Secret des affaires : Peut-il servir et nourrir une stratégie de communication ? Le cas Levothyrox

C’est sans doute le mariage de la carpe et du lapin le plus inextricable tant sont difficilement réconciliables la notion de transparence réclamée à tue-tête par le corps sociétal, les médias et les ONG d’un côté et celle du secret des affaires invoquée avec fermeté par les entreprises et les législateurs de l’autre. Dans ce débat qui perdure depuis plusieurs années en Europe, un nouveau cran vient d’être franchi en France par l’Agence du Médicament (ANSM). Cette dernière s’est en effet retranchée derrière le secret industriel et commercial face à l’avocat d’une plaignante exigeant des informations sur la composition et l’origine exactes de la nouvelle formule du Levothyrox produite par le laboratoire Merck. Pas sûr que l’argument fasse mouche.

Cette nouvelle formule a suscité d’importants effets secondaires chez 31 000 personnes qui l’ont adoptée depuis sa commercialisation fin mars 2017 (1). Au regard de la tension forte et suspicieuse qui règne autour du Levothyrox nouvelle formule depuis mars 2017, faire référence à la loi sur le secret des affaires n’est-il pas prendre le risque d’attiser encore plus la crise et de faire de cette loi, un outil incompatible avec le droit à l’information du citoyen et des journalistes ? Exercice de démêlage !

Secret des affaires, kesako ?

Si l’idée d’instaurer légalement un secret des affaires a régulièrement engendré des tollés immédiats en France, le concept n’est pourtant pas intrinsèquement nouveau et ne se veut pas forcément comme un instrument de musèlement de l’information. En Allemagne, ce cadre juridique existe depuis 1896. Le Royaume-Uni a emboîté le pas en 1948 avant que les Etats-Unis ne recourent à leur tour à son adoption au milieu des années 90 comme se plaisent à le rappeler les avocats Emmanuel Bénard, Jérôme Philippe et Hervé Pisani du cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer LLP (2). Les mêmes auteurs font d’ailleurs remarquer très pertinemment que ce texte américain n’a jamais empêché pour autant les lanceurs d’alerte de révéler aux médias et au grand public des dérives dont étaient coupables par ailleurs des entreprises.

En France en revanche, l’instauration d’un secret des affaires a connu plusieurs tentatives avortées. D’abord en 2004 avec la loi Carayon qui s’inspire précisément du modèle américain existant pour mieux immuniser les entreprises « d’une atteinte au secret d’une information à caractère économique protégé ». Le texte sera retoqué plusieurs fois tout comme les projets portant sur le même thème jusqu’en 2015. Cette année-là, Elise Lucet, l’emblématique chef de file des magazines télévisuels « Cash Investigation » et « Envoyé Spécial » de France 2 avait lancé une pétition en ligne pour dénoncer ce qu’elle considérait comme une atteinte intolérable au travail d’enquête de la presse et de la protection de ses sources. Ni plus, ni moins.

C’est alors l’Europe qui va avancer sur le sujet. En avril 2016, une large majorité du Parlement européen vote l’entrée en vigueur de la directive sur la protection du secret des affaires. Objectif : mieux protéger les entreprises des 28 états membres réputées vulnérables face à l’espionnage économique et industriel de grandes puissances comme la Russie, la Chine … mais aussi les USA. Avec obligation pour chaque Etat de l’UE de transposer ce texte dans son droit national. Ce qui fut fait en juin 2018 en France. Au grand dam des opposants qui voient dans ce nouveau cadre législatif (3) « une atteinte grave, excessive et injustifiée à la liberté d’expression et de communication (…) une définition trop étendue du secret des affaires, notamment au regard de la protection des salariés » tandis que d’aucuns estiment qu’il existe déjà par ailleurs suffisamment de règlements commerciaux pour se prémunir contre l’espionnage sans devoir ajouter cette nouvelle disposition légale. Pourtant, les faits sont têtus. En 2013, une entreprise européenne sur quatre (4) avouait ainsi avoir déjà été victime de vol d’informations selon un rapport de la Communauté européenne (contre 18% en 2012). Dans ce contexte sensible, corporations et gouvernements cherchent donc à instaurer des parades technologiques et juridiques pour juguler au mieux des fuites aux conséquences pouvant parfois être particulièrement dramatiques pour la survie économique d’une entité et des emplois qu’elle génère.

