TikTok : Un réseau à surveiller ou à oublier en 2020 ?

Avec son nom aux onomatopées d’horloge, le réseau social TikTok opère une percée fulgurante au point de titiller l’hégémonie de Facebook, Instagram et Snapchat, notamment parmi les jeunes générations d’internautes. En septembre 2019, l’application a été téléchargée 60 millions de fois dans le monde au point de désormais revendiquer plus de 600 millions d’utilisateurs actifs. Doit-on y voir l’émergence d’un canal de communication avec lequel il faudra compter ou un effet de mode destiné à se tasser ultérieurement ? Sans oublier quelques questions polémiques.

Même si vous n’avez pas entre 13 et 16 ans, vous allez forcément entendre parler de TikTok si ce n’est pas déjà fait par le truchement de vos enfants, vos neveux ou vos jeunes consultants en social media toujours à l’affût des dernières trouvailles digitales. Depuis la rentrée scolaire de 2019, ce réseau social assez atypique alimente fortement les conversations du milieu de la communication et du marketing. La dernière étude de Morning Consult, une société américaine de conseil spécialisée dans les nouvelles technologies et les médias, en a récemment rajouté une louche. Dans son analyse des usages effectuée auprès de 2000 Américains âgés de 13 à 38 ans, elle révèle que TikTok a détrôné Facebook sur le podium des réseaux les plus plébiscités par les 13/16 ans (1). 42% d’entre eux en sont adeptes contre 41% pour la plateforme de Mark Zuckerberg. Seuls, Instagram avec 74% et Snapchat avec 68% demeurent devant le réseau qui agite la planète numérique.

TikTok, c’est quoi au juste ?

Derrière cette application extrêmement populaire chez les adolescents, se niche une licorne chinoise baptisé ByteDance. Fondée en 2012 par un ingénieur féru de smartphones, la jeune pousse s’est d’abord distinguée avec un agrégateur de sites d’information (Toutiao en Chine et News Republic dans le reste du monde) qui, grâce à son algorithme d’intelligence artificielle, filtre et assemble des contenus personnalisés en fonction des centres d’intérêt du lecteur. Aujourd’hui, ce service figure parmi les plus grosses applications de ce type dans le monde. Après ce galop d’essai concluant, ByteDance lance alors TikTok en 2016.

Un an plus tard, ByteDance se porte alors acquéreur d’une application musicale similaire à la leur qui commence à connaître elle aussi un vif succès auprès des jeunes au point de compter à l’époque 200 millions d’utilisateurs dont 60 uniquement aux Etats-Unis (2). Appelée Musical.ly et lancée en 2014 par deux Chinois, celle-ci donne la possibilité à ses adeptes de choisir un extrait de chanson de 15 secondes, puis d’en mimer les paroles tout en se filmant en train d’exécuter une chorégraphie plus ou moins aboutie. La vidéo selfie est ensuite partagée sur la plateforme et visible de la communauté des « lip-dubbers » en herbe.

Cette acquisition est suivie de la fusion des deux applications. Ce qui constitue alors le TikTok d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas la seule évolution que ByteDance va apporter à sa nouvelle pépite. L’entreprise y insère son savoir-faire technologique en musclant le logiciel de montage qui permet dorénavant de réaliser des mash-ups vidéo, d’ajouter des effets spéciaux et des ralentis tout en mixant l’ensemble avec les propres captures image de l’utilisateur. Directrice de l’influence chez We Are Social, Marine Montironi y voit là le levier qui a fait exploser les usages (3)

« C’est la vraie force de TikTok, qui permet de créer des contenus très originaux. Les autres réseaux n’ont même pas 10% de ce potentiel créatif »

Une émulation créative qui a rapidement engendré l’émergence de nouveaux influenceurs comme Lea Elui, une jeune fille de 18 ans qui a conquis 9.7 millions d’abonnés sur TikTok (4) grâce à ses danses du ventre !

Ça pèse combien ?

Consultant en stratégie sur les réseaux sociaux et probablement le meilleur connaisseur de TikTok en France, Jonathan Le Borgne s’est attentivement penché sur l’explosion du réseau chinois. Selon lui, la recette de ce dernier n’a rien du hasard (5)

« Son succès repose par la reprise des codes des plateformes star du moment : consommation vidéo en verticale, plateforme de messagerie à partir d’un hashtag, apparition des filtres, le tout en intégrant une nouvelle façon de mettre en scène et de produire son contenu. On peut d’ores-et-déjà le dire, l’application fait désormais partie des réseaux sociaux qui comptent. Elle rentre dans le cercle très fermé des réseaux sociaux à portée mondiale »

