Blockchain : En quoi les pratiques de communication sont-elles vraiment concernées ?

A l’instar de l’intelligence artificielle (IA), autre vague « hype » du moment dans les métiers du marketing et de la communication, la blockchain est l’autre révolution technologique annoncée. D’aucuns vont même jusqu’à établir un parallèle avec l’avènement du Web qui a redessiné en l’espace d’un peu plus de deux décennies, quantité de métiers, de circuits d’information et d’usages consommateurs. Aujourd’hui, prononcer le mot « blockchain » revient presque à détenir la future pierre philosophale qui résoudra tous les problèmes. Communicants et marketeurs sont abreuvés de promesses en tous sens au point que la « fake news » deviendrait impossible à répandre. Et si on prenait un peu de recul par rapport aux discours enjôleurs des thuriféraires de la blockchain ?

Même si l’immense majorité des professionnels de la communication et du marketing n’a encore qu’une vague idée des contours et des impacts de cette technologie, il est quasiment impossible d’échapper à la déferlante « blockchain » dans les médias et les conférences spécialisés. Incontestable avancée technologique, cet immense répertoire de données co-construites et échangées entre ses utilisateurs (selon des protocoles sécurisés et réputés infalsifiables), est devenu le sujet tendance dont tout le monde parle. A l’origine très lié au monde financier et l’émergence des cryptomonnaies comme le bitcoin, le concept s’est progressivement étendu à d’autres secteurs d’activités où les échanges d’argent mais aussi de contenus et de data font intervenir quantité d’acteurs. Avec à chaque fois, le risque d’erreur systémique, l’abus de position dominante de certains intermédiaires ou carrément la falsification pour détourner, dévoyer ou influencer tel ou tel marché ou bien telle ou telle communauté. Face à ces déviances possibles, la blockchain serait ainsi le Zorro techno à la pointe du zéro défaut ! Vraiment, vraiment ?

Blockchain : d’abord une philosophie

Jetez en pâture le vocable « blockchain » au sein d’un auditoire professionnel et vous verrez aussitôt les oreilles se tendre mi-dubitatives, mi-intriguées. Mais quel est donc ce concept technologique qui investit tous les domaines d’activités à tel point qu’on parle désormais de blockchain dans l’agriculture, de blockchain dans la santé et bien sûr de de blockchain dans le monde des médias et de la communication.

Avec souvent le même discours frisant les harangues enthousiastes des bateleurs de la Foire de Paris. Avec la blockchain, tout sera plus simple, plus fiable, plus sécurisé et plus solide pour créer, échanger et protéger des données. Vu sous cet angle, la promesse a effectivement de quoi interpeler, notamment les communications et les marketeurs qui ne cessent de se débattre avec la complexification technologique des dispositifs de communication mis en place pour les marques et les entreprises.

Une fois passé l’effet heuristique du mot, quelle réalité revêt véritablement la blockchain actuellement ? Selon le site Web financier FinYear, cette dernière se définit ainsi (1) : « Une blockchain est un type de livre distribué, composé des données immuables, enregistrées numériquement en paquets appelés blocs (un peu comme rassemblés sur une seule feuille de papier). Chaque bloc est ensuite «enchaîné» au bloc suivant, en utilisant une signature cryptographique. Cela permet à des chaînes de blocs d’être utilisés comme un livre, qui peut être partagé et accessible à tous avec les autorisations appropriées ». Autrement dit, il s’agit en résumé d’un système autonome qui s’autorégule par ses utilisateurs et qui n’a plus besoin forcément d’intervenants tiers pour garantir la justesse des informations produites et diffusées.

Comme l’écrit clairement le journaliste Sébastien Bourgignon (2), « la force du système est qu’une fois que l’algorithme a réalisé son opération de validation, tous les utilisateurs de la blockchain peuvent vérifier simplement que l’opération de vérification est correcte (…) Lorsqu’une grande majorité des utilisateurs de la blockchain a validé que l’opération de calcul était correcte, alors seulement le bloc est ajouté à la chaîne et les transactions qu’il contient sont validées ». Au-delà de la complexité technologique que peut induire la blockchain, c’est le mode de gouvernance de ce processus qui présente un intérêt plutôt révolutionnaire. En effet, la blockchain opère à rebours des systèmes organisationnels qui régissent aujourd’hui encore bien des interactions entre plusieurs acteurs. Ceux-ci font confiance à une tierce partie prenante reconnue de tous et détenant l’autorité sur la mise en place, le respect et l’actualisation des règles du jeu. En revanche, une fois ce périmètre défini et validé, les acteurs peuvent agir à l’intérieur sans devoir systématiquement se référer à ce pilier central. Dans le cas de la blockchain, c’est le paradigme inverse qui prévaut, à savoir le consensus de tous les utilisateurs pour qu’une modification de gouvernance soit introduite et validée dans le système. Néanmoins, les modes d’obtention du consensus peuvent toutefois varier d’une blockchain à l’autre.

