Affaire Justine Sacco : Quand Twitter se transforme en lynchage populaire

Pour avoir publié un tweet blagueur aux vagues relents racistes, une communicante américaine a subi un véritable lynchage sur Twitter en l’espace de 10 heures par des internautes du monde entier. Décodage d’un phénomène de foule plus inquiétant qu’il n’y paraît.

«Je vais en Afrique. J’espère que je ne vais pas attraper le Sida. Je plaisante, je suis blanche !». En tweetant cette douteuse plaisanterie à quelques 500 abonnées, Justine Sacco était probablement loin d’imaginer le déferlement numérique rageur qu’elle allait engendrer à son encontre. Responsable de la communication d’une agence de relations publiques qui gère des enseignes digitales aussi connues que Vimeo ou Match.com, elle semblait pourtant mieux placée que quiconque pour savoir qu’un seul tweet mal fagoté peut déclencher des effets ravageurs. Pourtant, juste avant d’embarquer pour son vol BA43 Londres-Cape Town, Justine Sacco n’a pas résisté à l’envie de provoquer bêtement.

Un hallucinant emballement numérique

Le tweet qui a mis le feu aux poudres !

Le tweet qui a mis le feu aux poudres !

Ce n’est qu’à son atterrissage 10 heures plus tard en Afrique du Sud que Justine Sacco va amèrement constater les dégâts réputationnels de sa balourdise en 140 caractères. A peine le message était-il diffusé sur Twitter qu’une incroyable mécanique indignée s’est mise en branle sur les réseaux sociaux pour clouer au pilori celle qui volait paisiblement vers Cape Town. Immédiatement, les internautes décident de prendre en chasse l’impétrante. Un premier hashtag #HasJustineLandedYet (NDLR : Justine a-t-elle déjà atterri) agglomère à une vitesse éclair des centaines de tweets outragés. Lesquels enregistrent des taux de partage record et attirent évidemment l’attention des médias en ligne.

Buzzfeed est notamment le premier à s’emparer de l’histoire. Le site se met alors à consciencieusement fouiller l’historique du compte Twitter de Justine Sacco. La pêche est bonne : il ne déterre pas moins de 16 anciens tweets aux connotations très borderline. Des ONG qui luttent contre le SIDA en Afrique saisissent à leur tour la balle au bond comme Aid for Africa. Cette dernière dépose illico l’URL www.justinesacco.com pour la faire pointer sur son propre site en guise de contestation.

Loin de se calmer, le lynchage s’amplifie à mesure que les heures passent et que Justine Sacco voyage hors connexion dans sa cabine. Les hashtags autour de la jeune femme essaiment sur Twitter et deviennent sans faillir les « trending topics » du moment. Toujours aussi remontés contre elle, les internautes l’agressent verbalement, l’insultent et spéculent avec ironie sur son avenir professionnel dès que son avion se sera posé à destination. Une spéculation qui ne tarde pas à se concrétiser puisque l’employeur de Justine Sacco publie alors un communiqué où il annonce le licenciement instantané de son indélicate collaboratrice et ôte dans la foulée ses coordonnées sur le site Web de l’agence.

Sur Twitter, défouloir garanti !

Sur Twitter, défouloir garanti !

L’enfer continue IRL !

Les twittos voient des Justine Sacco partout !

Les twittos voient des Justine Sacco partout !

A peine débarquée, Justine Sacco se reconnecte aux réseaux et découvre avec effarement l’ampleur de la catastrophe générée par son tweet. Elle efface prestement ce dernier et ferme son compte Twitter. Trop tard ! Une horde de reporters au courant de l’arrivée du vol BA43 l’attend déjà de pied ferme au terminal de l’aéroport pour tenter d’avoir sa réaction. Des twittos se mettent même à partager des photos prises sur le vif de celle qu’ils pensent avoir identifié comme étant Justine Sacco. D’autres cherchent sur Facebook, Linkedin et Instagram des clichés de Justine Sacco pour mieux exhiber le visage de celle qu’ils détestent par-dessus tout. La réputation de la communicante est alors totalement carbonisée.

Dans les heures qui suivent, la pression ne redescend pas autour de Justine Sacco. Les blagues et pastiches les plus vachards se succèdent allègrement. D’aucuns vont encore un cran plus loin en proférant des menaces à peine voilées. En parallèle, fleurissent des comptes parodiques avec le nom de Justine Sacco qui débordée par ce torrent de haine, recrée un compte Twitter pour s’excuser : « I was stupid for posting that tweet and beg for all of your forgiveness. I tried to make a joke but it backfired on me » (NDLR : « J’ai été stupide de poster ce tweet et demande à tous votre pardon. J’ai voulu faire une blague mais elle s’est retournée contre moi »).

Va-t-on vers des procès numériques braillards ?

Jusqu'où peut-on décemment aller dans les critiques sur une personne ?

