– (1) – John Poole – « iPhone Performance and Battery Age » – Geekbench, le blog de Primate Labs – 18 décembre 2017
– (2) – Tom Warren et Nick Statt – « Apple confirms iPhones with older batteries will take hits in performance » – The Verge – 20 décembre 2017
– (3) – Elsa Bembaron – « Quand les analystes jouent à se faire peur avec Apple » – Le Figaro – 27 décembre 2017
– (4) – Christophe Lachnitt – « La communication d’Apple est préhistorique » – Blog Superception – 19 septembre 2017



5 commentaires sur “Communication de crise : Mais quelle mouche a donc piqué Apple ? 

  1. Alain Couchot  - 

    Ce post est intéressant mais pose question . Excuses tardives : 9 jours calendaires ? Le prix d’une prestation divisé par trois, cela serait une communication de crise « d’un autre âge ».
    Je serais assez intéressé par un exemple de communication de crise « moderne » Celle de Lactalis ? Celle de Samsung. ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonsoir Alain

      Pour Lactalis, je vous rassure, je suis avec attention le cas. J’ai déjà écrit 2 fois sur eux sur le blog. Sur Samsung, il y a aussi un billet de 2016 (je crois). Mais n’étant qu’un blogueur non rémunéré pour ses décryptages de com de crise, je n’ai pas tjs le temps ! En tout cas, promis je continue à suivre la com de crise (rubrique à part entière du blog) … Merci pour la réaction !

    1. Olivier Cimelière  - 

      Je comprends votre fort mécontentement car le technicien d’Apple vous a répondu des choses fausses … Voici ce qu’Apple a répondu aujourd’hui (seulement en anglais – Bonjour la compréhension du monde !) : https://www.apple.com/iphone-battery-and-performance/ … Pendant tout 2018, ils bradent le prix des batteries des iPhone 6 et 7 pour le remplacement … Ca ne mange pas de pain pour eux et l’info ne circulera pas forcément partout … Mais rendez vous dans un Apple Store avec ce communiqué officiel

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