Amazon : Peut-on redorer sa réputation sans jamais rien changer concrètement ?

Mieux qu’une série à rebondissements sur Netflix, Amazon est régulièrement pointé du doigt pour les conditions de travail contestables dans ses entrepôts parsemant la planète. Livres d’investigation, manifestations devant les sièges, grèves perlées, rapports officiels peu reluisants accablent tour à tour le géant du commerce électronique. Une pomme de discorde d’autant plus embarrassante qu’elle s’accompagne de critiques virulentes supplémentaires sur la défiscalisation à outrance qu’opère Amazon dans ses pays d’implantation ou la pression commerciale maximale imposée à ses fournisseurs et ses vendeurs de la marketplace. Le tout sans oublier les questions d’impacts environnementaux et sociaux de ses activités. Amazon réplique ponctuellement par des opérations de communication. Est-ce bien pertinent et crédible ?

Le Black Friday du 28 novembre n’y a pas échappé. A peine les promotions en ligne étaient-elles déjà activées qu’une petite centaine de militants écologistes s’est mis en tête de bloquer l’accès d’un centre de distribution d’Amazon à Brétigny-sur-Orge en région parisienne et de perturber le siège français à Paris. A des milliers de kilomètres là, des travailleurs lancent aussi des débrayages dans leurs entrepôts comme en Allemagne ou signent des pétitions comme à New York. Au cœur des récriminations, on trouve l’éternelle litanie commune des salaires bras, des cadences horaires démentielles et des méthodes de management qui font débat. De temps à autre, Amazon donne de la voix et s’inscrit en faux contre ces contestations avec une stratégie de communication hyper huilée dans laquelle l’entrepôt est une cathédrale où « la magie d’Amazon opère » (dixit l’entreprise elle-même). Peine perdue ou cynisme assumé ?

Travailler en entrepôt, c’est pas de tout repos !

Evoquer la question des conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon revient à visiter deux mondes parallèles. Il y a d’abord la vitrine décrite par Amazon lui-même comme sur son site institutionnel français qui rappelle avec fierté que l’entreprise figure dans le top 10 des Meilleurs Employeurs en France des classements 2018 et 2019 établis par le site d’emploi Glassdoor. L’ensemble est richement illustré par des témoignages vidéo enthousiastes de salariés de divers horizons qui s’accomplissent pleinement dans leurs fonctions. Entre les lignes, on perçoit nettement cette volonté de mettre en avant les atouts proposés par Amazon à celles et ceux qui le rejoignent : recrutement et développement des talents, programmes pour favoriser les équilibres de vie, bâtir une carrière, servir le client. Ce que résume ainsi Amazon (1) : « Baignés dans cette culture qui leur permet de s’épanouir et de donner le meilleur d’eux-mêmes, ils peuvent construire chez Amazon la carrière dont ils ont envie ».

En arrière-boutique, ce n’est pas exactement le même univers enchanteur qui est évoqué. Beaucoup d’articles, de témoignages et de reportages ont été consacrés au quotidien nettement plus rugueux des collaborateurs évoluant dans des centres de distribution. Trois livres en particulier offrent une plongée vertigineuse dans les coulisses du modèle tant vanté d’Amazon. En 2013, c’est le journaliste français Jean-Baptiste Malet qui publie « En Amazonie – infiltré dans le meilleur des mondes ». La technique d’immersion discrète en se faisant embaucher comme salarié, est reprise en 2018 par le journaliste britannique James Bloodworth avec un opus intitulé « Hired: Six Months Undercover in Low-Wage Britain ». En octobre 2019, c’est le journaliste japonais Masuo Yokota qui emboîte le pas avec « Une enquête secrète sur l’empire d’Amazon ». Or, ce qui frappe à la lecture des trois ouvrages, c’est l’immuable unité de temps et unité de lieu qui sévit chez Amazon. A savoir des amplitudes horaires qui conduisent même certains à zapper le temps de pause et devoir uriner dans une bouteille pour tenir le rythme. Sans parler de l’abrutissement informatisé des tâches, les cas de burn-out, les graves accidents du travail et les évictions sans ménagement de ceux qui ne suivent pas.

Révélations en flux tendus

Chez Amazon, les controverses circulent aussi que les paquets sortent des entrepôts. La dernière en date provient de deux médias américains, Reveals News et The Atlantic. Ceux-ci se sont penchés sur la fréquence des accidents du travail survenant dans les entrepôts basés aux Etats-Unis. L’enquête journalistique fait ainsi apparaître que 9,6 accidents graves entraînant un arrêt de travail pour 100 employés (2) ont été signalés en 2018 alors que la moyenne aux Etats-Unis est de quatre pour 100 salariés dans le secteur de logistique. Avec la palme décrochée par le centre de distribution en Oregon qui enregistre 26 accidents sur 100 travailleurs. En cause, la productivité exigée pour expédier toujours plus de colis, notamment lors de périodes charnières comme le Prime Day, Black Friday, Cyber Monday et plus généralement les fêtes traditionnelles. Autre accusation formulée dans la foulée : les robots qui aggravent les cadences face à des humains qui décrochent. Résultat : le taux de blessures graves a quasiment quadruplé, passant de 2,9 pour 100 travailleurs en 2015 à 11,3 en 2018 dans un entrepôt de Californie (3).

