Communication de crise & Korian : Jusqu’où le grand écart entre discours et actes ?

Korian est le numéro 1 des maisons de retraite en France et en Europe. Sur un segment en plein essor du fait du vieillissement accru des populations et de la perte d’autonomie qui s’ensuit souvent, l’entreprise ambitionne d’être un leader référent et aspirationnel sur le sujet. A l’exception près que l’enseigne accumule depuis quelques années déjà, des crises qui sont autant de violentes remises en cause de la réalité affichée face à celle qui se dévoile comme dans le dramatique accident de l’Ehpad de Lherm où cinq pensionnaires ont perdu la vie à cause d’une intoxication alimentaire. En laissant les décalages de perception s’opérer, Korian ne met-il pas sa réputation grandement à risque ? Analyse.

Le groupe de maisons de retraite Korian se souviendra probablement longtemps de son 15ème anniversaire d’existence. Après avoir dignement célébré le 7 février 2019 ce cap décisif dans l’histoire de l’entreprise qui est régulièrement ponctuée d’acquisitions multiples à travers l’Europe, le groupe Korian s’est retrouvé deux mois plus tard face à une crise fulgurante. Dans son Ehpad de la Chênereraie (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) situé à Lherm en Haute-Garonne et tout juste racheté au groupe Omega, 5 résidents décèdent subitement dans la soirée du dimanche 31 mars à la suite d’une potentielle intoxication alimentaire tandis qu’une quinzaine d’autres est hospitalisée d’urgence. Les restes des repas suspectés sont aussitôt placés sous séquestre afin que les enquêtes administratives et judiciaires déterminent les causes exactes de l’accident survenu.

L’émotion est particulièrement vive chez les proches qui accourent en masse sur les lieux du drame. Comme en pareille circonstance, les médias sont également sur le terrain pour recueillir la parole de proches complètement ébranlés par le deuil soudain. L’affaire prend des proportions médiatiques gigantesques et se retrouve dès le lendemain à la une des principaux médias tandis que les chaînes d’information continue multiplient les plateaux de débat et les témoignages de victimes mais aussi d’anciens salariés du groupe Korian et des experts du secteur de la prise en charge des personnes âgées. Le moins que l’on puisse dire, est que les discours sont acerbes mais aussi dénonciateurs d’une certaine course financière de ce type d’entreprises au mépris du bien-être des patients et des conditions de travail des aide-soignants. Korian est dans le rouge. Côté en bourse, le cours recule de 7% le jour suivant et clôture à 34,36 € l’action soit une baisse de 4,6% (1). Le début de la fin ?

Une chronologie de discours mal calibrée

Malgré les mauvaises nouvelles qui s’accumulent, le groupe Korian a opté pour une stratégie de communication minimaliste. Sur son site Web institutionnel, l’entreprise se contente de six lignes de commentaires dont la tonalité basique peut dérouter (2) : « Korian adresse ses condoléances aux familles et proches des résidents décédés et suit avec la plus grande attention l’évolution de l’état de santé des résidents hospitalisés. Les équipes sont pleinement mobilisées auprès des résidents, des familles, des collaborateurs et travaillent étroitement avec les autorités dans le cadre de l’enquête en cours ». Pour le reste, les demandes d’interviews sont systématiquement éconduites par la communication de Korian. Il faudra attendre la fin de la journée du 1er avril (soit 24 heures après le drame) pour enfin voir un visage du management faire entendre sa voix lors de la conférence de presse de Charles-Antoine Pinel, directeur général de France Seniors (une entité du groupe Korian). Laquelle sera en fin de compte expédiée en 10 minutes et sans accorder de réponses aux questions des nombreux journalistes sur place. Le groupe consent tout juste à annoncer à une agence de presse qu’il a diligenté une enquête interne dans la foulée de cette grave intoxication alimentaire.

Le lendemain matin, c’est au tour de Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian, de se fendre d’un petit tweet empathique à 7 heures du matin à l’égard des familles. Et cela n’ira pas plus loin. Les réseaux sociaux corporate restent muets jusqu’à la diffusion d’un point étape sous forme de communiqué de presse dans la matinée du 9 avril. Le ton n’est guère plus prolixe et tient surtout à souligner le retour dans les locaux de la Chêneraie de 16 des 17 patients hospitalisés. Seule prise de parole notoire ce même jour : l’entretien donné au quotidien régional La Dépêche du Midi par Charles-Antoine Pinel qui avance des arguments très factuels pour tenter de déminer l’explosivité du contexte autour de l’établissement de Lherm.

