Crise du lait & Lactalis : La communication du bouc émissaire tourne à plein régime. Sans doute trop ?

Aux côtés de l’ubuesque saga médiatico-politique du burkini, la crise du lait opposant syndicats agricoles et Lactalis, leader mondial des produits laitiers, aura constitué l’autre temps fort de l’actualité estivale. Au-delà de l’indéniable crise structurelle qui frappe nombre de producteurs français au point de menacer leur survie économique, ce pic de tension est également révélateur d’un jeu de postures communicantes qui perdure depuis longtemps au sein de la société française et les acteurs concernés. Si entretenir certains mythes médiatiques et marketing a pu contribuer dans le passé à aider chacun à rester dans sa zone de confort, la mondialisation du marché du lait est venue rebattre la donne. En choisissant de s’attaquer frontalement à Lactalis et d’en faire le bouc émissaire de tous leurs problèmes, les syndicats de la filière laitière contribuent-ils vraiment à clarifier et objectiver le débat ? Contrepoints.

S’il est un mythe qui a la peau particulièrement dure en France, c’est celui du petit contre le gros. Le premier est méritant, travailleur et honnête. Le deuxième est cupide, spéculateur et parfois borderline. Formulée ainsi, la problématique peut sembler confiner à une caricature excessive. C’est pourtant très fréquemment ainsi que les syndicats présentent les crises agricoles et que les médias les couvrent en dépit des ressorts intrinsèques nettement plus compliqués et moins binaires qui sont à l’oeuvre. Face au prix du lait à la tonne qui ne cesse de s’écrouler et de fragiliser quantité d’exploitations agricoles, plusieurs organisations syndicales ont donc décidé d’ériger Lactalis, n°1 mondial du secteur laitier comme coupable idoine de tous leurs maux. La stratégie du bouc émissaire serait-elle pour autant viable ? Pas si sûr !

Lactalis ou les attributs parfaits du bouc émissaire

Lactalis - produitsD’emblée, il faut bien l’avouer. Lactalis fait partie de ces entreprises rapidement éligibles à devenir les têtes de Turc de toute une profession. Celle-ci a beau détenir la première place du podium mondial des industriels du lait, elle n’en est pas pour autant très bavarde. L’absence de communication publique relève même de l’atavisme corporate de Lactalis. Anciennement dénommée Besnier du nom de son fondateur en 1933, la société est numéro 1 sur le secteur du lait et du fromage et numéro 2 dans l’agroalimentaire en termes de volume de production. Or, paradoxe de cette situation pourtant enviable, Lactalis demeure globalement un illustre inconnu aux yeux du grand public et même des médias généralistes. Cela ne procède pas du hasard. Son actuel PDG, Emmanuel Besnier perpétue même la tradition en n’accordant que quelques interviews au compte-gouttes et le plus souvent à la presse professionnelle là où Danone bat des records de notoriété et de popularité.

Pourtant, Lactalis n’a plus rien d’une petite étable laitière au fin fond de la Mayenne où André Besnier a jeté les fondations du futur empire qu’il est devenu aujourd’hui. A ce jour, le Groupe emploie 75 000 personnes, et possède près de 230 unités industrielles dans le monde, dans 43 pays différents. Fort de marques archiconnues comme Président, Bridel, Lactel, Galbani, Société, le groupe fromager et laitier truste les premières places partout où il opère : 1er groupe laitier mondial, 1er groupe fromager mondial, 1er fromager en Europe et 1er collecteur de lait européen. Au total, Lactalis pèse un chiffre d’affaires de 17 milliards d’euros en 2015. Alors quand en plus, on détient dans le même temps la palme du plus mauvais payeur, soit 256 euros les 1.000 litres de lait (1) pour les éleveurs de vaches laitières sous contrat avec les 63 usines de Lactalis situées en France, les germes de la crise ne sont de toute évidence pas loin. Surtout lorsque le prix moyen se situe au 3ème trimestre 2016 autour de 307 € !

Le « crime » était presque parfait

Lactalis - tracteur ecrse vacheFace aux récriminations croissantes des éleveurs laitiers sous le slogan « Lactalis ruine les éleveurs », l’entreprise ne va guère se signaler en retour par son empathie corporate. Au bout de plusieurs jours, le porte-parole Michel Nalet déclare tout de go (2) « Prendre l’entreprise pour cible ou bouc émissaire d’une crise européenne et mondiale de manière permanente et exclusive, n’est pas acceptable ». Dans la foulée, le n°1 laitier envoie des huissiers pour faire disparaître les affiches accusatoires à son encontre. Et la société de continuer imperturbablement à labourer le sillon rationnel et économique dans un nouveau communiqué (3) : « Il n’y a qu’en France où le syndicalisme agricole refuse la réalité du marché et s’en prend à une entreprise en particulier. Ce dénigrement est contre-productif. En France, les producteurs sont rémunérés 15 à 20 % au-dessus par exemple des exploitations allemandes ». Résultat : le siège de Lactalis à Laval fait alors l’objet d’un blocus d’une centaine de tracteurs en dépit d’une chiche augmentation de 15 € concédée le 26 août par Lactalis.

