Désinformation & Fake News : L’éducation aux médias doit-elle devenir une priorité absolue ?

Les dispositifs technologiques et législatifs se multiplient pour contrer les effets délétères de la désinformation qui percole allègrement sur le Web social. Les médias classiques eux-mêmes dupliquent sans compter les opérations « fact-checking » pour endiguer les flux informationnels qui se prétendent plus vrais que vrais et qui cultivent la défiance populiste comme argument de séduction. Le danger est effectivement clairement identifié. Mais n’oublie-t-on pas un peu vite que l’éducation au décryptage de l’information et de la communication est un axe encore trop minoré ? Réflexions libre cours

Il s’appelle Aviv Ovadya. Son patronyme n’évoque sans doute rien pour la plupart d’entre nous. Pourtant, il est l’un des experts américains les plus à la pointe sur les phénomènes de désinformation qui essaiment de façon fulgurante sur le Web social. Aujourd’hui, il est directeur des technologies au « Center for Social Media Responsibility » de l’université du Michigan et continue d’inlassablement étudier comment les nouvelles technologiques numériques distordent la circulation de l’information sur les réseaux sociaux et peuvent grandement influer sur les opinions de communautés en ligne. Mais comme en témoigne un excellent portrait rédigé récemment à son encontre par le site Buzzfeed, il est aussi celui qui avait tiré la sonnette d’alarme en 2016 bien avant que ne soient démontrés le poids des ingérences étrangères et l’accumulation de fake news comme un des leviers de l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche en novembre de la même année. Au cours d’une conférence rassemblant des figures de la technologie à San Francisco, il annoncer sans ciller que notre société est au bord de ce qu’il qualifie « d’infocalypse ».

Ses observations l’ont effectivement convaincu que les informations charriées sur les médias sociaux obéissent de moins en moins à des critères de crédibilité et de fiabilité mais plutôt à des algorithmes basés sur la performance des partages, des taux de clics. Quitte à pousser massivement des contenus dont la teneur peut largement prêter à confusion, voire pire. Malgré la démonstration fouillée et argumentée qu’il déploie, son intervention reste lettre morte, y compris chez les représentants des grandes plateformes comme Facebook, Google et consorts qui semblent plus y voir des élucubrations aux accents de Cassandre qu’un véritable et crucial enjeu informationnel. Pourtant, l’intensité des polémiques qui éclatera à l’issue de l’arrivée de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, la prolifération des fake news un peu partout et les failles avérées de Facebook (notamment avec l’affaire Cambridge Analytica) vont remettre au goût du jour l’urgence de l’enjeu : quelle information risquons-nous d’avoir ces prochaines années si rien n’est entrepris à divers niveaux pour distinguer le vrai du faux, la manipulation de faits arrangés de la vraie investigation étayée ? Ceci d’autant plus que les technologies ne cessent de progresser en puissance de calcul et peuvent être dévoyées. Aviv Ovadya n’en démord pas (1) : « Je me suis rendu compte que si ces systèmes échappaient à tout contrôle, il n’y aurait rien pour les réfréner et que ça tournerait mal, très rapidement. N’importe qui pourrait faire croire que quelque chose, n’importe quoi, est arrivé, que ce soit vrai ou pas ».

Bientôt le phishing laser automatisé

Sur ce blog, l’inventaire des techniques de distorsion de l’information a été maintes fois évoqué. Des effets plus ou moins élaborés de foules numériques (à base de bots et/ou d’une poignée d’activistes bien organisés, voire d’astroturfing sophistiqué) aux algorithmes dopés à l’intelligence artificielle auto-apprenante en passant par des contenus apocryphes mais d’une vraisemblance confondante, les biais pour fausser la réalité et induire des peurs, des croyances et/ou des mobilisations épidermiques, ne manquent pas. Aviv Ovadya ajoute une autre technique dont on parle encore peu mais qui a tendance à se développer : le « phishing laser automatisé ». L’expert explique (2) : « En gros, elle utilise l’intelligence artificielle pour analyser notre présence sur les réseaux sociaux par exemple, et pour élaborer des messages faux mais parfaitement crédibles qui auraient l’air d’être envoyés par des gens que nous connaissons. Ce qui change la donne, c’est qu’une chose comme le phishing laser permettrait à des personnes mal intentionnées de cibler n’importe qui et d’en créer une imitation crédible en utilisant uniquement des données accessibles au public ». Aux irréductibles qui persistent à penser qu’il s’agit de scénarios improbables et donc négligeables (souvent les technophiles béats qui croient que la technologie finira toujours par s’imposer sur les turpitudes humaines), il convient de rappeler qu’Aviv Ovadya est loin d’être un illuminé esseulé.

