Réputation & Fake news : Les entreprises et les marques sont-elles vraiment sous la menace ?

Tandis que le projet de loi gouvernemental contre les fake news vient d’enclencher son parcours législatif en France, ces dernières continuent de focaliser l’attention. La vrai-fausse mort du journaliste russe Arkadi Babtchenko orchestrée le 30 mai dernier par les services secrets ukrainiens pour prouver que la Russie s’apprêtait à commanditer des assassinats d’opposants, a ajouté une nouvelle dimension à ce fléau qui consiste à décrédibiliser un adversaire en ruinant sa réputation. Les médias sociaux ont largement contribué à la dissémination de ces rumeurs délétères dont les partisans de Donald Trump se sont faits les parangons. Pour autant, est-ce uniquement la sphère politique et géopolitique qui est visée ? Pas si sûr ! Aux Etats-Unis, entreprises et marques se débattent régulièrement avec des attaques informationnelles frelatées. Il serait temps que la prise de conscience s’accélère de l’autre côté de l’Atlantique car le phénomène est loin de se tarir et d’épargner certaines catégories d’acteurs.

Sur le Web social, le bidonnage informatif peut surgir de partout et frapper n’importe qui. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la tempête réputationnelle qu’une école maternelle d’Angers a subie le 12 avril dernier. Ce jour-là, deux sites Web d’obédience d’extrême-droite (en l’occurrence Riposte Laïque et Salon Beige) mettent en cause l’établissement pour « propagande islamiste ». Sur la foi du témoignage d’un couple de parents, leur enfant de 5 ans aurait dû apprendre une comptine faisant ouvertement l’apologie de l’islam (1). L’histoire enflamme les lecteurs. Sur Salon Beige, 27 commentaires sont déposés en l’espace de 24 heures (2) alors que l’essentiel des articles recueille généralement peu ou pas de remarques. La directrice de l’école s’indigne (3) : « C’est de la diffamation, nous n’avons jamais enseigné cette comptine. », soutenue par l’adjointe au maire d’Angers, chargée de la petite enfance (4) : « C’est une énorme calomnie, sans aucun fondement. Tout est archifaux. ». Effectivement, tout est bien archifaux. C’est un blogueur local qui a monté le canular pour dénoncer le manque de sérieux des deux sites et prouver ainsi qu’on peut (5) « répandre assez facilement une rumeur parmi des sites d’extrême-droite ». Si la méthodologie (à l’instar de celle pratiquée par l’Ukraine) peut sembler fortement contestable, elle souligne malgré tout que la fake news en ligne fonctionne comme le lait sur le feu.

L’étude qui fait froid dans le dos

En mars 2018, la prestigieuse revue scientifique américaine Science a publié les résultats d’une étude sur les fake news qui feront date. Entre 2006 et 2017, trois chercheurs, Soroush Vosoughi, Deb Roy et Sinan Aral, ont passé au crible la manière dont des nouvelles, fausses et vraies, ont été diffusées sur Twitter. Pour cela, ils ont analysé le parcours de 126.000 d’entre elles, rediffusées plus de 4,5 millions de fois par 3 millions de personnes. Pour déterminer si les nouvelles étaient vraies ou fausses, le trio s’est appuyé sur six organisations indépendantes spécialisées dans le fact-checking. Le résultat est ce que certains qualifient déjà comme « la plus grande étude longitudinale [suivie dans le temps] jamais réalisée sur la diffusion des fausses nouvelles en ligne ». Et les principaux enseignements donnent plutôt froid dans le dos.

Au chapitre des comportements sur le Web, c’est l’humain qui est bien plus contaminant que les fameux bots souvent suspectés d’amplifier automatiquement et à grande échelle les fake news. Ces humains sont au départ des petits comptes pas forcément hyperactifs et avec une masse relativement faible d’abonnés et d’abonnements. Autre constat : le motif qui conduit au partage relève de l’émotion. Surprise et dégoût étant en tête chez les fake news, alors que les véritables informations inspirent davantage de tristesse, d’anticipation, de joie et de confiance. Ce qui n’est pas sans conséquences notables en termes de volumétrie et de portée des fausses nouvelles. Alors que la vérité est rarement diffusée à plus de 1.000 personnes, le top 1% des cascades de fausses nouvelles touche généralement entre 1.000 et 100.000 personnes. De plus, il faut à la vérité à peu près six fois plus longtemps que la fausseté pour toucher 1.500 personnes.

