Quand l’Employee Advocacy se met à fonctionner en sens inverse, que faut-il en penser ?

Les programmes d’Employee Advocacy (en francais, salarié ambassadeur) ont clairement le vent en poupe au sein des grandes entreprises. S’adosser à la micro-influence en ligne qu’exerce une partie de ses collaborateurs sur les réseaux sociaux, est un levier d’engagement de plus en plus considéré par les dircoms pour nourrir positivement la réputation de leur organisation au-delà des traditionnels messages corporate auprès des parties prenantes. Seulement voilà ! Depuis quelques temps, une autre forme d’Advocacy non moins revendicatrice a tendance à se développer, en particulier chez Google et Facebook. Ces deux géants du Web ont dû affronter un vent de contestation interne soudé et significatif qui n’a rien à voir avec les récurrentes polémiques salariales et de conditions de travail. Les sujets soulevés par les employés ont même contraint les deux sociétés à prendre des mesures pour calmer le jeu. Assiste-t-on à l’émergence d’une autre forme de mobilisation qui peut impacter la gouvernance, la stratégie et la réputation des entreprises ?

Il y a pourtant un an tout juste, une certaine Juli Briksman venait de se voir congédiée par son employeur, la société de services Akima LLC située dans l’Etat de Virginie. Motif de son licenciement express ? Alors qu’elle circulait à vélo, elle avait adressé un doigt d’honneur au cortège motorisé transportant Donald Trump. La scène avait été immortalisée par un photographe et devint rapidement virale sur les médias sociaux. A tel point que son manager avait décidé de l’exclure de l’équipe marketing de l’entreprise pour non-respect de la charte des médias sociaux de cette dernière. Depuis avril dernier, l’impétrante n’a pas renoncé et a engagé une procédure judiciaire pour prouver que son éviction due à un geste exprimant une opinion politique, était illégal au regard de la loi américaine et d’abord mû par la crainte de l’entreprise de représailles du gouvernement ! L’affaire est en cours d’instruction et dira si la position est recevable ou pas. Toujours est-il que les cas similaires (et cette fois avec des groupes de salariés) commencent à se multiplier.

Facebook : du « like » au « Grrr » !

Si la nomination du très controversé juge conservateur Brett Kavanaugh à la Cour suprême en octobre 2018, fut l’occasion d’un intense feuilleton politico-médiatique, elle a également engendré des effets collatéraux non négligeables au sein même des murs de Facebook. Accusé d’avoir commis une agression sexuelle durant les années 80, le candidat ouvertement soutenu par Donald Trump a dû faire face à une investigation du FBI et une audition sénatoriale pour plaider son cas. Or, c’est au cours de cet événement retransmis sur les télévisions américaines qu’un visage présent dans l’assistance déclenche une autre polémique (voir photo ci-contre). Vice-président des politiques publiques mondiales de Facebook, Joel Kaplan est aussi un ami de longue date de Brett Kavanaugh. D’où sa participation à titre individuel et amical mais une participation qui suscite aussitôt l’ire de centaines d’employés de Facebook.

Ceux-ci n’hésitent pas à se répandre avec virulence sur la messagerie interne de l’entreprise et à interpeler directement Mark Zuckerberg sur ce mélange des genres jugé déplacé et même irrespectueux pour les gens ayant été victimes d’harcèlement sexuel. Y compris au cœur du top management, les discussions vont bon train et la n°2 de Facebook, Sheryl Sandberg, notoirement engagée pour l’égalité homme/femme, n’est pas la dernière. De même que la DRH. Après plusieurs jours de controverses internes, l’entreprise a fini par rétropédaler. Par le biais de sa porte-parole, Roberta Thomson, elle déclare (1) : « Notre équipe de direction admet qu’elle a fait des erreurs dans sa gestion des événements de la semaine passée. Nous sommes reconnaissants envers les réactions de nos employés ». En parallèle, Joel Kaplan doit faire acte de contrition dans un mémo interne. Le calme est aujourd’hui revenu mais l’importante mobilisation des salariés à tous les échelons de Facebook montre que les sujets sociétaux sont dorénavant devenus poreux entre l’interne et l’externe. Et de potentiels vecteurs de lignes de fracture qui ne sont pas sans effet d’autant que Facebook est nettement dans l’œil du cyclone. En effet, depuis plusieurs mois, nombre de membres du Parti républicain ne cessent d’asséner que Facebook (comme d’autres sociétés de la Silicon Valley) mène une discrimination interne envers ses salariés aux sensibilités conservatrices.