Chercheuse de longue date en propagande informatique, notamment au sein de l’association à but non lucratif Data for Democracy, Renee DiResta partage pleinement le constat alarmiste de son homologue (3) : « Que ce soit l’IA, de drôles de manipulations Amazon ou du faux activisme politique, ces fondations technologiques (conduisent) à une érosion croissante de la confiance. Cela rend possible de jeter le doute sur l’authenticité de vidéos ou de plaidoyers.». Or, l’enjeu informationnel est énorme, notamment pour les acteurs ayant une vie publique active qui risquent de se retrouver confrontés à une « infowar » tenace un jour ou l’autre. Certains chiffres parlent d’eux-mêmes. A la naissance de Facebook en 2004, ils n’étaient que (déjà) 63% d’Américains à glaner de l’information pour accéder à une palette plus larges d’opinions (4). En 2018, ce taux est monté à 90% et les médias sociaux se sont imposés comme source majoritaire via des fils d’infos personnalisés à coups d’algorithme qui font gonfler (et enferment) dans une bulle informationnelle chaque utilisateur. Un phénomène particulièrement prégnant chez les plus jeunes générations qui ont fait du digital leur fenêtre sociale principale, y compris pour l’information.

Elargir le champ d’action de la lutte

Si ce tripatouillage informationnel à des fins propagandistes et activistes ultras ne cessera malheureusement pas, les antidotes ne sont pas totalement inexistants. Du côté des grandes plateformes sociales, on commence (enfin) à prendre la problématique au sérieux et à engager des actions en conséquence. Même si tout n’est pas parfait (loin s’en faut), Facebook, YouTube, Twitter, etc ont augmenté les effectifs et accru les investissements technologiques pour contrecarrer cette intox digitale qui affleure à tout propos. Les législateurs tentent également de dresser des obstacles juridiques pour compliquer la vie de ceux qui font de la désinformation, une arme d’influence et de manipulation. Toutes ces initiatives soulignent qu’une prise de conscience s’opère pour la circulation de l’information sur les réseaux sociaux puisse rester de qualité. A cet égard, le défi est loin d’être neutre pour les communicants qui gèrent la réputation de leurs organisations et de leurs activités. Celui-ci est aussi le leur d’autant que les cas de fake news et d’attaques propagandistes deviennent de plus en plus fréquents.

Dans cet épineux dossier de la désinformation massive, il est pourtant un pan qui continue malheureusement d’être trop minoré. Le concours technologique et l’arsenal juridique peuvent certes constituer des premiers éléments de réponse mais le traitement de la problématique ne peut pas se borner à seulement ces deux domaines. Directeur d’EU Disinfolab, une ONG spécialisée dans l’analyse des mécanismes de déformation de l’information sur les réseaux sociaux, Alexandre Alaphilippe tient à affiner le débat (5) : « Les obligations de transparence demandée aux plateformes, ça oui, c’est une très bonne idée, mais dans l’esprit de la loi, si le juge décide que l’information est fausse, il va l’enlever d’internet et les gens vont arrêter de la partager? C’est illusoire. Sur la partie concernant les autorisations d’émettre des médias étrangers il y a beaucoup de bonnes idées, mais la question de la judiciarisation, tant qu’on ne connaît pas les mécanismes de propagation des fake news, c’est un sparadrap sur une plaie ouverte ».

L’éducation à l’info comme viatique ?