Du quidam à des noyaux organisés

Si le quidam moyen peut constituer une « utile » cheville ouvrière dans la prolifération de fake news, il n’est pas le seul vecteur de dissémination. En premier lieu, il y a les sites satiriques comme le désormais célèbre Gorafi qui s’amusent à pasticher des informations mais avec une visée délibérément humoristique. Sauf que parfois, certains lecteurs se font prendre au piège et prennent pour vérité ce qui n’est qu’une blague. Toutefois, ce ne sont pas ces sites qui posent le plus problème mais ceux dont les motivations sont nettement plus radicales et orientées. Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch est bien placé pour les observer et discerner des profils récurrents (7) : « On a aujourd’hui des entrepreneurs de la théorie conspirationniste, qui réécrivent l’actualité instantanément et en permanence à l’aune de la théorie du complot, dans un storytelling alternatif et une perpétuelle fuite en avant conspirationniste. A cela s’ajoutent « les appeaux à clics (clickbait ou putaclic en français), ces sites qui prospèrent sur le sensationnalisme pour générer des recettes publicitaires, sans motivation politique ».

Respectivement directeur général et directeur marketing de Storyzy, une start-up française qui a créé un algorithme qui recense les sites diffusant des fausses informations, Arnaud Jacolin et Pierre-Albert Ruquier constatent pareillement que la diffusion de fausses nouvelles est aussi l’affaire de groupes structurés (8) : « En 2016, il s’est créé en moyenne 24 nouveaux sites de fake news par mois aux Etats-Unis. Et, en 2017, c’est 22 par mois en moyenne. ». Et ces nids digitaux à fausses infos ne font pas que porter préjudice à des personnalités politiques comme il est encore coutume de le penser chez d’aucuns. Les marques et les entreprises s’y trouvent de plus en plus piégées notamment du fait de la publicité programmatique. C’est par exemple ce qui est arrivé à Kellog’s, numéro 1 mondial des céréales. Passant par des régies d’achat d’espace en ligne chargées de pousser leurs publicités auprès des internautes, la marque américaine a remarqué en 2016 que l’image de ses produits s’affichait sur le site Breitbart News animé par l’ex-conseiller ultra-droitier de Donald Trump, Steve Bannon. Kellog’s a aussitôt ordonné le retrait de ses annonces du site controversée. En représailles, celui-ci a organisé une vaste pétition en ligne au motif que l’entreprise était anti-américaine. Plus de 180 000 personnes ont tout de même signé (9).

C’est d’ailleurs dans cette optique que s’est créé un collectif en ligne d’internautes baptisé Sleeping Giants fin 2016. Leur but ? Alerter les entreprises et les marques qui se retrouvent à financer à leur insu des sites haines via l’achat d’espaces publicitaires. L’initiative s’est très vite enrichie d’une version française qui opère de la même façon et interpelle les marques sur Twitter dès lors qu’elles notent leur présence publicitaire sur des sites extrémistes.

Quand la fake news devient une arme réputationnelle

Aux Etats-Unis, marques et entreprises affrontent également une autre tendance lourde : la fake news délibérément conçue pour ternir la réputation de l’entreprise et semer le doute parmi ses clients. Pour s’en convaincre, on peut citer trois exemples assez emblématiques que sont Starbucks, Microsoft et Netflix. En août 2017, c’est d’abord le géant américain du café qui s’est soudainement retrouvé aux prises avec une « fake news » très virale. Postée par un utilisateur anonyme sur le forum 4Chan, la rumeur prétend que Starbucks offre des boissons gratuites à tous les immigrants qui entrent clandestinement aux Etats-Unis. A travers des hashtags comme « #DreamerDay » et « #Borderfreecoffee » et des images truquées, des milliers de tweets indignés répercutent la nouvelle avant que Starbucks n’intervienne pour démentir les faits imputés.

Quelques mois plus tôt, c’est Microsoft qui a vu ressurgir une « fake news » en date de 2015. L’histoire racontait qu’un jeune gamer avait eu la gorge tranchée à cause du CD-Rom inséré dans sa console Xbox et brutalement éjecté vers son cou. A nouveau, des dizaines de milliers d’internautes ont fait circuler l’anecdote tandis que Microsoft parvenait péniblement à juguler l’intox. En février, Netflix doit à son tour se débattre avec une information saugrenue. Emanant d’un petit site de divertissement, la plateforme de vidéo streaming est accusée d’avoir contacté un de ses abonnés au motif qu’il avait regardé 188 épisodes de sa série télévisée préférée pendant une semaine, soit 10 heures de visionnage par jour ! L’entreprise a immédiatement envoyé un démenti (10) : « Netflix ne prend pas l’initiative de contacter ses utilisateurs pour vérifier qu’ils se portent bien en se basant sur leurs habitudes de consommation ». Mais trop tard, la polémique était relancée envers Netflix régulièrement suspectée d’avoir des pratiques intrusives sur les données personnelles de ses aficionados.