Blockchain, mode d’emploi

La notion de blockchain (qui signifie littéralement « chaîne de blocs ») puise ses origines dans l’univers financier avec l’apparition d’une monnaie virtuelle dénommée bitcoin et qui fait beaucoup jaser médiatiquement depuis que celle-ci a atteint des valorisations financières fulgurantes. Conçue et lancée en 2008 par un groupe de développeurs sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, la monnaie s’affranchit d’une autorité centrale pour garantir son cours et assurer sa confiance grâce à un sophistiqué système en réseau de chaînes de blocs. Chaque transaction est validée par la communauté qui fait en quelque sorte office de gendarme financier décentralisé. La sécurité de l’ensemble est assurée par des clés algorithmiques cryptées très puissantes.

Le journaliste Stéphane Loignon propose un exemple concret pour mieux se figurer l’approche disruptive de la blockchain (3) : « Imaginons un transfert d’argent entre deux personnes sur une blockchain. Chacune apparaît sous un pseudonyme (A et B, par exemple), pour garantir l’anonymat de la transaction. Toutes deux ont une clé (un code) publique et une autre privée pour envoyer et recevoir de l’argent. La transaction est enregistrée sous forme d’un code informatique, parmi un ensemble d’autres transactions qui forment un « bloc ». Ce bloc apparaît dans la base de données géante de la blockchain. Certains utilisateurs, appelés « mineurs », entrent alors en compétition pour être les premiers à vérifier les transactions du bloc (s’assurer par exemple qu’A dispose bien des fonds nécessaires à envoyer à B), contre rémunération. Une fois le bloc validé, il est lié au précédent, afin de former une chaîne de blocs (la blockchain), quasiment impossible à truquer par la suite ».

Ce qui fait dire à Henri Verdier, un des pionniers du concept en France et aujourd’hui directeur interministériel du numérique et du système d’information de l’Etat français, que (4) : « La blockchain est à la confiance ce qu’Internet a été à la communication ».
Dans une société contemporaine minée par la défiance, il n’en fallait guère plus pour parer la blockchain de toutes les vertus à l’instar des enthousiasmes originels d’avec l’émergence du Web dans les années 1990/2000. D’où cette frénésie qui agite à intervalles réguliers les débats professionnels où la blockchain est présentée comme l’outil miraculeux qui affranchira communicants et marketeurs de certaines problématiques actuelles. Expert en technologies digitales et cryptomonnaies, le Suisse Yves Bennaïm souhaite toutefois tempérer certaines ardeurs qui versent rapidement dans la sur-promesse ou l’utopie borderline (5) : « Aujourd’hui, un nouveau cycle recommence, et pour faire tourner la tête des spéculateurs un peu trop crédules, « Blockchain » est devenu le nouveau « web ». Beaucoup voudraient prétendre être les prochains Google ou Amazon de leurs industries, et s’emparent du mot à la mode comme s’il était magique. Certes, il y a sans doute réellement parmi eux les leaders des prochaines décennies, mais il y a aussi tous ceux qui vont flamber et disparaître comme la plupart des dotcom de 1999. Comme toute nouvelle technologie, c’est un « verre à moitié plein et à moitié vide », à la fois très utile et encore très limité. Une parfaite opportunité de prendre conscience de nos propres excès d’optimisme et de pessimisme face à une réalité bien présente et pleine d’avenir ».

Blockchain : ça bouge dans la communication

A l’heure actuelle, la blockchain procède effectivement plus de l’imaginaire un peu primesautier que du bouleversement radicalement concret pour les professionnels de la communication. Cependant, il existe déjà quelques initiatives qui peuvent préfigurer de certaines réalités dans les années à venir. Co-fondateur et président de Wiztopic, Raphaël Labbé voit un premier impact de la blockchain pour les communicants financiers. Pour lui, si cette technologie bouscule nettement les pratiques transactionnelles et boursières, elle touche aussi l’information relative à la valorisation d’une entreprise. Un point qu’il développe longuement sur le blog de Wiztopic (6) : « Reste la question de la valorisation des titres en question. C’est là que la communication entre en jeu. Sans vouloir réinventer les grandes théories du marché, c’est généralement la rencontre de l’offre et de la demande qui fixe un prix. Comme nos pères économistes et la théorie des signaux nous l’ont appris : ceci suppose une information libre et fluide. Chez Wiztopic, nous pensons que la communication financière, jusque-là réservée aux sociétés cotées, finira par s’imposer à toutes les entreprises s’intéressant de près à leur « valeur de marché ». Au-delà des risques d’arnaques ou d’abus, prendre le risque de laisser la fixation de la valeur de l’action aux seuls « stake-holders » de l’entreprise (acheteurs, vendeurs, concurrents, médias, etc.) sans y prendre part, peut s’avérer très dangereux. La maîtrise de l’information économique et financière devient critique. Les équipes communication devraient voir leur quotidien métamorphosé. Elles auront à publier des comptes (à un rythme plus soutenu qu’une publication annuelle), à donner la parole à leurs dirigeants sur les perspectives de la société ou encore à mener des road-shows pour leurs actionnaires potentiels. Le tout dans un contexte dominé par les nouvelles technologies, la haute fréquence, les algorithmes de réputation, une infobésité́ galopante de « fake news » et autres usurpations d’identité. Il reste peu de place pour l’amateurisme dans un tel contexte. La traçabilité́ des contenus diffusés n’est plus facultative, quand une autorité́ exige de savoir « qui a reçu quel message à quelle heure et pour en faire quoi ».