La compréhension de la notion de propagation est en effet capitale pour mener une lutte relativement efficace contre la désinformation. Si cette dernière opère, c’est aussi parce qu’il y a des gens pour relayer à d’autres gens et accroître ainsi l’impact. Sauf que parmi ces gens, tous ne sont pas des militants patentés mais très souvent des personnes qui ne disposent pas forcément du recul nécessaire, qui vont réagir sur le coup des émotions, qui vont croire à la vraisemblance affichée ou encore qui ne vont pas vérifier la source dont émane le contenu qu’ils viralisent. Or, ces comportements ne surgissent pas non plus par hasard. Ils sont le produit direct de la défiance qui n’a jamais cessé de s’instaurant depuis au moins deux décennies entre les « sachants », les « faisants autorité » et le reste de la société. Politiques, médias (mais aussi experts, entreprises, communicants, dirigeants) sont régulièrement montrés à la vindicte pour avoir menti ou travesti la réalité. Et pour s’en convaincre, je renvoie une énième fois au Trust Barometer d’Edelman qui met implacablement en lumière cet élargissement du fossé depuis 18 ans.

Longtemps confinée aux marges de l’expression libre, la défiance a dorénavant les moyens de s’exprimer. Notamment en donnant de l’écho à celles et ceux qui surfent sur le « tous pourris, tous menteurs ». Ce qui fait écrire à Arnaud Mercier, professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, cette très juste (et préoccupante) analyse (6) : « la prolifération des fake news, grâce notamment aux réseaux socionumériques, doit être considérée comme un grave symptôme de délitement politique. Le symptôme d’une crise de confiance de nombreux gouvernés vis-à-vis de ceux qu’ils perçoivent comme des élites, des sachants, contre ceux qu’ils vivent comme leur donnant la leçon car prétendant établir les règles du débat démocratique sur la reconnaissance mutuelle de la véracité des faits. D’où la célébration dans la bouche de certains, y compris de leaders politiques démagogiques, des « faits alternatifs » : façon de voir le monde qui entend s’exempter du principe de réalité au profit d’une fabrication de faits qui servent une cause, qui donnent à voir un fait qui n’existe pas ».

Cette rage combinée à une méconnaissance des mécanismes de l’information (voire une paresse intellectuelle pour d’aucuns) et amplifiée par la viralité des médias sociaux, est le cœur atomique même de ce niveau de désinformation inégalé dans l’histoire de l’humanité. A tel point que certains sont convaincus que les 10 premiers résultats d’une requête Google sont les 10 résultats les plus vrais. Il est donc urgent d’accélérer sur l’éducation aux médias et l’apprentissage de la raison critique. Dans le cas contraire, une information émanant de Fdesouche (site d’extrême-droite patenté) aura autant de crédibilité (sinon plus) qu’un travail journalistique de fond dans l’esprit de beaucoup. Président de Dentsu Aegis Network France, Thierry Jadot a récemment réclamé dans une tribune que l’on accélère sur le sujet (7) : « Une idée toute simple, mais encore plus audacieuse, consisterait à obliger tous les collèges et lycées à se jumeler avec un organe d’information national ou local, papier, audiovisuel ou numérique. De ce lien privilégié pourraient naître toutes sortes d’initiatives propres à « élever le niveau de jeu » contre les fake news et, surtout, à aider les enseignants dans leur noble tâche éducative ». On ne saurait mieux dire et encourager.

L’éducation est à la racine du problème … et de la solution

Des programmes et des actions existent déjà comme le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) qui pilote depuis plusieurs années la « Semaine de la presse et des médias dans l’école ». Sans parler d’autres initiatives qui fleurissent çà et là pour tenter de doter les plus jeunes générations d’outils intellectuels qui ne se contentent pas de gober ce qu’elles trouvent et/ou reçoivent du Web social. Dans la droite ligne du cours « anti-bullshit » que deux professeurs de l’université de Washington ont mis au point. Ce cycle de conférences vise à donner les clés pour mieux repérer et comprendre les informations fausses ou trompeuses. Manipulation des chiffres, diffusion des fake news, distinction entre causalité et corrélation. Avec à la clé, des méthodes et d’exemples concrets pour ne plus se faire piéger.