Jusqu’où peut-on décemment aller dans les critiques sur une personne ?

D’emblée, levons toute ambiguïté : le tweet de Justine Sacco était crétin, déplacé et irrespectueux. Mais méritait-il franchement un tel défouloir panurgique ? Comme l’écrit fort justement l’éditorialiste de Mashable, Chris Taylor, qui reste très dubitatif devant ce procès spontané et tenu de surcroît en l’absence de la principale concernée (2) : « Il y a une frontière fine entre descendre en flammes Sacco pour sa bouffonnerie évidente de « quoi les gars je blaguais juste » et prendre un plaisir inconscient de la mauvaise fortune des autres tout en jouant les Big Brother sur leurs vies ».

Cette inflammabilité des twittos rappelle par certains aspects les éruptions irrépressibles de violence et de vengeance populaire dont le Moyen-Age était coutumier. A l’époque, sentence expéditive et écartèlement en place publique étaient le lot de ceux qui étaient désignés ex-abrupto comme des vilains à crucifier immédiatement. Des siècles plus tard, Justine Sacco a subi un sort identique en se faisant massacrer par une foule de socionautes. Qu’ils puissent avoir été offensés par les propos de Justine Sacco est une chose tout à fait compréhensible. Qu’ils se comportent en censeurs et moralisateurs à la petite semaine en est une autre.

Dans cette histoire pitoyable, Justine Sacco paye surtout le prix d’avoir tweeté à visage découvert. Or, quiconque fréquente régulièrement Twitter et consorts, lit malheureusement des propos encore plus outranciers, virulents et emplis de haine mais qui sont publiés lâchement par des pseudos anonymes puérilement planqués derrière leur clavier ou par des personnalités politiques fantasques qui sont pourtant rarement poursuivies par autant de rage vengeresse. Leurs propos sont pourtant d’une teneur gravissime que la loi sanctionne en principe durement. Dans le cas de Justine Sacco, c’est surtout le manque de neurones d’une potiche étriquée de la com’ qui est en cause. De là à générer un lynchage digital global, il n’y a qu’un pas sur lesquels les twittos devraient réfléchir avant d’asséner des verdicts sans appel. Ce populisme à deux balles est à proscrire.

Sources

(1) – Chris Taylor – « Twitter Turns Ugly Over PR Person’s Idiotic Tweet » – Mashable – 21 décembre 2013

A lire en complément

– Caroline Mos – « Former IAC PR Director Justine Sacco Speaks Out About The Tweet That Got Her Fired » – Business Insider – 22 décembre 2013

– Antonio Casilli – « Justine Sacco or the misfortunes of virtue » – Blog Body Space Society – 21 décembre 2013 (via @AntoineCheret)

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15 commentaires sur “Affaire Justine Sacco : Quand Twitter se transforme en lynchage populaire

  1. Antoine Cheret  - 

    Merci pour ce billet. Sur cette affaire, je conseille aussi la lecture du texte d’Antonio Casili, sociologue, pour d’autres références que Kant 😉 et pour sa réflexion sur l’exigence de vertu (expectations of virtue) attendue des communicants digitaux (et des entreprises du 2.0 en général), qui explique en partie cet emballement twittosphérique…
    http://www.bodyspacesociety.eu/2013/12/21/justine-sacco-or-the-misfortunes-of-virtue/#!

  2. cyrille frank  - 

    Bonjour Olivier,

    Tu as bien raison de dénoncer cette vindicte excessive (insultes, menaces, chasse à l’homme…) qui cache des motifs défoulatoires très malsains. Je trouve l’analogie moyen-âgeuse très juste… Attention à cette contagion émotionnelle dont parle Jung qui déconnecte la raison et conduit aux pires violences (pogroms, Saint-Barthelemy etc.). Surtout quand l’anonymat préserve de tout risque. Dieu sait combien la société engendrerait de monstres, sans la peur du gendarme (l’antithèse de la morale qui est l’application à soi-même de règles qu’on estime justes, comme l’a bien expliqué Kant) 🙂

    Toujours plaisant de te lire !

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour Cyril
      Merci pour ton commentaire éclairé et avec de belles références de surcroît (Jung et Kant) … Cela fait d’autant plus plaisir que j’ai eu droit hier soir à mon lot d’agressions verbales de certains twittos. A leurs yeux, ce billet était quitus donné aux racistes ! Je trouve parfois franchement préoccupant cette dérive qui réagit sous le coup de l’émotion (de la pulsion devrais-je dire) sans même prendre le temps de lire, écouter, comprendre et ensuite argumenter le cas échéant.

      Là on préfère ressortir le bon vieux pilori et massacrer derrière son écran. Trop souvent calfeutré derrière un lâche pseudo et une photo fake ! Peut-être devrions nous ouvrir un compte Twitter pour Kant, histoire de remettre la tête à l’endroit pour certains 🙂 !