Pourquoi tant de défiance ?

Bien qu’il soit désormais gravé dans les textes de loi, le secret des affaires continue à agiter les controverses, il faut bien avouer qu’il n’est pas toujours facile de se repérer dans le maquis des informations sensibles commerciales et industrielles. Entre ce qui doit être impérativement tenu à l’écart d’yeux concurrentiels indélicats et ce qui est opportunément mis sous le tapis pour escamoter des faits plus ou moins embarrassants comme l’optimisation fiscale (voire carrément l’évasion) que de grandes structures internationales pratiquent allègrement, il y a de quoi perdre son latin et de suspecter des déviances sous le couvert bien pratique du secret des affaires. Depuis WikiLeaks et les multiples révélations d’enquêtes journalistiques comme Panama Papers ou celles de lanceurs d’alerte comme Edward Snowden pour ne citer que le plus connu, le doute s’est instillé au sein de l’opinion publique. Que protège-t-on vraiment ? Les intérêts légitimes d’une entreprise qui évolue dans une arène commerciale parfois déloyale ou des petits (et gros) arrangements à l’insu du bien collectif ?

Si l’on se réfère à la virulente passe d’armes qu’Elise Lucet avait engagé en 2015 contre des parlementaires européens alors à pied d’œuvre pour bâtir la future directive sur le secret des affaires, le monde de l’information et de la communication court à sa catastrophe ! Dans sa pétition de l’époque, la Wonder Woman de l’investigation ne mâche pas ses mots (5) : « Avec ce texte, un juge saisi par l’entreprise sera appelé à devenir le rédacteur en chef de la Nation qui décide de l’intérêt ou non d’une information. Au prétexte de protéger les intérêts économiques des entreprises, c’est une véritable légitimation de l’opacité qui s’organise (…) Les défenseurs du texte nous affirment vouloir défendre les intérêts économiques des entreprises européennes, principalement des « PME ». Étonnamment, parmi celles qui ont été en contact très tôt avec la Commission, on ne relève pas beaucoup de petites PME, mais plutôt des multinationales rôdées au lobbying : Air Liquide, Alstom, DuPont, General Electric, Intel, Michelin, Nestlé et Safran, entre autres. Ces entreprises vont utiliser ce nouveau moyen offert sur un plateau pour faire pression et nous empêcher de sortir des affaires ». Cette défiance rabâchée à longueur de temps et amplifiée par les adeptes du conspirationnisme sur les médias sociaux entretient de facto un contexte délétère. Surtout si en plus, une entreprise et des autorités sanitaires font preuve d’une stratégie de communication inadaptée. Dans ce cas, il devient inévitable que le secret des affaires soit aussitôt assimilé à de l’opacité organisée.

Le cas Levothyrox

C’est exactement ce qui vient d’advenir à l’Agence du Médicament (ANSM) et par ricochet au laboratoire Merck au cœur de toutes les polémiques depuis que la nouvelle formule de son médicament phare, le Levothyrox, a été prescrite à des millions de personnes souffrant de pathologies thyroïdiennes. Au départ, le pharmacien allemand Merck se conforme à une demande de l’ANSM qui découle d’une observation scientifique et médicale. Dans l’ancienne formule du Levothyrox, l’autorité sanitaire note en effet que les comprimés n’ont pas la même teneur en substance active (en l’occurrence la lévothyroxine qui soigne les hyperthyroïdies) dans le temps lorsque celle-ci était associée à un excipient à base de lactose. En mars 2017, le changement d’excipient (avec le mannitol) est donc censé résoudre ce problème de stabilité du médicament. Seulement voilà !