Le vent de la polémique interne se lève chez Google

Les aléas internes vécus par Facebook sont loin de constituer un épiphénomène. Le meilleur ennemi de l’entreprise de Menlo Park, Google a lui aussi été traversé par des agitations du même ordre. Par deux fois cette année, le géant de Mountain View a dû se résoudre à abandonner des projets de partenariats avec l’armée américaine et notamment, le Pentagone. La première salve jaillit au printemps avec le projet Maven. Google est sollicité pour fournir une technologie d’intelligence artificielle qui permettait d’augmenter la capacité de décryptage des images recueillis par les drones militaires sur des champs de bataille. La levée de boucliers est spontanée. Plus de 4000 salariés (2) cosignent un courrier expédié à Sundar Pichai, le PDG de Google où est exigé l’abandon pur et simple de cette collaboration. Certains employés ont même carrément démissionné de l’entreprise pour signifier leur refus d’un usage sécuritaire de la technologie. La direction générale a cédé et s’est engagé à ne pas renouveler le contrat en 2019.

Ce geste aurait pu apaiser les esprits. Pourtant, la contestation interne a repris avec la candidature de Google au projet JEDI du Pentagone. Projet aujourd’hui à l’état d’appel d’offres pour désigner la (ou les) compagnie qui prendra en charge la refonte intégrale des infrastructures de cloud computing de la défense américaine. L’enjeu est de taille puisque l’initiative est valorisée à 10 milliards de dollars pour le futur récipiendaire. Mais cette fois, le top management de Google coupe court à toute flambée contestataire. Le 8 octobre, la société annonce elle-même (3) : « Nous ne candidatons pas pour le contrat JEDI parce que nous ne pouvions pas être sûrs qu’il serait conforme à nos principes sur l’intelligence artificielle ». Des principes au nombre de 7 qui avaient été édictés dans la foulée du débat autour du projet Maven. Au-delà de l’éthique brandie par Google, sont-ce les réminiscences de la fronde interne sur Maven qui ont dissuadé les dirigeants de poursuivre la compétition sur JEDI ? Il n’est pas interdit de le penser d’autant que l’interne de Google reste comme le lait sur le feu.

Actuellement, une autre pomme de discorde agite les rangs de Google. En août dernier, un millier de salarié a repris la plume pour demander à Sundar Pichai d’abandonner le projet DragonFly dont l’objectif est de façonner un moteur de recherche adapté aux exigences de censure du gouvernement chinois. Le dossier est toujours dans les cartons mais le malaise d’aucuns en interne est palpable. D’autant que s’ajoute dorénavant un tout nouveau front qui porte cette fois sur le harcèlement sexuel. Le 25 octobre, le New York Times publie une enquête affirmant que Google a étouffé plusieurs affaires d’agression ou de harcèlement sexuel commises par certains de ses hauts dirigeants. Le 1er novembre a alors eu lieu une journée de mobilisation en interne baptisée #GoogleWalkout. Les organisateurs ont recensé 17 000 participants (sur les quelques 80 000 salariés que compte aujourd’hui Google) en de multiples endroits de la planète. Et tous avaient laissé ce message d’absence sur leur boîte électronique (4) : « Salut. Je ne suis pas à mon bureau parce que je vais participer, en solidarité avec d’autres employés de Google, à un rassemblement pour protester contre le harcèlement sexuel, les agressions sexuelles, le manque de transparence et une culture d’entreprise qui ne marche pas pour tout le monde. Je reviendrai à mon poste plus tard. »

Une tendance durable ?

