Réputation & Bashing : Quand la communication des trottinettes patine à Paris et ailleurs

La trottinette périra-t-elle par l’image qui l’a pourtant faite reine des trottoirs parisiens il y a tout juste un an ? Jouissant pourtant d’une perception ludique, pratique et écolo à l’origine, elle suscite désormais irritation et rejet à tel point que certains aimeraient la bannir des espaces de circulation et dénoncer son caractère bien peu compatible avec le développement durable. Si les opérateurs ont habilement su surfer sur la vague de sympathie d’utilisateurs rapidement conquis et de médias aux anges devant pareille innovation, ils doivent maintenant ferrailler sec contre les piétons et les pouvoirs publics (mais aussi la presse) pour redresser une réputation sérieusement mise à mal. Sortie de route annoncée ?

Au départ, c’était l’idylle. Dans une ville congestionnée par les bouchons automobiles et les transports en commun au bord de l’asphyxie, l’idée de déployer un parc de trottinettes électriques en libre-service via smartphone avait tout de l’éclair de génie. Pourtant, les initiatives en matière de véhicule partagé n’ont jamais vraiment fait défaut à Paris. Il y a eu les pionniers de Vélib puis les adeptes de CityScoot et d’Autolib. À la différence près que ceux-ci imposaient souvent un point d’attache à l’utilisateur temporaire. Pas toujours pratique lorsqu’on veut se déplacer d’un point À à un point B sans devoir se prendre la tête pour le parcage fixe de l’engin. C’était donc le moment idoine pour proposer un service de mobilité en “free-floating”, autrement dit déposable sur le lieu même de la destination finale.

Un démarrage à fond de trottinette !

Dans la capitale, c’est Lime qui débarque le premier avec ses immanquables planches à deux roues surmontées d’un guidon télescopique. Très vite, l’acteur (dont une partie du capital est détenue par Google Ventures et Uber) est rejoint par trois autres flottilles de trottinettes électriques (Bird, Bolt et Wind). Tous les engins sont logotypés avec des couleurs vives qui attirent l’œil du quidam. Ceci d’autant plus que le déploiement des unités s’effectue à cadence record et augmente la visibilité des marques qui rivalisent pour assurer l’allure la plus flashy. En quelques semaines, les rues de Paris sont couvertes. Impossible de rater ces deux-roues remises au goût du jour. Le timing est également idéal. L’oraison funèbre d’Autolib est déjà actée tandis que les vélos libre-service enregistrent un flop magistral.

Outre le fait qu’elles rappellent aux plus âgés la petite trottinette de leur enfance, ces dernières bénéficient d’un autre atout d’image : le côté novateur. Jamais auparavant, on n’avait vu ce type de transport autant usité pour les déplacements urbains avant qu’il ne soit massivement implanté aux USA puis lancé dans les grandes villes européennes. Il n’en faut pas plus pour générer de l’attractivité auprès des médias d’autant que ce mode de transport est pile dans l’air du temps : la multimodalité de la mobilité urbaine et la vogue des véhicules électriques par rapport à ceux fonctionnant aux énergies fossiles et en partie responsables de la pollution atmosphérique.

Forts de leurs atouts intrinsèques, tous les opérateurs vont donc recourir à la même stratégie de communication : le bon vieux bouche-à-oreille et une couverture éditoriale énorme du fait des médias qui s’arrachent spontanément ce phénomène de mobilité pour le couvrir de long en large. Exit les campagnes en ligne ou sur les panneaux d’affichage. Seule compte la présence in situ auprès des clients. Quoi de mieux qu’un plan presse viral et automatique. Dès le coup d’envoi de juin 2018, l’agence Gootenberg s’est livrée à un décompte précis des retombées presse obtenues par le quatuor des trottinettes. Le résultat est édifiant (1) : une moyenne de près de 1000 articles mensuels pendant 9 mois. Tous les sujets sont passés au crible par les journalistes : usage de la trottinette, témoignages d’usagers, téléchargement de l’application, géolocalisation d’un engin, stratégie de déploiement des opérateurs, etc. Une sacrée performance note l’agence Gootenberg (2) : “Ensemble, ils ont généré une couverture médiatique quasi-équivalente à de celle de leur grand concurrent commun : Uber” (NDLR : lequel est entré dans la danse en avril 2019 avec Jump).