Quelques mois plus tard, des milliers de patients sur les 3 millions qui suivent le traitement, se plaignent d’effets secondaires majeurs qui impactent fortement leur santé au quotidien. La nouvelle formule est pointée du doigt. Mais devant le quasi silence du laboratoire et les balbutiements maladroits de l’ANSM, la controverse enfle. Le 24 juin 2017, une pétition est lancée pour réclamer le retour de l’ancienne formule et rassemble très vite plus de 300 000 signatures. En septembre 2017, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn finit par reconnaître un problème d’information et près de 9000 cas signalés (6) : « Il n’y a pas de fraude, il n’y a pas de complot, il n’y a pas d’erreur. Il y a eu un problème d’information des malades, les patients ont été surpris par une formulation qui avait changé et qui pour certains donnait des effets secondaires ». Trop tard ! La cacophonie va prendre le dessus. Des associations de patients portent le dossier en justice, obtiennent des victoires et s’insurgent contre la communication erratique de l’Agence du Médicament et du laboratoire Merck.

Le secret comme rempart à l’exigence de transparence ?

Aujourd’hui, c’est encore globalement un dialogue de sourds qui prévaut. Tandis que les révélations des journalistes s’amoncellent comme celle d’Aurore Gorius qui enquête depuis le début de l’affaire du Levothyrox (7) : « Pour lancer la nouvelle formule du Levothyrox, Merck est parvenu à échapper aux essais cliniques qui précèdent normalement l’autorisation de mise sur le marché ». Autre pavé dans une mare déjà pleine de turbidité : l’avocat d’une des victimes de la nouvelle formule se voit opposer par l’ANSM une réponse tronquée suite à sa demande de lui être communiqué tous les documents relatifs à l’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) du Levothyrox. Avec une précision de taille au passage du service juridique de l’ANSM (8) : les éléments transmis se font « sous réserve de l’occultation préalable des mentions susceptibles de porter atteinte aux secrets légalement protégés, et notamment à la protection du secret des affaires ».

Bien que l’agence ait ensuite réfuté l’argument du secret des affaires que ses détracteurs lui agitent, il n’en fallait pas plus pour relancer la machine à controverses. L’avocat de la plaignante s’insurge (9) : « J’ai formulé ma demande à l’Agence du médicament en avril et elle m’a répondu en septembre. Ils ont attendu que la loi “secret des affaires” soit votée et définitivement validée en juillet par le Conseil constitutionnel pour invoquer cet argument ». Dans la foulée, le collectif de journalistes « Informer n’est pas un délit » saisit la balle au bond de ce secret des affaires qu’il exècre (10) : « Nous ne pouvons tolérer que la défense des intérêts d’une entreprise privée passe avant l’intérêt général, en l’espèce, la santé des citoyens ». Enfin, une association de malades de la thyroïde vient d’ouvrer une pétition (11) pour reprocher à l’Agence du médicament (ANSM), de s’abriter derrière le secret des affaires dans le dossier du Levothyrox. Pétition qui a déjà atteint plus de 26 000 signatures en l’espace d’un week-end.

Le secret : à consommer avec modération

Avec cette ligne de défense où le secret des affaires est érigé en mur juridique, il n’est pas certain que l’ANSM ne sorte du bourbier communicationnel. Ainsi, le Dr Dominique Martin, directeur de l’agence, a précisé à l’AFP que (12) « le nom du fabricant du principe actif est dans le dossier complet de l’AMM, mais la loi sur le secret industriel et commercial interdisait depuis 1978 déjà à l’ANSM de révéler cette information ‘protégée’. Cette règle était donc en vigueur bien avant la toute récente loi sur le secret des affaires qui ne change pas nos obligations. Je démens que l’ANSM ait attendu cette loi de juillet 2018 pour répondre à l’avocat ». Dès lors, pourquoi invoquer ce secret des affaires si un autre point juridique antérieur permet de justifier la décision