De fait, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Partout où elle est disponible, l’application rencontre un véritable et soutenu engouement avec la palme attribuée à l’Inde qui représente 44% des téléchargements sur Google Play et AppStore. Bien que présente en proportion moindre, la France n’est pas pour autant absente du paysage. Dans un récent billet (6), Jonathan Le Borgne a compilé des métriques plutôt édifiantes. A l’heure actuelle, 4 millions de Français sont actifs même si dans le même temps, Instagram en compte 4 fois plus. Au-delà de la volumétrie, c’est la qualité de l’engagement qui ressort nettement des statistiques. Entre août 2018 et août 2019, 248 hashtags challenges ont été initiés en France, 11 milliards de cœurs reçus sur les vidéos françaises et 12 milliards de cœurs distribués par les utilisateurs français. En termes d’activité, 270 millions de vidéos ont été créées, 10 millions de vidéos partagées et 5 milliards de vidéos sont consultées chaque mois. Enfin, autres critères relevés par Jonathan Le Borgne : le temps moyen passé par les utilisateurs français sur TikTok est de 40 minutes par jour et un utilisateur ouvre l’application 8 fois par jour. Excusez du peu pour un réseau qui n’en est qu’à sa 5ème année d’existence !

Les marques entrent dans la danse

Même si ce n’est pas encore la ruée, petites et grandes marques commencent à investir le nouveau terrain de jeu que constitue TikTok. C’est notamment le cas de la célèbre marque de confiserie, Haribo. En mars 2019, les bonbons gélifiés ont mobilisé les ados de TikTok au cours d’un concours de création de vidéos virales, le #Maoam Challenge. En l’espace de deux semaines, 17 vidéos ont été publiées pour total de plus d’1 million de visionnages et 225 000 likes (7). Chef de groupe pour la marque Maoam, Muriel Espinosa se félicite de la viralité engendrée (8) : « Il nous fallait améliorer le top of mind de notre produit auprès d’une génération de consommateurs absente des médias traditionnels et qui fonctionne avec ses propres codes. Notre visibilité a été incroyablement boostée grâce à un message positif parfaitement relayé ».

A ce jour, une trentaine d’annonceurs ont mis un pied dans l’appli qui fait fureur chez les 13/24 ans. Des acteurs aussi divers que le club de football, le PSG (qui y a annoncé le recrutement d’Abdou Diallo), la Ligue nationale professionnelle de football (pour développer la notoriété du championnat de Ligue 1 à l’étranger) ou encore TF1 lors de la Coupe du Monde de football féminin et pour l’émission « Danse avec les Stars ». Preuve en tout cas que le phénomène prend de la consistance. TikTok lui-même est en train de tester (dans 4 pays : France, Royaume-Uni, Italie et Etats-Unis) un système de facturation au coût par clic à destination des marques comme l’a révélé au début du mois le site spécialisé anglais Digiday. Pour Jonathan Le Borgne, le doute n’est plus permis (9)

« Autant de spectres qui démontrent que TikTok sera bel et bien sur le devant de la scène dans les mois qui viennent. C’est une plateforme de plus, avec des codes bien définis, qui est en train de bousculer la façon de communiquer et de produire du contenu »

Montage photo La Réclame.fr

TikTok et ses polémiques en stock

Avec cette hyper-croissance, TikTok va-t-il par conséquent déboulonner les (déjà !) vieux routiers du secteur que sont Instagram, Snapchat et Facebook ? La tendance est certes là mais le réseau chinois accumule en parallèle les polémiques à mesure qu’il étend son empreinte. En février 2019, les autorités de régulation américaines ont infligé une amende de 5,7 millions de dollars à TikTok pour avoir laissé des enfants de moins de 13 ans poster des vidéos (l’application étant en principe interdite à ceux-ci). Toujours aux USA, le régulateur a alerté cette fois en octobre la plateforme de la présence de vidéos de propagande et de scènes de combat à la gloire de l’organisation terroriste Daech. Une vingtaine de comptes a ainsi dû être purgée et ByteDance a annoncé avoir étoffé en conséquence ses équipes de modérateurs.

TikTok s’est également retrouvé dans le viseur il y a quelques semaines pour avoir utilisé des données personnelles d’utilisateurs sans leur consentement. Un jeune Américain a notamment eu la désagréable surprise de constater qu’une de ses vidéos avait été reprise par TikTok pour faire la publicité de ce dernier sur … Snapchat ! Rien d’incompatible pour TikTok puisque ses conditions générales d’utilisation sont assez explicites : l’utilisateur ne peut pas faire valoir ses droits sur les contenus qu’il a créés sur la plateforme. Toujours aux Etats-Unis, cette dernière est désormais sous le coup d’une enquête groupée de plusieurs agences fédérales. Raison de cette investigation : TikTok est soupçonné de collecter des données des utilisateurs américains et de les transmettre au gouvernement chinois d’autant plus que ByteDance est une société relevant du droit chinois. Les plus pessimistes craignent même un remake en 2020 des interférences ayant influencé sur Facebook le résultat des élections présidentielles de 2016. En Inde, le législateur ferraille durement avec le réseau social au motif qu’il laisse diffuser des vidéos pornographiques accessibles par les jeunes utilisateurs. Au Royaume-Uni, l’autorité de contrôle mène aussi une enquête sur TikTok et un potentiel non-respect des règles RGPD, notamment sur les utilisateurs mineurs. N’en jetez plus !