Ce n’est là qu’un des multiples aspects des conditions de travail au sein des entrepôts. Taper la requête « Amazon + conditions de travail » sur Google donne le tournis tant on a l’impression que le film Les Temps Modernes du génial Charlie Chaplin a été transposé en version 100% amazonienne. Par exemple, depuis 2005, la plateforme de Jeff Bezos recourt à un dispositif baptisé « Mechanical Turk ». Sa raison d’être ? Solliciter des internautes pour diverses tâches comme traduire des documents, trier des produits en fonction des recherches, vérifier des photos, etc. Un travail de l’ombre qui est mal payé et sans protection sociale. Plus récemment, Amazon a eu l’idée de proposer 10 000 dollars et trois mois de salaire brut à chacun de ses salariés (4) pour qu’ils démissionnent et fondent une petite société de livraison travaillant pour … Amazon (5) ! 200 structures ont déjà été créés.

Amazon sort du bois

Même si Amazon ne s’embarrasse guère de circonvolutions en matière de communication de crise, le géant du e-commerce a tout de même parfois le hoquet agacé à force de voir essaimer autant de polémiques sur la question récurrente du travail dans l’entreprise. Particulièrement dans les entrepôts qui catalysent une large majorité de dysfonctionnements finissant par écorner sérieusement une réputation globale déjà bien mise à mal par les épineux sujets de défiscalisation massive, de destruction d’emplois dans le commerce de proximité, de produits neufs invendus purement jetés à la poubelle, de bras-de-fer commerciaux où Amazon étrangle fournisseurs et vendeurs avec des conditions tarifaires et réglementaires drastiques. Dès lors, tout mastodonte qu’il est, Amazon fait entendre sa voix.

Ces derniers jours, une campagne sponsorisée de tweets a sévi sur Twitter en France. L’accroche interpelle de manière primesautière : « Vous vous êtes déjà demandé comment c’était de travailler chez Amazon ? Et si on demandait à nos employés … leurs réponses pourraient vous surprendre ! Encore des doutes ? » puis une courte vidéo s’enchaîne avec les témoignages de trois salariés d’entrepôt. L’objectif ? Invitez quiconque le souhaite à visiter un centre de distribution Amazon basé en France. Trois d’entre eux (Dans le Nord, le Loiret et la Somme) promettent une visite guidée où « la magie opère » ! Quasiment plus vendeur que Disneyland et sa parade de Noël. Reste donc dorénavant à s’inscrire et à se rendre sur place pour voir quelle latitude est accordée au visiteur lambda. Pour un début d’idée, on peut toujours lire cet article en anglais du New Yorker !

Ce n’est pas la première fois qu’Amazon tente de redorer le blason cabossé de ses entrepôts. La dernière initiative en date remonte à l’été 2018. Pour contrer les détracteurs et valoriser sa politique de ressources humaines appliquée dans ces mêmes entrepôts, Amazon a déployé un petit régiment digital de 15 salariés ambassadeurs sur Twitter. A charge pour eux de répandre la bonne parole, d’évangéliser et même de répondre aux opposants de tout poil.

Bien que beaucoup d’entre eux soient encore actifs comme Amazon FC Hannah, la tonalité tellement prémâchée et lénifiante des messages n’a absolument pas décollé. Le nombre d’abonnés est ridicule et le taux d’engagement proche du trou noir. Les ambassadeurs dévoués peinent à obtenir de l’écho.

Quoi, ma réputation ?

En septembre 2018, Reputation Institute avait déjà pointé l’érosion de l’indice réputationnel d’Amazon dans son classement annuel RepTrack. Dans la catégorie « distribution », l’entreprise a même chuté de son piédestal de n°1 en cédant la place à l’enseigne de librairies Barnes & Nobles (6). Un recul identique s’observe à l’échelle nationale où Amazon passe de la 1ère marche du podium toutes catégories confondues aux USA à la 10ème aujourd’hui. Idem au niveau mondial où Amazon a dévissé de la 18ème place à la 23ème place. Les tirs de barrage nourris des contempteurs d’Amazon ont fini par créer des brèches réputationnelles qui sont loin d’être finies. Le cabinet de conseil américain High Lantern Group s’est ainsi amusé à compiler les noms d’entreprise qui étaient les cibles favorites des principales figures politiques américains. C’est encore Amazon qui remporte le cocotier avec 12% des mentions négatives émises (7) par Bernie Saunders, Elisabeth Warren, Joe Biden mais également Donald Trump. Juste devant respectivement Facebook, McDonald’s et Walmart. Dans ce florilège de reproches, les conditions de travail figurent en très bonne place. Experte en réputation de marques, Ana Angelovska estime qu’Amazon doit changer de registre (8) : « Je pense vraiment que l’enjeu est plus un changement interne à provoquer que quelques tweets ».