  3. Celia  - 

    Wow! Tout le monde s’intéresse à la réponse mais personne ne pense au vrai problème. Savez vous combien de « dérapages » racistes, homophobes, sexistes, anti-sémites ou xénophobes il y a eu cette année? Suivi par des pseudo « excuses ». Ce qui vous apparait comme une blague de mauvais goût est en général une attaque de plus envers une minorité.
    Cette femme n’en est pas à son coup d’essai. Elle raille les autistes, les étrangers (Anglais et Allemands) et maintenant les Africains noirs et les porteurs du VIH. De plus elle est Africaine, son père l’a envoyé aux Etats Unis car il trouvait que l’Afrique du Sud était devenu trop raciste après la fin de l’apartheid. Elle est donc consciente de certains enjeux raciaux.
    Pourquoi certains pensent – ils qu’il est ok d’attaquer l’autre sur les réseaux sociaux?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Je crois que faire l’amalgame entre une blague débile et un véritable problème de fond ne fera pas avancer le débat. La problématique sud-africaine est bien plus complexe que ce seul tweet. Personnellement, je n’excuse pas la teneur de cette plaisanterie douteuse. Mais de là à s’en servir comme bouc émissaire, le raccourci est un peu trop simpliste. C’est bien là le problème de toutes ces « bonnes âmes » qui jugent et condamnent derrière leur ordinateur sans jamais chercher à comprendre les tenants et aboutissants du contexte réel

      1. Celia  - 

        Je fais attention à ne pas faire d’amalgame. Lorsqu’on est une minorité et qu’on subit au quotidien, une blague n’a pas la même portée.
        De plus, cette femme est derrière la com. de blackpeoplemeet . com. On se dit qu’elle s’enrichit sur le dos des noirs mais ne les respecte pas.
        Est ce qu’il y’a des trolls qui ont sauté sur le wagon? mais bien sur! c’est le principe même des réseaux sociaux et cette femme le sait mieux que personne, c’est son métier.
        Elle est victime d’un concours de circonstances: son métier + son vol de 11h. Et puis le SIDA + race comme sujet de blague, c’était risqué.

        1. Olivier Cimelière  - 

          Bonsoir !
          Je crois qu’on est en fait sur la même ligne. Sa « blague » est bête et bas de plafond mais franchement se défouler comme certains l’ont fait est un peu facile. Dénoncer le racisme est impératif et salutaire. Mais attaquons-nous aux vrais sources et aux vrais déviants. Pas aux débiles qui tweetent sans même savoir qu’ils vont se faire défoncer ensuite par la twittosphère. Dans cette histoire, certains se donnent bonne conscience à peu de frais. On les entend moins lorsque des personnalités plus en vue énoncent des propos éminemment racistes !

  4. Christophe Ginisty  - 

    Une illustration de la dérive de ces « foules sentimentales » qui seront au coeur de la prochaine conférence ReputationWar.

    Ce qui est intéressant dans cette histoire est un enseignement en matière de communication de crise : il faut prendre part sans tarder aux conversations quand on est victime d’une crise sur les médias sociaux. En l’espèce, le fait que Justine n’ait pas été en mesure de participer (puisqu’elle était en vol) explique en grande partie l’ampleur que l’affaire a prise.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci Christophe !
      Il est clair que Justine Sacco a été coupé du monde pendant plus de 10 heures. Plus de temps qu’il n’en faut pour se faire étriller sans pouvoir répondre. Ceci dit et au regard de la virulence du lynchage, je ne suis pas sûr qu’elle aurait pu équitablement se défendre et atténuer les choses. Les foules étaient totalement dans l’optique de défoncer sa réputation quoiqu’il advienne …

      En tout cas, j’ai signalé en pied de cet article la conférence Reputation War qui sera au coeur du sujet précisément pour parler de ces déviances de masses numériques !

  5. Genaro  - 

    Il manque « tweets » après « 16 anciens », et le post sur buzzfeed n’a pas été produit par le site mais par un contributeur extérieur (tout le monde peut poster sur Buzzfeed. Par ailleurs il me semble que Justine était responsable communication d’un groupe de Media.

    Mais je suis tout à fait d’accord sur l’analyse, la violence populaire peut maintenant prendre des proportions démesurées. La blague était abjecte, mais l’emballement médiatique de réactions est un curieux phénomène…

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci Genaro ! J’ai corrigé le mot oublié !
      L’agence de J. Sacco est en fait IAC, une agence de om, de relations publiques et digital media (http://iac.com/about/overview) …
      Et pour Buzzfeed, la contrib vient en effet d’un internaute mais c’est quand même Buzzfeed qui choisit au final de laisser le post sur son site !

      Et comme toi, je trouve le tweet de Sacco puant mais de là à jouer aux shérifs sur le Web, je trouve la chose disproportionnée. Il y a des acteurs bien plus craignos auxquels s’attaquer en matière de racisme !

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