Si le concours des plateformes sociales, des enquêtes journalistiques, des textes de loi (mais aussi l’éthique des communicants qui doit se tenir à l’écart des tentations « spin doctors ») restent autant de garde-fous nécessaires pour juguler la portée de la désinformation, l’éducation est le pilier qu’il convient de renforcer à brève échéance. Pas pour formater les esprits et embrigader comme le clameront inévitablement les parangons de l’information vérolée. Mais pour préserver le dialogue démocratique, éviter de s’abandonner à des schémas où la grosse entreprise est toujours la méchante et le petit artisan le vertueux sans défaut. Psychiatre renommé, le docteur Serge Tisseron résume pleinement l’ampleur de la mission que l’éducation à l’information doit vite prendre (8) : « Préparons nos enfants à être demain des citoyens éclairés et soucieux de contextualiser les images par lesquelles les nouveaux séducteurs du Net prétendent emporter leur adhésion. Les campagnes de prévention qui font appel à un usage raisonné des écrans sont, hélas, moins médiatisées que celles des populistes qui brandissent des menaces alarmistes. Mais à terme, elles n’en seront que mieux entendues, et suivies, même si la logique d’Internet favorise toutes les manifestations du populisme. Apprenons à nos enfants à fabriquer des images, c’est le meilleur moyen de leur apprendre à se méfier de celles par lesquelles les populistes scientifiques prétendent prendre le pouvoir sur notre esprit ». Cet effort collectif relève de la responsabilité de chacun. Dans le cas contraire, les démagogues et populistes continueront à produire des fake news « Tolbiac » bis.

Sources

– (1) – Charlie Warzel – « Il avait prédit la crise des Fake News de 2016. Aujourd’hui il annonce une apocalypse de l’information » – Buzzfeed – 16 février 2018
– (2) – Ibid.
– (3) – Ibid.
– (4) – Renee DiResta & Jonaton Morgan – « The Facebook hearings remind us: information warfare is here to stay » – The Guardian – 12 avril 2018
– (5) – « Le débat «fake news» s’éteint provisoirement à l’Assemblée, continue dans médias» – Libération – 8 juin 2018
– (6) –Arnaud Mercier – « Fake news : tous une part de responsabilité ! » – The Conversation – 18 mai 2018
– (7) – Thierry Jadot – « Le combat contre les fake news se joue à l’école » – Le JDD.fr – 11 juin 2018 –
– (8) – Serge Tisseron – « Le diable est dans les écrans : vraiment ? » – Ina Global – 25 juin 2018

Pour en savoir plus

  • Télécharge le livre blanc numérique édité en juin 2018 par The Conversation France en partenariat avec le centre de recherche de l’université de Lorraine, le CREM. Celui-ci compile une sélection de nos meilleurs articles parus sur le site The Conversation sur la thématique des fakes news, post-vérité et désinformation (téléchargement gratuit).


4 commentaires sur “Désinformation & Fake News : L’éducation aux médias doit-elle devenir une priorité absolue ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Ce n’est pas vraiment le support sur lequel est édité l’information qui garantit absolument le vrai contre le faux. Il existe aussi des journaux papier qui sont des monuments d’intox. D’où l’importance extrême de savoir qui parle à l’origine pour mieux cerner la fiabilité du propos …

  1. Christophe Barbot  - 

    Pour information, il y a en France les professeurs documentalistes « enseignants et maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias » : http://www.education.gouv.fr/cid73215/le-referentiel-de-competences-des-enseignants-au-bo-du-25-juillet-2013.html#Competences_specifiques_aux_professeurs_documentalistes.
    Ils sont plus de 10000 enseignants et experts du sujet, ce sont des professeurs certifiés (CAPES), recrutés et missionnés pour cela : http://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=114733.
    Et en plus ils ont même un programme sur lequel s’appuyer ! (http://eduscol.education.fr/cid98422/l-education-aux-medias-et-a-l-information-et-les-programmes-cycle-4.html#lien11)
    Il serait temps d’en tenir compte et de s’y intéresser dans les tribunes qui appellent à développer d’urgence l’éducation aux médias et à l’information…

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour Christophe

      Merci pour ces utiles précisions. Je ne doute pas de l’implication du corps enseignant au sujet de l’éducation à l’information et à l’analyse critique. Je cite d’ailleurs le CLEMI dans mon billet mais il existe en effet quantité d’autres actions dont celles que vous citez. Il me semble qu’il serait intéressant de mutualiser et coordonner (voire amplifier) tout ce qui existe pour en faire un corpus global pédagogique qui serait généralisé dans tous les établissements. Ma fille qui est au collège n’a par exemple jamais encore eu de cours réguliers sur le sujet. Or, elle est déjà consommatrice du Web … Comme ses camarades, elle fait partie de cette génération la plus exposée aux fake news si on ne leur apporte des outils pour analyser, décrypter et ne pas tout prendre pour argent comptant. Merci à nouveau en tout cas !

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