Défaut de freinage !

En quelques mois, les trottinettes sont donc passées de l’anonymat le plus total à un engouement ultra-massif largement amplifié par les articles et les reportages de presse. Or, à force de se contenter de cette seule dynamique autour de leur offre qui correspond très bien aux attentes de micromobilité, les opérateurs n’ont pas vraiment anticipé certains retours de bâton. Facile d’usage et amusante en tout point, la trottinette est partout plébiscitée. Sauf que cette ubiquité va vite se transformer en fléau pour quantité de personnes. À commencer par les piétons qui se sentent en danger à chaque fois qu’un engin les frôle à plus de 20 km/h (quand il ne les percute pas) ou qui en ont marre de devoir enjamber un fatras de trottinettes tombées au sol. Le comportement des “riders” (comme les surnomment les opérateurs) agace de manière croissante à mesure que les incivilités et le non-respect du code de la route se répandent.

Les marques tentent certes de sensibiliser à travers des messages de précaution sur leurs applications mobiles mais sans réel impact notable. Le 5 novembre 2018, Lime est parmi les premiers à prendre la parole avec une campagne de communication à 3 millions de dollars (3). Conscient que les plaintes qui émergent, pourraient modifier la donne. L’opérateur incite ses clients à signer en ligne un engagement de bonne conduite avec à la clé 250 000 casques offerts pour les premiers signataires (4) : “Dans le cadre de notre engagement Respect The Ride, nous demanderons aux conducteurs de s’associer à nous pour s’engager à adopter une conduite plus sécuritaire, en respectant notamment le code de la route local et en stationnant correctement”. Il était temps puisque le même jour, la mairie de Paris signe une tribune dans la presse où elle interpelle vivement les opérateurs afin que ceux-ci fassent plus de pédagogie avec leurs usagers. Un avertissement est même lancé (5) : “S’ils ne le font pas, il faut que la future loi donne le pouvoir aux maires de retirer l’agrément qui leur aura été octroyé”.

Les signaux faibles perdus de vue

Problème : les appels à un meilleur comportement ne suffisent guère d’autant plus que la réglementation patine dans un vide juridique avec l’apparition soudaine des trottinettes électriques qui ne sont pas définies dans le Code de la Route. Est-ce cette absence de définition légale qui laisse le bazar et les mauvais comportements prospérer ? Toujours est-il que l’image des trottinettes se dégrade aussi vite qu’elle s’était imposée. À cela s’ajoutent les premiers accidents mortels et les piétons fauchés brutalement. Alors que les marques préfèrent communiquer sur les nouvelles villes où elles s’implantent et les jobs de rechargeurs qu’elles créent, la presse s’empare des faits divers qui se multiplient. À force de se mener une guerre économique à coups d’annonces flamboyantes pour accroître leur visibilité et assurer leur survie (NDLR : aujourd’hui, on compte 12 opérateurs sur Paris), les marques passent quelque peu à côté des premiers signaux de crise.

En parallèle pourtant, la pression augmente. Les villes haussent le ton. Fin 2018, la mairie de Paris lance une campagne de communication sur la protection des piétons. Elle adjoint une série de plusieurs mesures restrictives qui comprennent notamment des verbalisations d’usagers, des enlèvements en fourrière et des redevances pour les opérateurs de trottinettes. Cette fois, le ton est définitivement monté et il ne va guère s’assouplir puisque tout récemment, la vitesse maximale des trottinettes est dorénavant bridée de 25 à 20 km/h sur la route et 8 km/h dans les zones piétonnières.