Mais au-delà des arguties juridiques, une chose est d’ores et déjà certaine. Le concept de « secret des affaires » utilisé dans le cadre d’une communication de crise n’est guère opportun. Déjà abondamment vilipendé (et parfois excessivement), un tel élément ne peut qu’ajouter de la crise à la crise. Pour un communicant, le « secret des affaires » ne devrait être qu’opposable sur des critères objectivement sensibles comme des prévisions financières, des projets de rachat, des formules de fabrication industrielle qui pourraient constituer des atouts intéressants à connaître de la part des concurrents. Au stade atteint par le dossier du Levothyrox, il serait certainement plus constructif de mettre tous les éléments sur la table plutôt qu’alimenter indirectement le brasier de la suspicion en dégainant des barrières juridiques. A moins qu’il n’y ait un véritable scandale sanitaire ? Il s’agirait alors là d’une autre histoire de crise.

Sources

– (1) – « Levothyrox : une pétition lancée contre le « secret des affaires » – Le Monde – 29 septembre 2018 –
– (2) – Emmanuel Bénard, Jérôme Philippe et Hervé Pisani – « Secret des affaires : reprenons un débat qui était mal posé » – Les Echos – 18 février 2015
– (3) – « Le Conseil constitutionnel valide la loi controversée sur le secret des affaires » – Le Monde – 26 juillet 2018
– (4) – Camille Pettineo – « Elise Lucet en campagne contre le secret des affaires » – Libération – 5 juin 2015
– (5) – Pétition du 5 juin 2015 – « Ne laissons pas les entreprises dicter l’info – Stop à la Directive Secret des Affaires ! » – Change.org
– (6) – Cécile Thibert – « L’affaire du Levothyrox en 10 dates clés » – Le Figaro – 18 décembre 2017
– (7) – Aurore Gorius – « L’Agence du médicament se planque derrière le secret des affaires » – Les Jours – 27 septembre 2018
– (8) – « Levothyrox : une pétition « contre le secret des affaires » en matière de santé » – L’Obs – 28 septembre 2018
– (9) – Aurore Gorius – « L’Agence du médicament se planque derrière le secret des affaires » – Les Jours – 27 septembre 2018
– (10) –« Levothyrox : une pétition « contre le secret des affaires » en matière de santé » – L’Obs – 28 septembre 2018
– (11) – Pétition du 28 septembre 2018 – « Contre le « secret des affaires » en matière de santé publique. Pour la transparence et la traçabilité des médicaments » – Mes Opinions.com
– (12) – « Levothyrox : succès d’une pétition contre le «secret des affaires» qui entraverait l’enquête » – Le Figaro – 28 septembre 2018



2 commentaires sur “Secret des affaires : Peut-il servir et nourrir une stratégie de communication ? Le cas Levothyrox

  1. delysse  - 

    Voulons nous – oui ou non – avoir un système d’évaluation des risques qui soit en capacité d’alerter et d’informer les citoyens , qui soit indépendant et qui ait les moyens de remplir sa mission. C’est la seule question qui est posée à tous les citoyens aujourd’hui.
    Il serait plus transparent de signer votre article sur ce sujet qui n’est ni une crise médiatique ni un problème de communication. Votre exposé est certes très intéressant et pose le doigt sur des aspects important du dossier mais vous omettez l’essentiel. Ce sujet est un sujet de santé publique, non de communication, mais bien de santé publique. Il met à jour une très grave défaillance de notre système, sa capacité à évaluer les risques et à en avoir les moyens.
    Cette mission est celles des agences sanitaires, elle lui est confiée par l’assemblée nationale depuis les affaires du sang contaminée et de la vache folle par un vote unanime. Elle permet aux agences de rendre des avis indépendants de toute pression, intérêts, séparant même l’agence du ministère de la Santé qui légifère. C’est de cela qu’il est question.

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