Facebook : La nouvelle stratégie de communication sur la vie privée est-elle crédible ?

Début mars, Mark Zuckerberg a pris pas mal d’observateurs à contre-pied. Après une année cauchemardesque faite de fuites de données, de brèches de sécurité, de données personnelles monétisées à des tiers et d’incubateur à infoxs, la réputation de Facebook avait fondu comme neige au soleil. C’est à ce moment précis que l’éternel kid de Menlo Park vient d’annoncer un radical changement de paradigme pour la plateforme qu’il a fondée il y a 10 ans : place à la protection de la vie privée et au cryptage. Marqué au fer rouge de la défiance, le réseau social aux 2,1 milliards d’utilisateurs a urgemment besoin de se relancer et effacer les rebonds délétères de l’affaire Cambridge Analytica. Oui, mais comment et avec quelle véritable crédibilité ?

Dans une lettre publiée en 2012 au cours de l’introduction en Bourse de Facebook, Mark Zuckerberg avait alors martelé le mantra corporate qui devait inspirer tous les développements à venir de la plateforme sociale. Relus avec les yeux d’aujourd’hui, les mots choisis résonnent de manière étrange tant les lignes se sont nettement brouillées (1) : « Facebook n’a pas été originellement crée pour être une entreprise. Il a été construit pour accomplir une mission sociale : rendre le monde plus ouvert et connecté ». Dans son laïus qui se veut visionnaire d’un monde meilleur et plus tolérant, le démiurge ajoute quelques paragraphes plus loin (2) : « Nous sommes convaincus que les outils qui aident le partage entre gens, peuvent déboucher sur un dialogue plus honnête et transparent avec le gouvernement. Il en résultera ainsi une responsabilisation accrue tant chez les gens que chez les dirigeants et au final des solutions pour résoudre les plus gros problèmes de notre époque ».

Le malaise Facebook

Sept ans plus tard, force est de reconnaître qu’à la lumière de récents politiques et sociaux, ces lignes prennent une coloration étrange et pas vraiment en phase avec la promesse initiale décrite en 2012. L’élection présidentielle américaine de 2016 est encore fortement entachée des forts soupçons de manipulation à grands renforts de fake news pour confier les clés de la Maison Blanche à Donald Trump. Avec au passage, une ingérence probable des hordes digitales à la solde de Vladimir Poutine. En Birmanie, la junte militaire au pouvoir a recouru à Facebook pour inciter à un génocide contre les Rohingya. Plus récemment en France, le mouvement des Gilets Jaunes a fait de Facebook son terrain de prédilection pour déclencher la contestation sociale tout en charriant en parallèle quantité de contenus complotistes, racistes, antisémites et mensongers qui n’ont fait qu’aggraver une fracture déjà bien entamée au sein de la société française. Enfin, que dire de l’insoutenable Facebook Live du terroriste australien filmant sans détours le carnage massif qu’il opérait dans une mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande ? Il aura fallu 17 longues minutes pour que le réseau social ne se décide à bloquer ces images d’horreur absolue alors qu’il est si prompt à effacer un bout de téton qui traîne sur une page ? Oui, Facebook n’en finit pas de générer une malaise d’autant que la plateforme sociale persiste à dérouler une communication lénifiante qui s’auto-absout quasi systématiquement de toute responsabilité. Preuve en est l’aveu du 21 mars où Facebook confesse que des centaines de milliers de mots de passes étaient stockés sur des serveurs non sécurisés tout en minimisant la gravité des faits.

Conscient que trop d’accumulations négatives pourraient finir par enrayer durablement l’insolente croissance de Facebook, Mark Zuckerberg a donc pris la plume le 6 mars pour rédiger une lettre qui apparaît de prime abord à rebours des précédentes envolées lyriques sur l’ouverture et le partage. Le concept développé par celui qui suscite pas mal de crispations, est un véritable renversement de paradigme (3) : « En ce qui concerne ma vision du futur d’Internet, je suis convaincu qu’une plateforme de communication centrée sur la vie privée va devenir bien plus importante que les plateformes ouvertes d’aujourd’hui. La vie privée offre aux gens la liberté d’être eux-mêmes et de se connecter plus naturellement. C’est d’ailleurs pourquoi nous construisons des réseaux sociaux ». Pour appuyer ses propos où la vie privée (privacy) devient dorénavant le pivot de la philosophie de Facebook, il cite sa messagerie électronique Whatsapp où le cryptage des données est le fondement même de l’application.

C’est privé et crypté !