Communication vs communication

La bataille de communication entre pouvoirs municipaux et opérateurs s’enrichit de surcroît d’une nouvelle dimension que les journalistes creusent de plus en plus. À l’instar des plateformes de livraison à domicile régulièrement épinglées sur les conditions de travail et de protection sociale de leurs livreurs, les opérateurs se font reprocher le sort des “juicers” (les fameux rechargeurs). Ceux-ci effectuent un travail harassant contre une rémunération très basse et un statut aléatoire.

Tout dernièrement, le Canard Enchaîné s’est attaqué à un autre pan de la controverse. L’hebdomadaire satirique a détaillé par le menu l’aspect anti-écologique des trottinettes. Ces dernières ont une durée de vie de 3,8 mois (comme le relève un rapport du Boston Consulting Group) avant de finir à la casse. Quant aux batteries, le tableau n’est guère plus brillant (6) : “Toutes fonctionnent avec des batteries lithium-ion, lesquelles s’altèrent rapidement (…) et sont composées d’un savant mélange de nickel, cobalt, aluminium, cuivre, manganèse … métaux dont les méthodes d’extraction ne sont pas généralement un modèle de respect de l’environnement”.

Dégage de mon trottoir !

Après la “hype” bon enfant dans la foulée de leurs lancements, les trottinettes sont aujourd’hui au pied du mur … ou plutôt du trottoir. À San Francisco, elles ont été éjectées par la mairie avant que deux opérateurs (sur 12) ne soient à nouveau tolérés mais à des conditions plus drastiques. Madrid a emprunté la même voie régulatrice que son homologue californienne. Pour l’instant, plus aucune trottinette ne circule mais 18 candidats se sont déjà déclarés pour revenir. À Paris, la situation est tendue. Les adjoints aux Transports et à l’Urbanisme exigent la fin du “bordel organisé” sinon l’interdiction tombera. En attendant, ce sont les anti-trottinettes qui s’organisent en jetant des engins à l’eau ou en barbouillant de peinture le QR code qui permet de débloquer une trottinette en la rendant ainsi inutilisable.

Début juin, Lime s’est à nouveau payé une campagne d’affichage dans le métro en adoptant un ton plutôt osé et décalé autour du thème de la “trottinette de m***** !”. Directeur général de Lime France, Arthur-Louis Jacquier se veut rassurant (7) : “L’objectif est de toucher l’ensemble des Parisiens, qu’ils soient utilisateurs ou non de nos services. Nous avons connu un succès rapide, mais il faut maintenant travailler aux bons usages. Les gens ne les connaissent pas toujours”. Toujours est-il que les autres opérateurs ont également activé, à l’instar de Lime, des initiatives comme l’ajout d’affichettes de consignes sur les deux-roues ou encore le recrutement de patrouilleurs dont le rôle sera de veiller au parcage correct des trottinettes et de rectifier le cas échéant.

Un bashing excessif mais …

Bien qu’il soit compréhensible sur bien des aspects, le “bashing” subi par les opérateurs est à certains égards quelque peu excessif. Certes, ces derniers n’ont pas toujours été des parangons de proactivité dès lors qu’il s’agissait de remettre un peu d’ordre au lieu d’envahir à tout crin l’espace public pour doubler les concurrents. De même, leur communication minimaliste a laissé croître et perdurer une cristallisation énervée comme en témoigne la tribune tape-dur signée par la stratège en communication, Cécile Soubelet. Pour autant, ils ne sont pas les seuls à compliquer la vie des piétons et ubériser l’espace public. Les exploitants de vélos électriques, de voitures (Car2Go, Moov’In et Free2Go) mordent également sur la chaussée. À la différence néanmoins qu’ils sont en quantité moindre donc perçus comme moins invasives. Ensuite, il y a les citoyens eux-mêmes. Si prompts à vouloir dégager les trottinettes, ils sont a contrario moins regardants pour garer leurs bicyclettes, leurs scooters et leurs motos un peu n’importe où !