Conséquence de ce bras-de-fer dont les médias n’ont guère tardé à s’emparer, surtout en cette période de disette estivale où l’actualité fait souvent la sieste, Lactalis passe désormais pour l’horrible acteur qui n’hésite pas à s’essuyer les pieds sur les difficultés des exploitations laitières françaises. A tel point que le ministre de l’Agriculture, pourtant très souvent pris à parti par les organisations syndicales, y va également de son refrain où Lactalis devient la cible toute désignée (4) : « Lactalis est le numéro un mondial des produits laitiers, c’est une laiterie qui, en France, paye le litre de lait le plus bas de toutes les laiteries françaises. Je l’ai dit et je le répète, je considère que ce n’est pas acceptable et qu’il doit y avoir de la part de Lactalis l’effort qui consiste à se mettre au niveau de tous les autres, il n’y a pas de raison que Lactalis soit en-deçà ».

Au-delà des postures médiatiques

Lactalis - blocus tracteurMême si Lactalis est loin d’être exempt de tout reproche, notamment en cultivant une attitude particulièrement hermétique et une rhétorique rationaliste inaudible, la crise du lait ne se résume pas seulement à une bagarre, certes médiatiquement vendeuse, entre le pot de fer Lactalis et les pots de terre des petits producteurs et leurs représentants. La crise du secteur est en effet loin d’être du seul fait des tarifs « low-cost » de Lactalis (même si ceux-ci n’arrangent pas la situation des petits laitiers). En avril 2015, l’Union européenne a mis un terme au système de quotas laitiers qui existait depuis 30 ans fixant un volume de production maximale pour chaque pays. Une course à la production et à la rentabilité s’est alors sévèrement engagée entre les pays producteurs. Avec parfois des politiques tarifaires frisant le dumping pour grignoter des parts de marché et des séries de rachats et de consolidations d’acteurs un peu partout.

C’était d’ailleurs dans cette optique que le projet de ferme dit des « Mille Vaches » en baie de Somme avait vu le jour dès 2009 pour pouvoir rivaliser avec les gros acteurs et la concentration inéluctable de ceux-ci face aux petites fermes trop esseulées pour résister. L’affaire avait suscité de grands remous au sein de la profession agricole mais aussi chez les consommateurs, les écologistes et même certaines coopératives et distributeurs qui y voyaient là des concurrents potentiellement dangereux pour leur propre activité.

Ensuite, face à cette surproduction laitière combinée à un recul de la consommation de produits laitiers et l’embargo décrété par la Russie sur ces mêmes produits importés, le marché a effectivement dégringolé en termes de valeur, plongeant par ricochets nombre d’éleveurs dans une panade financière et de surcroît étranglés par des investissements en matériel qu’ils ne peuvent plus rembourser. Pourtant, le monde laitier continue d’être divisé à la différence des homologues européens qui n’hésitent pas à s’adosser à de grosses entreprises du secteur pour poursuivre leur activité et maintenir ou faire grossir leurs parts de marché.

Le mythe de la nappe à carreaux et de la vache blanche

Lactalis - marketingSi Lactalis a été désigné aussi promptement comme bouc émissaire (ceci sans pour autant nier leur part de responsabilité), c’est que les acteurs agricoles mais aussi toute la chaîne de production et distribution jusqu’au consommateur (sans parler des écolos) cultivent à dessein une agriculture à la lisière de la mythologie. Une mythologie d’ailleurs dont ne se prive pas non plus l’industrie alimentaire qui entretient en permanence sur ses emballages de produits ou dans ses films publicitaires, la bucolique image du paysan besogneux qui traie ses quatre vaches avant de savourer son délicieux camembert sur la nappe à carreaux à l’ombre d’un chêne ou sur la table rustique de la ferme. En France plus qu’ailleurs, nombreuses sont les personnes, à commencer par les décideurs publics, à vouloir rafistoler à tout prix cette image nostalgique et rassurante comme un doudou du petit agriculteur qui prend soin de ses bêtes et n’est pas dans une logique capitalistique échevelée où dérives sanitaires et trafics en tout genre ont malheureusement eu lieu par le passé comme la vache folle, la vraie fausse viande de cheval, la grippe aviaire, etc.