Dans ce texte, Mark Zuckerberg ne se contente pas de déclamer une tirade à la gloire de la vie privée sur les réseaux sociaux. Il détaille avec précision les points qu’il entend désormais renforcer dans l’écosystème Facebook. Il insiste d’abord sur la sécurisation et le cryptage accrus des données publiées et échangées entre utilisateurs. Pour lui, personne ne doit pouvoir avoir accès à ces dernières sauf à figurer parmi les personnes autorisées par l’internaute concerné. Mieux encore ! Le concepteur de Facebook vise également à se préoccuper de plus près de l’empreinte numérique des utilisateurs. A l’instar des « stories » programmées pour disparaître quelques heures après leur mise en ligne, il veut répliquer cette fonctionnalité sur tous les types de contenus. Objectif poursuivi : éviter qu’un contenu malencontreux ne ressurgisse quelques années plus tard et mette dans l’embarras son auteur ! Lorsqu’on a en mémoire le laxisme prononcé de l’affaire Cambridge Analytica ou les boulettes de Facebook fêtant un bon anniversaire aux parents d’un enfant décédé, il y a de quoi se frotter les yeux avec vigueur.

Pourtant, Facebook semble déterminé à joindre la parole à l’acte. En début d’année, l’entreprise a entrepris l’unification technologique de ses services de messages (Whatsapp, Messenger et Instagram) en faisant du cryptage, la brique essentielle. Plus fort encore ! La plateforme sociale a ainsi enrôlé trois des plus grands contempteurs historiques de Facebook (4). Nathan White de l’ONG Access Now devient le directeur de la “Privacy Policy”. Le casting est complété par deux avocats : Nate Cardozo issu d’Electronic Frontier Foundation, une association de défense des consommateurs, et Robyn Greene, de l’Institut New America’s Open Technology seront en charge des questions juridiques et légales sur la protection des données personnelles. Quelles seront leurs vraies marges de manœuvres ? Seules, les prochaines controverses pourront fournir un début d’éclairage sur la volonté avérée ou pas de Facebook. Toujours est-il que Zuckerberg a esquissé un début de mea culpa dans cette lettre si surprenante (5) : « En toute franchise, nous n’avons pas actuellement une réputation solide pour des services de protection de la vie privée ». CQFD !

Une promesse pas si innocente

Cette annonce marque véritablement un tournant dans la stratégie de communication de Facebook qui s’échinait jusqu’alors à se dépeindre comme un agent actif de transformation du monde vers une meilleure société. Cette posture ne tient évidemment plus au regard des encombrants scandales qui ont émaillé la réputation de Facebook durant ces trois ou quatre dernières années. Néanmoins, ce coup de barre discursif a nourri bien des circonspections. Facebook, chantre converti de la nouvelle « privacy », est-il un vœu pieu et atteignable ou encore une de ces esquives dont la plateforme est coutumière ? La réalité se situe sans doute à mi-chemin.

Indéniablement, les utilisateurs aspirent à plus de protection et d’anonymisation de leurs données et de leurs traces numériques. Pour s’en convaincre, il n’y qu’à regarder le virulent débat que le gouvernement français a déclenché en voulant s’attaquer de front à la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux. Au bout de quasiment dix ans d’usage des médias sociaux, les utilisateurs perçoivent de plus en plus leur existence digitale comme un outil potentiellement attentatoire à leur vie privée. Avec toutes sortes d’implications que cela suppose et au point pour les plus excédés de vouloir quitter Facebook et consorts afin de reprendre le contrôle de leur image. En ce sens, le mouvement opéré par Facebook n’est totalement idiot même si l’entreprise est pourtant à la source des pires dérapages.

Pour autant, le soudain engouement de Facebook pour le concept de « privacy » n’est pas complètement sans arrière-pensées. Sur le terrain de la concurrence, l’entreprise doit en effet anticiper l’arrivée imminente de WeChat, l’application chinoise de conversation cryptée, qui formule de grandes ambitions au-delà de ses propres frontières. En plus de s’essayer à redorer son blason réputationnel méchamment terni, Facebook doit impérativement se réinventer. La vie privée est un des passages obligés pour rassurer ses utilisateurs et endiguer les assauts de WeChat. L’enjeu est loin d’être neutre comme le fait observer l’hebdomadaire économique britannique The Economist (6). Aujourd’hui, Facebook est valorisé à hauteur de 493 milliards de dollars mais ne détient que 14 milliards d’actifs physiques. Autant dire qu’un gros morceau de cette valeur est intangible donc potentiellement volatile. Communiquer sur un nouvel horizon d’entreprise devenait par conséquent indispensable.

On y croit ou pas ?

