Communication corporate : Un patron peut-il s’engager dans des causes politiques et sociales ?

Pendant très longtemps et hormis quelques rares exceptions notables, l’action politique, économique et sociale a été le pré carré jalousement revendiqué des politiciens. Lesquels entendaient indiquer aux entreprises ce qu’elles avaient à faire pour contribuer à la communauté. Cette ligne de partage tend désormais à se dissoudre à mesure que nombre de hauts dirigeants d’entreprise prennent des positions politiques et assument des convictions sociétales, souvent au nom de leur société même. Doit-on se réjouir de cette volonté nouvelle de contribuer au monde de demain ou est-ce un terrain glissant où la réputation corporate a beaucoup à perdre ? Tour d’horizon de la question.

La question est loin d’être anodine en termes de stratégie de communication d’entreprise. Une étude très récente confirme l’appétence avérée du public pour les compagnies qui s’impliquent au-delà de leurs simples problématiques technologiques, financières et commerciales. En juillet 2016, l’agence de communication Terre de Sienne et l’institut Ifop ont réalisé une étude assez iconoclaste : interroger un panel représentatif de Français sur l’utilité publique des entreprises au sein de la société. Les résultats sont édifiants (1). Les sondés jugent que le dirigeant d’une PME (à 88%) et le PDG d’une grande entreprise (62%) sont nettement plus utiles que les journalistes (34%) et les politiques (16%). Si le discrédit de ces deux dernières catégories n’est guère nouveau, les attentes autour de l’impact sociétal des entreprises sont en revanche de plus en plus affirmées. Aux dirigeants d’entreprise, le corps social n’exige plus seulement une simple dimension économique et productive mais de l’engagement citoyen.

Des débuts pusillanimes

ceo-2-marylin-carlsonL’idée qu’un patron puisse constituer un aiguillon de progrès sociétal plus vaste que les seuls intérêts économiques de son organisation, a pourtant mis relativement du temps à percoler dans l’opinion publique comme dans les comités de direction. En 2004, alors à la tête du groupe Carlson, un des plus gros acteurs mondiaux du tourisme et du voyage, Marilyn Carlson Nelson avait jeté un sacré pavé dans la mare en prenant publiquement position contre le trafic d’êtres humains. Non seulement elle s’insurgeait contre cette dérive sociale, mais elle enjoignait également l’ensemble de son entreprise à prendre sa part dans cette cause où des enfants et des adultes sont exploités abusivement par d’autres. Nombre de ses homologues s’émurent quelque peu de cette saillie convaincue au motif que l’industrie du tourisme et du voyage était d’abord et avant tout un « secteur du bonheur ». Autrement dit, il ne fallait pas mélanger les genres.

Même si elle est aujourd’hui retirée des affaires opérationnelles, Marylin Carlson Nelson n’a jamais renié son engagement. Au contraire, elle a passé outre les réticences et a mis progressivement son entreprise en ordre de marche pour combattre le trafic humain (2) : « Le trafic humain est un sujet global. En tant qu’entreprise qui opère dans 160 pays, nous avons une sphère d’influence pour accomplir une différence significative. Les trafiquants recourent souvent à l’industrie du voyage et de l’hébergement pour leurs activités. Les compagnies aériennes sont utilisées pour transporter des victimes et les hôtels peuvent servir sans le savoir à accueillir des activités illicites. Nous avons estimé que nous avions les outils et les ressources pour faire la différence. En tant qu’entreprise familiale qui sait que des millions d’enfants sont sexuellement exploités dans des infrastructures touristiques, nous ne pouvions pas nous détourner. Cela est devenu au contraire notre priorité d’action ». Plus d’une décennie plus tard, le groupe Carlson a désormais été rejoint dans son engagement par divers acteurs de la société (décideurs politiques, associations citoyennes, médias, etc).