Lignes de fracture en vue

Entretemps, l’écosystème du groupe Korian ne s’est pas privé de communiquer. Dès le lundi de la catastrophe, la ministre de la Santé est montée au créneau. Elle se tient informée de la situation en temps réel et annonce sur son compte Twitter, qu’elle rendra visite mardi 2 au personnel et aux résidents de l’Ehpad incriminé ainsi qu’à la mairie locale. En parallèle et tandis qu’aucune piste ne vient pour l’instant étayer une explication solide sur l’origine de l’intoxication, les commentaires vont bon train et réactivent le débat récurrent des conditions de vie et de soins des personnes âgées placées en Ehpad ainsi que le moyen de moyens et de ressources humaines pour le personnel soignant. Sans parler de la pressurisation financière qui va de pair. La polémique est d’autant plus vive que les entreprises opérant sur ce secteur jouissent d’une santé financière en forme olympique, Korian en tête.

D’où le refrain entêtant des détracteurs qui accusent Korian de faire excessivement de l’argent sur le dos de seniors souvent impotents et de leurs familles aux revenus pas toujours extensibles pour assurer les frais de leurs aïeuls. La question est tellement prégnante qu’elle est d’ailleurs reprise par le journaliste de la Dépêche du Midi, Lucas Serdic, qui interroge Charles-Antoine Pinel, le directeur général de France Seniors. A la question très directe « D’après un ancien directeur d’Ehpad, le contrôle des coûts fait qu’il ne pouvait dépenser que 1 € par repas et par personne. Cette affirmation est-elle vraie pour le groupe Korian ? »(3), le dirigeant balaie d’un revers de manche (4) : « Pas du tout. Cette affirmation n’a pas de sens, C’est une manière biaisée de présenter les choses. Le coût d’un repas, c’est beaucoup plus qu’1€ par personne. »

Les crises se sédimentent

La réputation de Korian est d’autant plus exposée que le drame de Lherm n’est pas le premier du genre à survenir dans un établissement sous la bannière du groupe. Au tout début de l’année 2017, c’est l’Ehpad Korian Berthelot à Lyon qui avait défrayé la chronique. Treize résidents avaient trouvé la mort après avoir contracté le virus de la grippe (5) tandis que 72 des 102 pensionnaires étaient également tombés malades. L’enquête administrative de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) avait déploré à l’époque (6) : « l’insuffisance patente du taux de vaccination » même si un porte-parole de Korian avait affirmé le contraire en soulignant que (7) « sur l’ensemble des établissements Korian, le taux de vaccination [atteignait] aujourd’hui les 90% ».
En 2018, Korian a de nouveau subi une forte remise en cause de ses pratiques à travers un reportage à charge d’Envoyé Spécial sur France 2. À l’aide de témoignages de proches de pensionnaires et de membres du personnel des établissements, l’émission accusait Korian (ainsi que son concurrent direct Orpea) d’être dans une « course au profit mettant en danger la vie des résidents » en imposant notamment de nombreuses restrictions budgétaires et l’optimisation du coût des repas pour chacun de ses établissements. Citée dans l’enquête de France 2, la direction générale des établissements aurait en outre fixé un budget quotidien de 4,22 euros par résident pour la nourriture.

Enfin, pour clore un état de lieux pas forcément très reluisant, Korian est actuellement en litige au sujet d’une autre maison de retraite lui appartenant. Situé dans le quartier de la Cote Pavée à Toulouse, cet Ehpad fait l’objet de témoignages de familles de résidents se plaignant d’un manque d’hygiène où certains pensionnaires âgés ne bénéficieraient que d’une douche hebdomadaire ! A force de cumuler les cas dysfonctionnels où de surcroît des personnes âgées meurent (13 à Lyon, 5 à Lherm), la réputation de Korian relève de plus en plus du numéro de funambule d’autant que le discours affiché du groupe n’est pas exactement celui qui semble se refléter au quotidien.

Planète Korian

Le film institutionnel de Korian met d’emblée en avant les 4 valeurs qui structurent la philosophie et la gouvernance de l’entreprise : « Bienveillance, Transparence, Initiative et Responsabilité ». Avec de surcroît, une signature martelée régulièrement : « Le soin à cœur ». Sur un sujet aussi délicat et sensible que sont le vieillissement et la perte d’autonomie, l’entreprise entend revendiquer un positionnement haut de gamme où l’humain est au centre des attentions et des soins de ses équipes dans les maisons de retraite. Korian a pour cela forgé un concept, le « Positive Care » qui est décliné dans toutes ses communications. La page d’accueil du site Web consommateurs de Korian est à cet égard emblématique de l’image aspirationnelle et rassurante que souhaite cultiver l’enseigne.