Certains sceptiques objecteront probablement que ces mouvements de salariés émanent de sociétés particulières où la culture de l’expression libre est intrinsèque aux valeurs de l’entreprise. Il serait pourtant illusoire de ne voir que des poussées de fièvre épiphénoménales dans les exemples de Facebook et Google. Ceci d’autant plus que dans ces entreprises et quelques autres de leur secteur, le droit à l’expression et à la critique en interne n’est pas forcément si facile et si admis que ne le laissent entendre les thuriféraires de Mountain View et Menlo Park. Sous des aspects décontractés, la parole interne peut vite devenir aseptisée. Or là, ces anecdotes montrent qu’une évolution est en train de se produire. Que les salariés n’entendent plus forcément suivre aveuglément la stratégie de leur entreprise si celle-ci vient heurter des convictions profondes.

Les risques de réputation sont plus élevés que jamais pour les entreprises. Tout Google ou Facebook qu’ils soient, ceux-ci ont commencé à comprendre que la cohésion interne (qui ne signifie pas pour autant tout le monde aligné au cordeau et pas une tête qui ne dépasse) est un pilier dont on ne peut plus faire l’impasse comme auparavant. Pendant longtemps, nombreux étaient les dirigeants qui pensaient qu’un salarié est forcément acquis aux positions de l’entreprise et qu’il n’avait d’ailleurs pas besoin d’avoir voix au chapitre. D’où la paupérisation permanente de la communication interne qui fait partie des fonctions disposant des budgets les plus réduits. Cette vision devient désormais caduque. Certes, les mobilisations internes de Google et Facebook sur des questions politiques et sociétales restent encore des cas clairsemés et très récents. Mais il est fort à parier que d’autres entreprises (et pas forcément dans le secteur technologique) connaîtront à leur tour des expériences semblables.

Comme l’écrit fort justement le communicant chevronné et blogueur Christophe Lachnitt sur son site Superception (5) : « La culture d’une entreprise est la somme des convictions qui l’animent, lesquelles se traduisent et se transmettent à travers la somme des décisions que ces convictions engendrent. La culture est la norme sociale de la communauté humaine que constitue une entreprise : elle influence les comportements individuels et les relations interpersonnelles de ses membres ». Auparavant, cette culture pouvait sans doute se décréter unilatéralement et avec une bonne dose de paternalisme pour faire avaler la pilule. Cela va être de moins en moins le cas. Sauf que si l’on veut bâtir des programmes d’Employee Advocacy qui fonctionnent avec pertinence et crédibilité, cela va passer par une attention plus grande portée à la culture d’entreprise, à ce que le collectif souhaite être ou ne pas être. La grogne récente des salariés de Google n’est d’ailleurs qu’un écho à ce qui a initialement fondé et irrigué la culture originelle de Google : « Don’t be evil ».

Sources

– (1) – Mike Isaac – « Rifts Break Open at Facebook Over Kavanaugh Hearing » – New York Times – 4 octobre 2018
– (2) – Phane Montet – « Refusant de travailler avec le Pentagone, des salariés de Google démissionnent » – Usbek & Rica – 16 mai 2018
– (3) – Julien Lausson – « La morale plutôt que l’argent : Google renonce à un appel d’offres du Pentagone à 10 milliards de dollars » – Numérama – 10 octobre 2018
– (4) – « Google : mouvement de protestation des employés contre le harcèlement sexuel » – Pixels/Le Monde – 1er novembre 2018
– (5) – Christophe Lachnitt – « La culture d’une entreprise n’est jamais assez intensive » – Blog Superception – 1er novembre 2018



Un commentaire sur “Quand l’Employee Advocacy se met à fonctionner en sens inverse, que faut-il en penser ?

  1. Vincent Pittard  - 

    Merci Olivier pour cet article. Car c’est important de rappeler que l’esprit des programmes d’employés ambassadeurs, c’est montrer à l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur. La transparence est la clé pour ne pas instrumentaliser les employés et rester crédible. Mais la transparence, ça ne doit pas être une posture de communicant, sinon le retour de bâton est immédiat, violent et il partira de l’interne. Pas mal de programmes d’employee advocacy n’ont pas fonctionné, souvent parce qu’ils étaient trop pilotés par le marketing et la com’ externe et pas assez par les RH et la com’ interne. Dans cette matière, les employés sont à la fois pompiers et pyromanes.

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