Une vraie attente sociétale mais de la circonspection aussi

ceo-2-etude-ts-ifopPourtant, alors que le concept de responsabilité sociétale et environnementale des entreprises est dorénavant largement imbriqué et déployé dans la gouvernance de celles-ci, il persiste encore çà et là une défiance assez nettement affirmée parmi l’opinion publique. En octobre 2016, une enquête effectuée par le cabinet d’affaires publiques Comfluence et l’institut Ipsos, a quelque peu douché les esprits. Quand les entreprises parlent par exemple des actions qu’elles mènent dans le domaine de l’environnement, 69% déclarent n’avoir « plutôt pas confiance » ou « pas du tout confiance » dans les informations. Un taux qui grimpe même à 70% lorsqu’il s’agit d’emploi. Associé fondateur de Comfluence, Jérôme Ripoull ne prend pas de gants (3) : « Notre enquête montre que les entreprises payent un discours RSE trop cosmétique, trop factice et qui ne convainc pas les Français ». Selon le consultant, tout n’est pas pour autant noir dans les enseignements de cette même étude (4) : « Les Français marquent leur désaccord avec la confiscation des sujets économiques par les responsables politiques. Ils sont en demande d’une parole patronale engagée, appuyée sur une vision sociétale et qui veut servir l’intérêt général, comme Antoine Riboud, Louis Schweitzer ou Jacques Calvet ont su l’incarner en leur temps. Il y a dans ce domaine une attente. ».

ceo-2-patagoniaEn Amérique du Nord, un nombre croissant et non-négligeable de patrons est déjà passé à l’acte depuis plusieurs années. Parmi eux, figure bien évidemment l’un des pionniers du business engagé et assumé comme tel. Créateur de l’entreprise Patagonia et de la marque éponyme, Yves Chouinard n’a jamais dévié de son leadership trublion depuis plus de quarante ans. Au départ, la société s’efforçait de rendre compatible ses processus de production avec la protection de l’environnement. Néanmoins, à mesure que les années ont passé, Patagonia a intensifié son activisme écologique en condamnant par exemple la surconsommation ou en impulsant une pétition pour stopper des barrages destructeurs. Allant même jusqu’à financer un documentaire intitulé « DamNation » pour montrer les ravages engendrés par ces murs de béton dans la nature.

Pour Strick Walker, directeur mondial du marketing de Patagonia, une stratégie de communication politisée n’est pas incompatible avec le développement de l’entreprise (5) : « Les consommateurs sont assez malins et éduqués pour déceler les communications de marque qui ne sont pas représentatives des actions et valeurs réelles. C’est très difficile de demander aux gens d’agir, d’engager, de participer, s’ils ne vous font pas confiance en tant que marque, s’ils doutent que vous soyez sincères, bons et justes. Personne ne veut être impliqué dans une campagne malhonnête. Voilà pourquoi nous agissons plus que nous ne parlons et que nous essayons de parler quand nous pensons avoir vraiment quelque chose d’important à dire ».

Les très grosses entreprises ne sont plus forcément les mauvais élèves

D’aucuns argueront probablement que l’exemple de Patagonia est épiphénoménal et que les plus grosses entreprises ne peuvent pas se permettre autant de s’immiscer dans des débats sociétaux. Il s’agit pourtant d’une idée à battre en brèche. Ainsi en 2015, le PDG d’Apple, Tim Cook s’est fortement impliqué contre une loi discriminante à l’égard des communautés homosexuelles dans l’Indiana. Avec d’autres dirigeants d’envergure, il n’a pas hésité à faire pression sur le gouverneur de l’Etat afin que la loi soit retirée. Il publia même une tribune dans le Washington Post en écrivant notamment ceci (6) : « La communauté américaine des affaires a reconnu depuis longtemps que la discrimination sous toutes ses formes, est mauvaise pour les affaires ». En mai 2016, l’agence de communication Weber Shandwick est justement revenue sur cette corrélation établie par Tim Cook dans son rapport intitulé « The Dawn of CEO activism » (littéralement : « L’Aube de l’activisme des PDG »). Les conclusions abondent dans le même sens. L’activisme du n°1 d’Apple a suscité une augmentation des intentions d’achat des produits de la marque, particulièrement au sein de la communauté en faveur du mariage pour tous.