Amazon est-il seulement enclin à réellement changer les choses pour s’éviter une réputation corporate de plus en plus calamiteuse ? Pas si sûr d’autant plus que les consommateurs restent paradoxaux à l’égard de ce monstre du commerce électronique. L’expérience client demeure extrêmement fluide lorsqu’il s’agit de commander en quelques clics pour recevoir son produit. Sans parler de la diversification intense qu’Amazon opère entre les enceintes Alexa, sa plateforme vidéo Prime Video ou encore Amazon Web Services. Moins connue du grand public, cette division est spécialisée dans les services de cloud computing à la demande pour les entreprises et particuliers. Elle est aussi et surtout une formidable vache à lait en termes de revenus et de rentabilité. Autant dire un trésor de guerre qui permet à Amazon de maintenir son business model où les conditions de travail sont réduites à la plus simple expression.

Une communication version tortue romaine

Une preuve de cette puissance financière est la manne allouée par Amazon aux actions de lobbying auprès des différents régulateurs à Washington D.C et les subsides accordés à quantité de think tanks démocrates et républicains (mais aussi des ultra-conservateurs) pour éviter de se voir imposer des contraintes législatives trop gênantes. Récemment, le magazine spécialisé Fast Company a estimé qu’Amazon (avec Google et Facebook) a consacré 33 millions de dollars (9) pour incliner les politiques des Etats et du Congrès américains. Jusqu’à présent, c’est la carte systématiquement jouée par Amazon pour préserver ses intérêts sans vraiment se soucier d’une réputation pourtant attaquée de toutes parts. Hubris à risque du leader ? Une possibilité que n’exclut pas Bruce Freed. Dirigeant une ONG baptisée Center for Political Accountability (10) : « Ces entreprises commencent à rencontrer le même problème que posent les dépenses électorales des grandes sociétés. Leurs dons doivent malgré tout correspondre à leurs valeurs et leur positionnement. Des conflits pourraient être mis en lumière et dévoilés sur les médias sociaux. Cela peut affecter la réputation d’une entreprise ».

En dépit des signaux d’alerte qui s’accumulent au-dessus la tête de Jeff Bezos et ses centaines de milliers de salariés, Amazon serait-il capable de s’extraire d’une communication oscillant aujourd’hui entre le défensif et le cosmétique pour s’orienter vers une posture plus ouverte et soucieuse de concrètement résoudre les questions qui sont adressées ? La réponse ne semble guère évidente. Un esprit purement cynique pourrait même arguer que réputation éraflée ou pas, le succès et l’influence d’Amazon ne se démentent pas. Dans pareil contexte, à quoi bon s’échiner à repeindre les murs réputationnels si les consommateurs continuent de solliciter et d’apprécier les services tout comme les petits vendeurs qui parviennent à se dégager un chiffre d’affaires sur la plateforme ?

Clin d’oeil à Astérix !

Il n’est pas interdit que penser que c’est très probablement cette optique qui prévaut encore largement au sein d’Amazon. Ceci d’autant plus que, fortement imprégnée des 14 principes de Leadership édictés par Jeff Bezos, la culture interne du mastodonte de Seattle ne tangue pas. Malheur à celui ou celle qui ne parvient pas (ou ne veut pas) se conformer au moule amazonien. La porte de sortie l’attend à bras grands ouverts. Autant dire qu’un tel corpus corporate ne constitue pas vraiment le terreau idéal pour une remise à plat de la communication d’Amazon. Au contraire, tout pousse à continuer à décliner des vidéos insipides de salariés « Waow » chargés de réciter bibliquement le monde merveilleux d’Amazon. Après tout, peut-être ont-ils aussi été gratifiés du déjeuner-pizza offert le 6 novembre (11) par la direction du site de Chalon-sur-Saône aux collaborateurs n’ayant posé aucun jour d’absence non justifiée pendant les deux dernières années !

Sources

– (1) – Site corporate d’Amazon France
– (2) – Alice Vitard – « Amazon épinglé (encore une fois) sur ses conditions de travail dangereuses » – Usine Digitale – 27 novembre 2019
– (3) – Ibid.
– (4) – Mélanie Roosen – « Amazon : entre impunité fiscale, sociale et environnementale, un rapport dénonce » – L’ADN – 27 novembre 2019
– (5) – Simon Offen – « Amazon paye ses employés pour qu’ils démissionnent et deviennent livreurs » – L’ADN – 17 mai 2019
– (6) – Dennis Green – « Amazon’s reputation is taking a beating from all sides. Here’s what a reputation expert says it should do to turn things around. » – Business Insider – 8 septembre 2018
– (7) – Alexi McCammond & Courtenay Brown – « The 2020 corporate hit list » – Blog Axios – 27 novembre 2019
– (8) – Dennis Green – « Amazon’s reputation is taking a beating from all sides. Here’s what a reputation expert says it should do to turn things around. » – Business Insider – 8 septembre 2018
– (9) – Andrew Perez & Tim Zelina – « Facebook, Google, Amazon are ramping up their secretive influence campaigns in D.C. » – Fast Company – 31 octobre 2019
– (10) – Ibid.
– (11) – Benoît Berthelot « Chez Amazon, des pizzas pour les salariés les plus assidus » – Capital.fr – 8 novembre 2019