Alors, peut-on envisager la blockchain comme un rempart aux vagues désinformationnelles qui sévissent en effet de plus en plus et à tout propos ? L’idée semble séduisante tant les « fake news » prolifèrent sans parler des bots et des vrais/faux profils qui pullulent sur les médias sociaux pour brouiller des messages ou s’enorgueillir d’un écho médiatique disproportionné qui ne repose in fine que sur une poignée d’activistes en ligne ou de propagandistes acharnés. C’est en tout cas le pari que fait Civil, la première plateforme blockchain pour les médias aux Etats-Unis depuis novembre 2016. Son objectif (voir schéma ci-dessous) ? Instaurer un lien direct entre les lecteurs et les médias qui éditent sur la plateforme tout en diminuant les pressions éventuelles que des annonceurs pourraient vouloir exercer en retirant par exemple des achats d’espaces publicitaires. A l’heure actuelle, une quinzaine de petits médias se sont lancés dans l’aventure. Autre avantage de la blockchain brandi par Vivian Schiller, directeur de la plateforme et ancien journaliste : permettre qu’un article publié, ne disparaisse pas du Web comme ce qui est survenu aux publications du site Gawker qui fit faillite en août 2016.

Observer et tester mais sans s’emballer

L’expérience blockchain que mène actuellement Civil n’est pas sans intérêt. On peut également imaginer similaire approche pour les données consommateurs et les marques. Pour mener leurs campagnes de communication, ces dernières reposent bien souvent sur l’obtention de data fournies par d’autres acteurs comme des instituts de sondage, des agences de marketing direct, des régies publicitaires, etc. Avec une approche blockchain, une marque pourrait obtenir directement de ses consommateurs les données utiles tout en ayant besoin de leur validation. A l’inverse de ce qui existe aujourd’hui où l’internaute consent plus ou moins volontairement à confier ses données en échange de services en ligne gratuits.

Si la blockchain est indubitablement appelée à faire bouger les lignes en matière de communication, il est en revanche très prématuré d’affirmer comme d’aucuns n’hésitent pas à le faire pour vendre leur quincaillerie technologique, que celle-ci va vite rendre caduque et obsolète les canaux de communication online actuellement utilisés. Comme toute innovation, il y aura des effets collatéraux et sans doute une façon de repenser les relations entre les communautés et les marques et entreprises sur certaines opérationnelles collaboratives et/ou transactionnelles. Il s’agit-là d’une opportunité à surveiller et tester. Pour autant, il ne faut pas retomber dans les travers à la Nostradamus qu’Internet avait induit à ses débuts en prédisant par exemple la mort programmée du papier ! Si le numérique a incontestablement tué certains supports « print », il a aussi induit la création de médias hybrides comme les mooks ou encore l’hebdo monothématique dépliable « Le 1 » tandis que des journaux classiques passés 100% digital sont morts dans la foulée.

La technobéatitude est le pire ennemi de la réflexion stratégique du communicant. Il ne faut jamais perdre de vue que même les algorithmes les plus puissants sont créés par des humains. Et qu’à ce titre, ils sont friables comme tels. La preuve ? En mai dernier, un pirate informatique a réussi à détourner 18 millions de dollars issus d’une blockchain de bitcoins gold ! Qui disait déjà « science sans conscience, n’est que ruine de l’âme » ? !!

Sources

– (1) – Glossaire techno par Finyear
– (2) – Sébastien Bourguignon – « La blockchain pour les nuls » – Siècle Digital – 10 octobre 2016
– (3) – Stéphane Loignon – « Blockchain, la révolution dont tout le monde parle » – Le Parisien Magazine – 16 juillet 2016
– (4) – Edouard Laugier – « La blockchain est à la confiance ce que l’internet a été à la communication » – Le Nouvel Economiste – 5 décembre 2016
– (5) – Yves Bennaïm – « La Blockchain, cure miraculeuse de tous les maux » – Bilan.ch – 21 mai 2018
– (6) – Raphaël Labbé – « La blockchain va bouleverser la communication des entreprises » – Blog de Wiztopic – 8 février 2017

Pour en savoir plus

– Lire l’article de Harvard Business Review (en français) – « La vérité sur la blockchain » – Février-mars 2018
– Lire le rapport du Word Economic Forum (en anglais) – « Blockchain beyond the hype » – Avril 2018