[Etude Saper Vedere] : Les crises digitales ont muté … et ça se complexifie pour la communication !


Il fut un temps diablement pas si lointain où le « bad buzz » était sur toutes les lèvres des communicants et des marketeurs. Avec l’émergence des réseaux sociaux, cette tornade digitale agitait les internautes pendant un ou deux jours puis retombait dans les catacombes du Web. Hormis quelques grosses polémiques comme Kryptonite, Nestlé KitKat, Abercrombie & Fitch, etc, ces poussées de fièvre nées sur les médias sociaux, étaient rarement accompagnées d’effets pervers durables. Juste un très sale moment à passer pour les community managers. A la différence près que cette vision est obsolète. La crise digitale s’est transformée d’après la 5ème édition de l’étude Saper Vedere. Condensé des réflexions clés.

Depuis plusieurs années, Nicolas Vanderbiest, l’un des meilleurs experts du domaine, se penche sur ces agitations virales où les marques, les organisations et les personnalités publiques en prennent sévèrement pour leur grade. En 2015, il a publié la première étude du genre qui recense les crises engendrées (ou répercutées) par la sphère digitale francophone. Il faut bien dire que l’année 2014 avait été prolifique en la matière avec 104 cas d’envergure répertoriés et amplifiés par les médias classiques. La 5ème édition de ce travail titanesque signé Saper Vedere, l’agence créée par Nicolas en 2017 (et avec le soutien de Visibrain), a été présentée le 15 janvier à Paris sous l’égide du cabinet de conseil en communication de crise EH&A. Surprise ! Le bon vieux bad buzz n’est plus ce qu’il était.

Extension du domaine de la crise digitale

Sur le front de la crise digitale, l’heure est à la marée descendante en volume mais pas vraiment à l’absence de virulence. Si 2015 a constitué un pic historique avec 109 cas, la décrue s’est lentement mais sûrement amorcée avec 104 en 2016, 101 en 2017 et 96 en 2018. Quelques symptômes viennent corréler cette inversion quantitative. L’an passé, 30% des crises ont été commentées sur Facebook là où un an auparavant, un recul de 50% avait déjà été observé. Dans le même ordre d’idée, on ne compte plus que 15% de crises digitales directement liées au sexisme. Sans doute faut-il y voir l’impact des deux mouvements de dénonciation du harcèlement sexuel qu’ont été #MeToo et #BalanceTonPorc. Les organes de presse eux-mêmes ne sont plus forcément aussi prompts à s’enflammer et à relayer des bad buzz en formation. Hormis BFMTV et 20 Minutes qui demeurent friands des clashs en ligne pour nourrir leurs grilles éditoriales, l’heure est plutôt au fact-checking. Là aussi, la massification extrême des « fake news » dans l’espace digitale, incite à une certaine pondération avant de s’emparer d’une controverse et d’en faire état.

C’est donc un fait. La crise digitale a muté. Une des trouvailles de l’étude souligne d’ailleurs que les foyers de crise ne se concentrent plus forcément autour du triptyque Twitter – Facebook – YouTube. Dorénavant, Instagram s’est invité dans la danse. En 2018, la filiale de Facebook pèse 7% des crises digitales forgées en son sein. Ces dernières concernent certes les thématiques de prédilection de la plateforme, à savoir le lifestyle et les produits de grande consommation. Il n’en demeure pas moins qu’Instagram est devenu à son tour un incubateur de crise digitale. Ce n’est sûrement pas par hasard que les journalistes se sont mis de plus en plus à fréquenter ce réseau social jusque-là plus connu pour ses belles photos de paysages, de « food porn » ou de fashionistas en mal de reconnaissance médiatique.

Intensité et amplification en hausse

Un peu comme avec le dérèglement climatique où les ouragans sont plus violents mais pas forcément plus nombreux, les crises digitales ont connu une nette mutation en 2018. Il y a quelque temps encore, un bad buzz oscillant à 40 000 retweets déclenchait la panique à tous les étages des départements marketing et communication. Ce seuil est désormais devenu superfétatoire si l’on se réfère à trois crises digitales de l’année comme Toblerone (320 000 tweets mais sans inclure la sphère anglophone où la polémique fut encore plus virulente), American Airlines (1,9 millions de tweets francophones alors que l’histoire a d’abord démarré aux USA) et H&M (2,4 millions et une origine anglo-saxonne là aussi). Le constat de Nicolas Vanderbiest est sans appel : les pics d’intensité s’amplifient, les volumes de commentaires négatifs aussi. Sans parler de la porosité des sujets d’une communauté à l’autre.

Au chapitre des secteurs d’activités les plus touchés, les marques vestimentaires ont payé un lourd tribut réputationnel. Palme de tous les records : Dolce & Gabbana. Pour promouvoir un défilé de mode à Shanghai en novembre 2018, la marque a viralisé plusieurs petites vidéos opposant Chine et Italie de manière humoristique. Telle était censée être la campagne qui va surtout heurter les Chinois tant les clichés frôlant le racisme abondent. Dans la foulée, la top model chinoise Michaela Phuong Thanh Tranova révèle sur Instagram une conversation où Stefano Gabbana se lâche sans réserve sur la Chine. Résultat : des centaines de millions de messages indignés principalement en Chine mais qui déborderont vite des frontières tant la marque est mondialement connue.