Montage Techcrunch

Mise en danger des jeunes utilisateurs ?

Dans ce contexte, faut-il s’inquiéter de l’apparent laxisme de la plateforme chinoise ? Chacun sait que les administrateurs des réseaux sociaux, Facebook en tête, ne sont pas en général des parangons de vertus en matière de protection et de gestion des données personnelles. Pourquoi dès lors TikTok serait-il plus discipliné sur ce terrain alors même qu’il commence à bousculer la hiérarchie américaine en dehors de ses frontières nationales ? Patron de l’Agencedesmédiassociaux.com, Cyril Attias pose ouvertement la question (10)

« Les annonceurs ne sont pas à l’aise pour faire de la publicité pour mineurs, d’autant qu’il n’y a pas encore chez TikTok de règles suffisamment fortes en matière de modération des contenus, de contrôle de la brand safety et de respect de la confidentialité »

TikTok se défend en retour en précisant qu’il met à disposition des internautes, des fonctionnalités de signalement et de blocage. Il n’en demeure pas moins qu’un petit vent de suspicion altère la réputation naissante du réseau.

S’il y en a un en tout cas qui sonne l’alarme depuis un temps certain, c’est le youtubeur Le Roi des Rats. Dès 2018, il s’est penché sur les coulisses de TikTok. Celui-ci pointe de préoccupants phénomènes comme le narcissisme hypersexualisé de jeunes de moins de 16 ans et la présence accrue d’utilisateurs malveillants et potentiellement pédophiles. Il a même publié une vidéo dénonciatrice en novembre 2018 qui a été vue plus de 3,3 millions de fois. A ses yeux, ces dérives constituent de graves anomalies pour des jeunes utilisateurs qui sont en pleine construction psychologique et qui peuvent être perturbés et influencés par les contenus qu’ils trouvent ou les comportements qu’ils rencontrent.

Quelle tactique pour TikTok ?

Si TikTok représente actuellement un indéniable succès d’audience qui n’est probablement pas près de se tarir, il convient effectivement pour les marques d’observer et d’avancer à pas comptés dans le recours à ce canal de communication pour se rapprocher des jeunes cibles. Depuis que des marques ont été exposées malgré elles sur des chaînes YouTube à des contenus illicites et/ou violents, on sait que leur image peut en être affectée. Or, les éditeurs de plateformes sociales traînent encore globalement des pieds pour réellement éradiquer les déviances qui essaiment dans leurs espaces digitaux.

Comme les autres, TikTok n’échappe pas à cette problématique mais avec une acuité sans doute encore plus prononcée que ses concurrents américains. Ce réseau est en effet populaire chez les adolescents et pré-adolescents, voire encore plus jeunes puisqu’une fillette de 7 ans a déjà été repérée aux USA sur TikTok. Par leur présence et leurs investissements publicitaires, les marques ne peuvent pas se permettre de fermer les yeux sur les problèmes récurrents qui polluent TikTok. Vouloir capter et parler à cette cible si mouvante et volatile des ados est certes compréhensible. En revanche, il n’est pas question de faire l’impasse sur les questions éthiques (et même légales) que suscite TikTok. L’affaire Facebook a déjà montré que la moralité est souvent le cadet des soucis des éditeurs. Pourquoi une plateforme chinoise serait-elle donc plus vertueuse quand on connaît par ailleurs les largesses sur les données que s’octroient sans états d’âme ces acteurs aux appétits désormais planétaires et sans limites ?

Sources

– (1) – « Réseaux sociaux: TikTok dépasse Facebook auprès des plus jeunes » – French Web – 6 novembre 2019
– (2) – « Musical.ly tombe dans le giron du Chinois Bytedance pour 800 millions de dollars » – French Web – 10 novembre 2017
– (3) – Benoît Berthelot – « TikTok : pourquoi les ados sont fous de cette appli » – Capital.fr – 11 octobre 2019
– (4) – Fiche Wikipedia de Léa Elui
– (5) – Jonathan Le Borgne – « TikTok se positionne déjà comme le réseau social tendance de 2020 (avec des exemples de comptes qui osent) » – Blog personnel – 20 octobre 2019
– (6) – Jonathan Le Borgne – « Les chiffres TikTok en France » – Blog personnel – 21 octobre 2019
– (7) – Frédéric Thérin – « Maoam est toctoc de TikTok » – Influencia – 9 avril 2019
– (8) – Ibid.
– (9) – Jonathan Le Borgne – « TikTok se positionne déjà comme le réseau social tendance de 2020 (avec des exemples de comptes qui osent) » – Blog personnel – 20 octobre 2019
– (10) – Luciana Uchôa-Lefebvre – « Marques, comment entrer dans la danse TikTok ? » – Le Journal du Net – 13 juin 2019