Quels gages concrets Facebook peut-il dorénavant donner pour redresser la barre et réinstiller de la confiance après tous les errements de ces récentes années ? Une partie de la réponse a déjà été amorcée avec l’embauche de trois experts connus pour leur intransigeance drastique à l’égard de Facebook. Mais il faudra à l’entreprise la volonté d’aller plus loin et de réformer des pratiques intrinsèquement vivaces dans son ADN. Notamment révoquer les bataillons de lobbyistes que Facebook paie grassement pour juguler toutes les tentatives régulatrices du gouvernement américain comme celles de la commission européenne sur le sujet de la vie privée et des données. En clamant que la « privacy » est maintenant une priorité de son agenda, la plateforme sociale va devoir réviser la teneur de ses relations avec les régulateurs. Il en va de même avec les utilisateurs. Là encore, Facebook n’a pas particulièrement brillé par sa capacité à fournir des outils efficaces préservant une vraie intimité. Il y a certes quelques fonctionnalités pour verrouiller sa page personnelle mais les failles et les modifications permanentes laissent largement prise aux intrusions malvenues. Y aura-t-il des options renforcées pour éviter plus strictement les yeux indiscrets. Enfin, n’oublions pas non plus l’usage pas très explicite de Facebook dans sa façon d’exploiter les données personnelles et d’en tirer un très lucratif commerce publicitaire auprès des annonceurs sans que des limites claires soient établies.

Ce revirement de communication semble en fait plus relever d’un pressant besoin de calmer le jeu plutôt que de renier ce qui a fait la confortable fortune et l’immense pouvoir de Facebook. Depuis le 13 mars 2019, des procureurs fédéraux ont lancé des investigations autour des accès aux données personnelles de ses abonnés que Facebook avait consentis contre monnaie sonnante et trébuchante à des gros acteurs comme Apple ou encore Spotify. Et des bisbilles judiciaires, Facebook n’en manque pas en ce qui concerne la vie privée. L’entreprise est toujours aux prises avec la Federal Trade Commission qui soupçonne fortement des déviances dans ce domaine au point d’envisager de réclamer une amende de plusieurs milliards de dollars. Sans parler du front européen où la situation n’est guère plus florissante. Il ne serait donc pas étonnant que cette inclinaison de discours par Mark Zuckerberg vise à faire preuve de bonne volonté pour éviter de se faire étriller.

Pour autant et au-delà de la capacité technologique de Facebook à mettre en place une authentique protection de la vie privée, n’est-ce pas le paradoxe ultime que de s’emparer d’un tel thème alors même que Facebook a précisément fondé sa richesse et son influence sur la possession et l’exploitation des données d’utilisateurs. Plus de cryptage dans les conversations et plus de cloisonnement des profils n’induiraient-ils pas plus de difficultés pour l’entreprise à capter ces informations qui lui sont absolument nécessaires pour continuer de rivaliser avec Google et autres géants de cet acabit ? A l’heure où de nouvelles figures historiques de Facebook quittent le navire et que les plus jeunes ignorent superbement la plateforme, le joujou de Mark Zuckerberg est à un virage crucial. Un virage où la communication aspirationnelle dont il se délecte, devra être autre chose que de la cosmétique calibrée au cordeau. Seuls les actes concrets pourront redonner du vernis réputationnel.

Sources

– (1) – « Facebook’s letter from Mark Zuckerberg – full text » – The Guardian – 1er février 2012
– (2) – Ibid.
– (3) – « A Privacy-Focused Vision for Social Networking » – Notes de Mark Zuckerberg – 6 mars 2019
– (4) – Emily Dreyfuss – « Facebook Hires Up Three of Its Biggest Privacy Critics » – Wired – 30 janvier 2019
– (5) – « A Privacy-Focused Vision for Social Networking » – Notes de Mark Zuckerberg – 6 mars 2019
– (6) – « Facebook Faces a Reputational Meltdown » – The Economist – 22 mars 2019



3 commentaires sur “Facebook : La nouvelle stratégie de communication sur la vie privée est-elle crédible ?

  1. Elodie Honegger  - 

    Il serait intéressant de voir à l’avenir dans quelle mesure les législations permettent de rendre les postures éthiques plus rentables que les postures non-éthiques. S’il est plus rentable de mal se comporter et de « demander pardon » ensuite, des géants tels que Facebook prendront-ils la peine de suivre une ligne de conduite honorable ?
    Parlant ici de « privacy » mais aussi d’autres sujets comme la conservation des données, qui pèse lourd en énergie, ou en ce qui concerne le rôle de modération de la plateforme dont vous parlez (le live terrifiant VS les tétons)….
    Merci pour cette synthèse en tout cas 🙂 Au plaisir de vous lire,

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci de votre commentaire. Au regard de la nouvelle fuite de données qui vient d’être révélée au sujet de Facebook, on peut se demander si même leur cynisme suffira encore à les protéger. Ce laxisme frôle l’incompétence … Au même moment où Zuckerberg demande l’aide des Etats pour réguler les contenus ! Encore faut-il aussi savoir protéger les données utilisateurs …

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