Dans le genre mal inspiré, H&M a également marqué les esprits. En janvier 2018, la mannequin et actrice Stephanie Yeboah fait part de son étonnement outré au sujet d’un petit garçon noir qui porte un pull H&M avec le slogan « Coolest monkey in the jungle ». Rien que dans l’univers francophone, vont s’ensuivre 2,4 millions de tweets acerbes pour condamner cet amalgame aux relents racistes. En Afrique du Sud, l’affaire ira même plus loin avec des magasins de l’enseigne dévastés à Johannesburg et l’intervention manu militari de la police. Dans ce palmarès pas très reluisant, d’autres marques comme Celio, Forever 21, Balenciaga, La Redoute ou encore Aubade, viendront enrichir la saga des crises digitales.

Digitale mais potentiellement durable

Dans son observation des crises, Nicolas Vanderbiest remarque que celles-ci ont des prolongements qui durent à la différence des familiers bad buzz qui s’estompaient généralement au bout de 24/48 heures. Le premier cas est celui de Danone au Maroc qui va engendrer un boycott. Tout part d’un contexte de vie chère où les produits alimentaires deviennent de plus en plus difficiles d’accès pour la population pauvre. Or, circule au même moment une rumeur faisant état d’un projet de Danone pour augmenter ses prix locaux. Un mouvement de protestation se forme sur Facebook pour inciter au boycott des produits de Danone (ainsi que deux autres marques). Mouvement aussitôt morigéné par les autorités marocaines dont le ministre de l’Economie qui traite les activistes d’écervelés. Sans parler du directeur des Achats de Danone interpelé au salon de l’Agriculture de Meknès qui les qualifie de traîtres à la nation. La crise digitale passe alors la surmultipliée. Danone voit 50% de son chiffre d’affaires s’évaporer et perd de la marge bénéficiaire. Il faudra l’intervention en personne et sur place, du PDG Emmanuel Faber pour calmer le jeu, promettre des engagements et entamer une reconquête d’image.

L’autre cas est l’opération #DeleteFacebook initiée dans la foulée des révélations autour de l’affaire Cambridge Analytica. Sur Twitter, fleurit alors un hashtag invitant les internautes à la rébellion contre la plateforme de Mark Zuckerberg. Soutenu par une flopée de stars et de figures de la tech (Steve Wozniak entre autres), le mot d’ordre perdure par-delà les révélations et devient même un signe de ralliement à mesure que d’autres dossiers encombrants vont venir affecter la réputation de Facebook durant l’année 2018. La calculette est impitoyable au final : une capitalisation boursière qui s’effiloche à vitesse grand V et des millions d’utilisateurs qui désertent Facebook en supprimant l’appli et leur compte.

Ne pas céder aux diktats de l’immédiateté

Pour Nicolas Vanderbiest, ces cas de crise digitale parmi les 96 identifiés illustrent les changements qui caractérisaient jusqu’alors le fameux bad buzz. Ceux-ci deviennent plus imprévisibles et surtout parviennent à s’étirer dans le temps, laissant au passage des traces numériques abondantes qu’il faudra ensuite gérer du côté des mis en cause. Sans parler du fait selon Nicolas, que ces traces sont de plus en plus décontextualisées. A l’image d’un géologue qui exhume des antiquités sans toujours comprendre leur sens, certains activistes en ligne ont l’art d’aller piocher dans le passé numérique des marques, des organisations et des personnalités publiques. Pour ensuite les ressortir à charge malgré les années écoulées et les évolutions de mentalités survenues entretemps. Contrairement à ce que la pensée classique inculque, le Web social n’est pas que du temps court où l’oubli fera son œuvre. Avec la sédimentation digitale, les empreintes perdurent. Pour le meilleur ou le pire.

Autres points majeurs soulevés par Nicolas Vanderbiest : les postures traditionnelles de communication de crise sont battues en brèche. Jusqu’alors, il était de bon ton de présenter des excuses dès qu’une crise émergeait. Aujourd’hui, ce type d’attitude (encore valable dans certains cas et à condition d’assumer et prouver par la suite) peut se retourner contre l’émetteur, exacerber et amplifier la crise avec le refrain injuste du « vous voyez bien qu’il est coupable puisqu’il s’excuse ». Ce paradoxe ultime est particulièrement prépondérant dans les crises digitales. Simplement parce que les traces sont consultables par quiconque et utilisables à tout moment et hors contexte.
Face à cette mutation des crises, Nicolas Vanderbiest estime que l’heure des choix, et notamment celui de ne pas se déclarer en crise, est venue. Devant la binarisation radicale des commentaires, une marque ou une organisation devra à un instant donné assumer pleinement ses valeurs tout en mesurant évidemment les impacts potentiels mais sans forcément se sentir obligée de réagir à toute vitesse (ce qui ne veut pas dire demeurer silencieux devant une crise mais la reconnaître comme telle et si besoin, réaffirmer ses positions).

Un exemple ? Celui d’Evian peut inspirer. En juin, la célèbre eau minérale s’est retrouvée accusée de militantisme pro-gay car elle avait fait figurer un dessin d’un couple homo. Tempête digitale immédiate chez les homophobes en ligne qui réclament à la marque de retirer ses produits. Cette dernière reste fidèle à sa ligne en déclarant n’avoir « pas vocation à faire la promotion de quiconque (…) être ouverte et respectueuse de tout un chacun et représentative de la société sans barrière ». Face à la partialité et aux visions étriquées, le challenge sera de savoir faire front. La preuve ? Evian se porte toujours bien en dépit des allergiques à l’homosexualité.

Pour aller plus loin

Télécharger l’intégralité de l’étude sur le site de Saper Vedere



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