Si ces dérives existent incontestablement et doivent être éradiquées et sanctionnées comme telles, elles ne doivent pourtant pas être imputées systématiquement aux industriels de l’alimentaire. Surtout en France où la législation sanitaire et sur le bien-être des animaux est probablement l’une des plus drastiques et exhaustives au monde. Même si les activistes écologistes adorent balancer sur les réseaux sociaux, des vidéos d’abattoirs déviants où les animaux sont horriblement massacrés à des fins soi-disant industrielles, il convient de relativiser et remettre en perspective. Face à un marché laitier (et agricole en général) qui change et s’internationalise, une petite exploitation restant seule n’a guère plus d’avenir (sauf à miser sur la transformation de ses propres produits et une vente purement locale). Bien qu’ils aient des défauts, les grands groupes comme Danone, Lactalis, Savencia et autres ne sont pas pour autant des démons massacreurs de petits éleveurs.

Dans cette optique, il n’est pas acquis le combat communicant binaire Lactalis vs laitiers profite à grand monde. L’image de Lactalis a en effet été impactée d’autant que sa communication froide laisse à désirer. Mais en ce qui concerne les éleveurs, quel résultat espérer en termes de perception ? Les consommateurs se sont-ils plus mobilisés face à l’ogre Lactalis ? Les pouvoirs publics ont-ils osé rompre le mythe d’une agriculture qui a eu son temps mais qui doit désormais regarder devant et autrement que dans l’affrontement systématique ? L’agriculture française jouit encore de surcroît d’une image très favorable au sein de l’opinion publique. Il serait préférable de surfer sur celle-ci pour amorcer la nécessaire mutation plutôt que de risquer de mourir certes avec une réputation sympathique mais sans issue.

Sources

– (1) – Stanilas du Guerny – « Les producteurs de lait en colère contre Lactalis » – Les Echos – 21 août 2016
– (2) –Ibid.
– (3) – Ibid.
– (4) – « Crise du lait : le ministre de l’Agriculture s’en prend à Lactalis » – Le Parisien – 27août 2016

http://www.leparisien.fr/economie/crise-du-lait-le-ministre-de-l-agriculture-s-en-prend-lactalis-27-08-2016-6073565.php


2 commentaires sur “Crise du lait & Lactalis : La communication du bouc émissaire tourne à plein régime. Sans doute trop ?

  1. Paul  - 

    Ce qui est dit dans cette article pourrait être vrai. Mais l’agriculture n’est pas une industrie, on sent les connaissances économique de l’auteur mais également la total ignorance du monde agricole. La France a besoin de petites exploitations laitières qui ne font pas de l’élevage hors sol et qui produisant du lait de mauvaise qualité comme les « usine » à vaches Allemande incapable de produire un lait pour faire du fromage.

    Les vaches ne sont pas des robots qui peuvent être entassées dans un hangar et nourries à la chaîne. Une vache est un être vivant qui a besoin d’espace, de pâturage et d’une ration alimentaire diversifiée.

    Prendre en compte uniquement le facteur économique conduira a perdre tout le savoir faire de notre agriculture ce qui se traduira par une perte significative de la qualité de notre lait qui ne pourra même plus être exporté, ni nourrir nos nourrissons.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour
      Au risque de vous décevoir, l’auteur (c’est moi !) n’est pas ignorant du monde agricole pour être né et avoir vécu longtemps dans l’une des régions céréalières les plus productives de France et avoir ensuite passé 14 ans dans l’industrie alimentaire !

      Je remarque que vous êtes partisan de cette image qui veut que « petite exploitation » rime systématiquement avec « qualité » et que « industrie » rime avec « malbouffe ». Mon premier point est de faire remarquer que s’il n’y avait pas eu une approche industrielle de l’agriculture, la France serait aujourd’hui incapable de nourrir sa population et d’exporter ses produits. Je suis d’accord avec vous pour souligner que nombre d’excès ont eu lieu (productivisme à tout va qui bousille l’environnement, ne tient pas compte du bien être animal, etc). En revanche, ces excès sont le fait d’une minorité d’industriels effectivement peu scrupuleux, avides de gains. Ceci étant dit, vous avez aussi des petites exploitations qui travaillent très mal et font tout à l’économie sans guère se soucier de leur cheptel et de l’environnement.

      Nous sommes aujourd’hui dans un marché mondialisé. Que cela plaise ou non, il faut s’y adapter. Les très grandes exploitations ne sont pas forcément des endroits tortionnaires pour animaux. Visitez certaines fermes industrielles et vous serez surpris par le professionnalisme et les règles appliquées. Et sans que cela soit au détriment de la qualité.

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