Ça débarque en France ! Vigilance requise

Si peu d’entreprises françaises ont pour l’instant vécu ces moments délicats, les cas essaiment peu à peu. Pendant l’ouragan Irma qui a ravagé une partie des Antilles en septembre 2017, la compagnie Air France s’est vue attaquée par un internaute lui reprochant de gonfler abusivement ses tarifs pour rapatrier les gens vers Paris. Ce dernier a lancé une pétition qui a enregistré 73000 signatures (11) avant que des journalistes ne fassent le test et constatent de visu qu’aucun abus tarifaire n’était pratiqué par l’entreprise tricolore. Cependant, il serait aventureux de croire que le syndrome de la « fake news » va épargner les grands noms français du monde de l’entreprise. En avril 2018, une étude de Viavoice pour le Syntec Conseil en Relations Publics a dévoilé des chiffres préoccupants sur la fabrication et la libre-circulation de fake news en France. Ainsi, 20% des personnes interrogées (dont 32 % des 18-24 ans) ont admis avoir fait confiance à une information sur une entreprise (ou une institution) relayée par des médias ou des réseaux sociaux avant de découvrir qu’elle était fausse (12). 26 % confesse même avoir partagé avec leurs proches une rumeur ou des informations sur une entreprise (ou une institution) qui elles aussi, étaient frelatées.

Même si la méfiance commence petit à petit à s’instiller chez les internautes envers la fiabilité des informations qui circulent sur les réseaux sociaux, il n’en demeure pas moins que les équipes de communication doivent impérativement anticiper la potentialité de fake news endommageant la réputation de leur organisation et de ses activités. C’est là où intervient la nécessité absolue d’effectuer des cartographies de communautés en ligne et d’assurer une veille permanente pour être en mesure de comprendre et de réagir à la tectonique digitale. Trop d’acteurs opèrent encore à l’aveuglette sans avoir une connaissance fine de leur écosystème de parties prenantes en ligne. Il ne suffit pas d’extraire des listes d’influenceurs ou de groupes activistes. Encore faut-il comprendre et suivre les relations qu’entretiennent les uns et les autres. Cela permet d’identifier en amont les tous premiers émetteurs de fake news et d’endiguer plus rapidement une propagation aux impacts toujours aléatoires à mesure que la viralisation gonfle.

Ensuite, il n’y a pas de recette magique anti « fake news ». Le maniement de la rumeur est aussi vieux que l’existence de l’humanité ! Simplement, les données du problème et les enjeux qui en découlent sont devenus nettement plus potentiellement ravageurs avec la puissance virale du Web social. Plusieurs entreprises en France n’ont d’ailleurs pas hésité à investir dans des newsrooms qui permettent de prendre en permanence la température et tordre le cou à une fake news avant que celle-ci ne fasse tache d’huile. Et au-delà de l’indispensable veille, il convient également d’animer une présence digitale de l’entreprise et de ses marques suffisamment solide. Une présence qui passe en particulier par des relations nourries avec des communautés fiables qui seront autant de relais, d’amortisseurs et/ou de freins si une « fake news » venait à surgir. Enoncée ainsi, l’analyse semble évidente. Pourtant, l’impasse est encore trop souvent faite sur ces aspects stratégiques. Or, quand la fake news se répand, le coût réputationnel risque fort de s’en ressentir nettement plus violemment que si l’anticipation avait été de mise.

Sources

– (1) – « Un blogueur piège des sites d’extrême-droite avec une fake news » – Ouest-France – 2 mai 2018
– (2) – Ibid.
– (3) – Ibid.
– (4) – Ibid.
– (5) – Ibid.
– (6) – Soroush Vosoughi, Deb Roy et Sinan Aral – « The spread of true and false news online » – Science – 9 mars 2018
– (7) – AFP – « Les situations de crise, une cible de choix pour les « fake news » – Challenges – 5 avril 2018
– (8) – Mathilde Cousin – « Web : La start-up française qui recense les sites de fake news » – 20minutes.fr – 19 octobre 2017
– (9) – P.B. – « C’est la guerre entre Breitbart News et les céréales Kellogg’s » – 20minutes.fr – 2 décembre 2016
– (10) – AFP – « Victime d’une fake news, Netflix nie espionner ses utilisateurs » – Latribune.fr – 14 février 2018
– (11) – « Requins, évasion, Air France : beaucoup de «fake news» autour de l’ouragan Irma » – Le Parisien – 11 septembre 2017
– (12) – Quentin Périnel – « 26% des Français ont déjà relayé une «fake news» professionnelle » – Le Figaro – 3 avril 2018