Depuis juin 2018, Korian a même accéléré le pas pour nourrir son image « d’expert des services de soin et d’accompagnement aux seniors ». Tous les lundis sur France 3 avant le 19/20, gros carrefour d’audience pour les populations seniors, il diffuse une série de 20 épisodes intitulés « Générations Indépendance ». Ceux-ci sont tournés dans les locaux même de différents établissements sous enseigne Korian avec le concours de collaborateurs qui viennent évoquer diverses thématiques liées au grand âge et comment Korian y répond avec respect et bienveillance.

L’histoire pourrait être belle et convaincante si Korian n’essuyait pas à fréquence rapprochée des controverses sévères sur la réalité de ses maisons de retraite nettement moins glamour que celle mise en scène à travers ses canaux de communication. Or, ce grand écart continue de se creuser. La crise de l’établissement de Lherm ne semble pas avoir interrogé outre mesure la direction générale du groupe. Par sa lenteur à prendre la parole, celle-ci a accrédité les doutes qui pèsent autour de Korian (mais aussi d’autres acteurs du secteur confrontés aux mêmes problématiques de crise). Ceci est d’autant plus crucial que les différents épisodes de crise subis par Korian ne font que miner à chaque fois un peu plus la pertinence et la crédibilité du positionnement de Korian qui se veut le chantre des maisons de retraite radieuses où il est fait bon vivre. Les multiples faits divers viennent pourtant obstinément brouiller ce message que Korian sert par ailleurs à ses clients mais aussi ses investisseurs pour renforcer son attractivité et maintenir sa croissance soutenue sur le marché des maisons de retraite.

Grand écart pour toujours ?

Les récentes crises sanitaires traversées par Korian n’ont certes pas (encore !) significativement ébranlé la marche victorieuse des résultats financiers du groupe (excepté des décrochages boursiers temporaires) : un chiffre d’affaires de près de 3,34 milliards d’euros en 2018, en hausse de 6,4% par rapport à 2017, pour un bénéfice de 123 millions d’euros et des dividendes versés aux actionnaires qui ne cessent de gonfler (9). Néanmoins, en accumulant les crises sans donner l’impression de les gérer particulièrement bien, ni de justifier concrètement les promesses affichées dans sa stratégie de communication, Korian creuse un effet miroir où le décalage des perceptions s’agrandit.

©PHOTOPQR/VOIX DU NORD – Manifestation des salariés des EHPAD du Valenciennois devant la sous préfecture de Valenciennes. LE 30/01/18, Photographie THOMAS LO PRESTI. LA VOIX DU NORD

En premier lieu chez les soignants qui ne vivent pas vraiment le même univers au quotidien mais aussi parmi les familles qui constatent que leurs ascendants ne sont pas si bien traités sans que pour autant la facture ne soit douce. Ces deux communautés hésitent de moins en moins à se répandre dans les médias comme sur les réseaux sociaux pour dénoncer certains faits odieux ou irrespectueux qui se déroulent dans l’enceinte des Ehpad. Même la communauté financière, pourtant bien peu encline à l’empathie humaine, commence à émettre des doutes à l’encontre de Korian. En février 2018, un analyste avait même écrit (10) : « Bien que les objectifs du plan stratégique Korian 2020 pour les années 2019 et 2021 soient maintenus, les guidances 2018 nous s’incitent à garder une certaine prudence en la capacité du management à redresser les marges à long terme ». Entre ceux qui exigent des prises en charge de personnes âgées plus respectueuses et d’autres qui attendent des marges toujours mieux optimisées, Korian va devoir résoudre un grand écart réputationnel très compliqué même si des voies existent.

Sources

– (1) – Philippe Jacqué – « Après les décès dans l’Ehpad de Lherm, la réputation du groupe Korian encore mise à mal » – Le Monde – 2 avril 2019
– (2) – Message d’information du 01/04/2019 de Korian
– (3) – Lucas Serdic – « Drame de l’Ehpad de Lherm : le patron s’explique à La Dépêche en exclusivité » – La Dépêche du Midi – 8 avril 2019
– (4) – Ibid.
– (5) – « Trois choses à savoir sur le groupe Korian, propriétaire de l’Ehpad où cinq personnes sont mortes d’une probable intoxication alimentaire » – FranceTVinfo.fr –
– (6) – Ibid.
– (7) – Ibid.
– (8) – Lucas Serdic – « Drame de l’Ehpad de Lherm : le patron s’explique à La Dépêche en exclusivité » – La Dépêche du Midi – 8 avril 2019
– (9) – Léa Guedj – « Décès dans un Ehpad : le groupe Korian sous le feu des critiques, et ce n’est pas la première fois » – France Inter – 6 avril 2019
– (10)- « Korian : le titre prend un sérieux coup de vieux en Bourse » – Zone Bourse – 8 février 2019



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