ceo-2-pol-polmanUn autre PDG (et non des moindres !) actuellement aux manettes d’un des plus grands groupes alimentaires est également convaincu que le discours des dirigeants d’entreprise doit s’affranchir des sempiternels éléments de langage délivrés aux médias et à l’opinion publique. Il s’agit de Pol Polman qui préside aux destinées du groupe Unilever depuis 2009. Dès le premier jour de sa prise de fonction, il a clairement osé aller à rebrousse-poil des déclarations convenues et lisses envers les actionnaires. Il affirma notamment qu’il fallait désormais penser sur le long terme plutôt qu’en fonction des annonces financières trimestrielles tout en les enjoignant à mettre leur argent ailleurs « s’ils n’achetaient pas ce modèle de création de valeur à long terme qui est équitable, partagé et durable » (7). Aujourd’hui, Unilever, PDG en tête, est massivement engagé aux côtés de gouvernements, d’ONG, d’autres entreprises pour faire avancer de façon concrète la cause environnementale tout en réformant progressivement ses propres processus de fabrication de produits. En 2012, il lança ainsi le « Unilever Sustainable Living Plan (USLP) ». Ce plan décennal vise à réduire de moitié l’empreinte carbone de l’entreprise tout en doublant son chiffre d’affaires. Avec déjà des résultats probants à la clé.

Attention, cohérence impérativement requise !

ceo-2-michel-augustinEn revanche, ne s’improvise pas qui veut ou à la légère un patron à la pointe de l’engagement sociétal. L’écosystème des parties prenantes ne se contente absolument plus des incantations avec la main sur le cœur que certains grands patrons ont encore fâcheuse tendance à proférer. Toute promesse est systématiquement scrutée et suivie par d’autres. En cas de manquement ou de contradiction avec le discours tenu, le retour de manivelle peut être brutal et impacter collatéralement la réputation de l’entreprise. En France, l’entreprise alimentaire Michel et Augustin se revendique de cette mouvance d’entreprises engagées depuis son origine.

Responsable de la communication des « trublions du goût » comme les deux fondateurs aiment à se définir, Charlotte Cochaud rappelle le manifeste intrinsèque de la société (8) : « Nous nous sommes donné d’autres défis pour essayer de changer le monde. Faire du local quand on élabore une recette, être attentif aux matériaux utilisés, se poser des questions autour des déplacements. Nous tendons à faire quelque chose de positif, de souriant, d’humain. Tout ce qui est pensé chez nous, est issu de la volonté d’être proche des gens ».

Manque de chance, Michel & Augustin a connu une année 2016 mouvementée concernant ses causes défendues. C’est d’abord l’association de défense des animaux L214 qui interpelle l’entreprise en février 2016 sur son utilisation d’œufs de poules élevées en batterie et lui demande de renoncer à cette pratique. Comme cette dernière se faisait quelque peu tirer l’oreille pour agir, l’ONG a alors sorti une artillerie communicante plus lourde avec une pétition en ligne à destination des internautes. Pari gagnant puisque Michel & Augustin se sont alors engagés à renoncer (9) « aux œufs de poules en cages pour l’ensemble de leurs produits, avec l’objectif d’y parvenir d’ici octobre 2016 ». En septembre 2016, d’autres activistes ont alors attaqué l’un des deux fondateurs au motif qu’il était proche des milieux homophobes de la Manif pour tous. Malgré les dénégations formulées sur le tard, la passe d’armes n’a semble-t-il pas convaincu une majorité d’internautes qu’Augustin n’est pas impliqué dans des réseaux de la droite extrême. Y aura-t-il pour autant un impact sur l’image et les ventes ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Pas d’improvisation et beaucoup de sincérité