Dès lors, comment s’extirper de ce bourbier réputationnel où les opérateurs ont autant perdu en image qu’ils ont gagné de place sur la voie publique ? Un axe possible serait de s’impliquer encore plus la co-construction d’une régulation avec les autorités et encourager plus fortement la coexistence pacifique en sanctionnant leurs usagers les plus indélicats (en les déconnectant temporairement de l’application). L’idée ne serait sans doute pas agréablement reçue par d’aucuns. Toutefois, il ne faut pas se leurrer. Le changement de comportement ne s’opère pas aussi vite qu’un déploiement de parc de trottinettes ou même une campagne de communication. Ces dernières ont toute leur utilité dans les solutions de mobilité urbaine mais retrouver image positive et adhésion forte passe aussi par des actes forts et concrets. Pas seulement par des stories envoyées par email comme celle d’Arthur, le musicien de jazz qui trouve son inspiration en utilisant Lime dans les rues de Paris. Alors, frein ou accélérateur ?

Sources

– (1) – Agence Gootenberg – “Comment les RP ont permis aux trottinettes d’envahir nos rues” – L’ADN – 15 mars 2019
– (2) – Ibid.
– (3) – Nelly Lesage – “Lime lance une campagne pour responsabiliser les conducteurs de trottinettes électriques américains” – Numérama – 6 novembre 2018
– (4) – Ibid.
– (5) – Nelly Lesage – “La mairie de Paris demande aux apps de trottinettes électriques de rendre leurs utilisateurs « vertueux” – Numérama – 5 novembre 2018
– (6) – Jean-Luc Porquet – “Ah, les trottinettes …” – Le Canard Enchaîné – 19 juin 2019
– (7) – Jila Varoquier et Jean-Gabriel Bontinck – “Grand Paris : les trottinettes veulent se racheter une image” – Le Parisien – 4 juin 2019

À lire en complément

– L’excellent et exhaustif article de Guillaume Fauré sur le marché des trottinettes – “Etude du marché des trottinettes électriques en libre-service en France et dans le reste du monde (acteurs, enjeux, réglementations, actualités)” – Medium – 10 décembre 2018



2 commentaires sur “Réputation & Bashing : Quand la communication des trottinettes patine à Paris et ailleurs

  1. Ramaget  - 

    Merci pour cette analyse pertinente (et le crédit des données de couverture média ).
    Vous avez raison, pour la première fois dans l’histoire du transport individuel, le véhicule connecté permet au loueur de connaître le comportement de l’utilisateur et de réguler – s’il le souhaite ou s’il le doit – vitesse et lieu de parking. Mais cette éventualité conduirait à une inversion des rôles public- privé en transférant à l’opérateur les pouvoirs habituellement exercés par la police… De la même façon, peut-on imaginer Renault ou BMW limiter la vitesse de leurs engins à 130 km/h sur autoroute – ou 30 km/h dans les centres ville ? Ce débat n’est pas encore d’actualité mais il va sans doute s’ouvrir très vite avec l’arrivée des voitures autonomes: Les comportements routiers et les accidents seront-ils imputables au constructeur, au logiciel ou/et au passager ? Au-delà d’un nouveau mode de transport, les trottinettes posent la question de nos modes de vie et de la responsabilité des entreprises. Et c’est une histoire passionnante dont la suite reste à écrire.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci pour votre commentaire … Et sinon, il est normal que je cite mes sources lorsque je trouve des éléments pertinents. Je sais que ce n’est pas toujours le cas sur le Web social. Je ne compte plus les fois où je me suis fait prendre et maquiller du contenu ! Bref là n’est pas l’intérêt de votre commentaire.

      Celui-ci soulève une vraie question de fond. Les opérateurs ont en effet la main sur la vitesse des trottinettes (même si en l’occurrence, on leur a un peu tordu le bras pour faire baisser la vitesse maximale à 20 km/h … Mais qu’adviendra-t-il des voitures connectées ? Qui contrôlera quoi ? Les constructeurs ? Les assureurs ? Les autorités ? Voire des hackers … Et en cas d’accident, qui est responsable ? La question avait déjà été esquissé avec certains accidents de Tesla où le conducteur roulait en mode automatique et laissait la voiture se gérer. Cela va être en effet l’occasion de conversations trépidantes et passionnantes …

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