S’il est incontestablement en phase avec une exigence forte du corps sociétal, l’engagement du PDG ne doit pas pour autant verser dans les travers de la communication cosmétique pour faire genre ou pire, recourir à l’effet d’annonce sans vraiment donner une suite concrète et surtout cohérente et crédible avec la culture et le domaine d’activité de l’entreprise. Formulé ainsi, ce constat peut sembler d’une évidence cristalline. Pourtant, combien de PDG et leurs équipes de communication & RSE se piquent-ils encore d’opérations « one shot » à grand renfort de buzz et de relations presse avant de prestement passer à autre chose, oubliant dangereusement au passage qu’aujourd’hui, tout est devenu observable et observé par les parties prenantes.

ceo-2-5-tenets-wsPour s’engager et jouer un rôle catalyseur de création de valeur ajoutée au sein des communautés où l’entreprise opère, il convient donc de circonscrire précisément les enjeux où l’entreprise dispose de la légitimité et de la capacité à faire substantiellement bouger les lignes. Si ce préambule est zappé, il est fort à parier que l’échec sera quasi infailliblement au rendez-vous.

Le remarquable rapport de Weber Shandwick (évoqué plus haut) distingue à cet effet 5 leviers majeurs à intégrer dans la réflexion stratégique où le PDG devient un acteur engagé pour une cause. Ces 5 leviers sont parfois contradictoires mais ils doivent être cependant totalement assumés sinon l’action n’aura guère d’incidence favorable. Voici les points en question :

  • L’activisme d’un PDG est supporté mais n’entraîne pas forcément toujours une adhésion
  • L’activisme d’un PDG peut influenceur les intentions d’achat
  • L’activisme d’un PDG peut constituer un défi pour la fidélité à l’entreprise
  • Le public n’est pas toujours certain des motivations exactes de l’activisme d’un PDG
  • Les 18-35 ans sont les plus enclins à soutenir l’activisme d’un PDG

S’il est indéniablement à considérer dans une stratégie de communication, l’engagement sociétal du haut dirigeant n’est pas forcément une martingale à tous les coups. Au-delà de la cohérence avec l’entreprise incarnée et la crédibilité de la démarche, un critère revient en tout cas systématiquement pour rendre l’approche efficace et audible : la sincérité. En matière d’engagement, mieux vaut donc privilégier une cause avec laquelle on se sent en empathie plutôt que de rebondir par opportunisme du moment comme le pratiquent si souvent les politiciens.

Sources

– (1) – Florence Berthier – « Les Français affectionnent les entreprises utiles » – Influencia – 18 septembre 2016
– (2) – Jonathan Ewing – « This Hotel is Fighting Human Trafficking Like People’s Lives are Depending On It » – US Global Leadership Coalition – 8 mars 2014
– (3) – Grégoire Pinson – « Ce que les Français attendent des patrons » – Challenges.fr – 4 octobre 2016
– (4) – Ibid.
– (5) – Benjamin Adler – « Une marque peut-elle être activiste ? » – Influencia – 15 mars 2015 –
– (6) – Tim Cook – « Pro-discrimination ‘religious freedom’ laws are dangerous » – Washington Post – 29 mars 2015
– (7) – Andy Boynton – « Unilever’s Paul Polman: CEOs Can’t Be ‘Slaves’ To Shareholders » – Forbes Magazine – 20 juillet 2015
– (8) – Uzful – « Quand l’entreprise s’engage » – L’ADN – 5 mai 2015
– (9) – Mélanie Roosen – « Les activistes font plier Michel et Augustin » – L’ADN – 15 février 2016



2 commentaires sur “Communication corporate : Un patron peut-il s’engager dans des causes politiques et sociales ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Je suis également favorable (à condition que les causes soient profitables pour la communauté et honorables !). En France, l’idée a encore du mal à se frayer un chemin. Culturellement, nous sommes encore loin d’un « The Giving Pledge » par exemple ou de stratégies CSR vraiment élaborées et concrètes (hormis quelques cas remarquables). Bcp de patrons restent encore cantonnés dans la défense de leurs uniques intérêts (voir le MEDEF !) alors que business et causes peuvent faire bon ménage pour peu qu’on prenne le temps de déterminer les bons axes d’action !

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