Gestion de réputation : Ikea doit vraiment réviser son mode d’emploi

Entre les juristes corporate d’Ikea et un blogueur français, c’est désormais l’amour vache. Le géant suédois de l’ameublement a menacé un fan de la marque d’un recours juridique si celui-ci ne renonçait pas à la création d’une encyclopédie en ligne baptisée Ikeapedia. Motif invoqué : cette initiative enfreint le droit d’auteur relatif à la célèbre marque jaune et bleue. Analyse d’une réaction pas très « njut, njut » à l’heure où la réputation n’est plus seulement l’affaire de l’entreprise et de ses communicants.

Dans son édition dominicale du 26 avril, le quotidien Le Parisien narre les déboires de Loïc Bréat, blogueur invétéré et surtout féru de la marque Ikea. En plus d’avoir une maison meublée et décorée à 98% par l’enseigne suédoise, il est l’initiateur depuis 2009 d’Ikeaddict, une plateforme communautaire en ligne qui rassemble tous les amateurs francophones de la marque créée par Ingvar Kamprad en 1943. En quelques années, il a réussi à mobiliser plus de 3600 inconditionnels d’Ikea sur Facebook et quasiment autant sur Pinterest. Objet de leur passion commune : échanger des trucs et astuces autour du mobilier en kit et ses célèbres modes d’emploi hiératiques et plus généralement des informations sur l’actualité de la marque. Devant ce succès, le blogueur bricolo a alors eu l’idée de lancer un site inspiré de Wikipedia et achète par conséquent l’URL correspondante : Ikeapedia.com. Mal lui en a pris aux yeux des juristes maison même si par ailleurs la filiale France d’Ikea maintient sa bienveillance envers ce fan des meubles en kit.

Ikea : Pas touche à ma marque !

Ikea - IkeaddictSon encyclopédie virtuelle ne verra probablement pas le jour. A moins qu’Ikea ne fasse prochainement machine arrière et reconsidère ses arguties juridiques, la rubrique « Ikeapedia » indiquée depuis le site Ikeaddict est aujourd’hui inaccessible. La faute à une injonction inflexible émanant du siège corporate de l’enseigne d’ameublement. Celui-ci a fait adresser un courriel de menace au blogueur pour l’enjoindre à stopper net son projet. Aux yeux de l’entreprise, l’homme détourne excessivement l’usage de la marque.

Ikea n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai en termes de rigorisme de marque. L’entreprise scandinave ferraille pareillement avec un autre site intitulé « Ikea Hackers » qui distille depuis 2006 des conseils pour recycler et réutiliser des meubles et ustensiles Ikea sous d’autres formes. Animée par une jeune Malaisienne, le site en anglais pèse encore plus lourd que celui imaginé par Loïc Bréat. La page Facebook éponyme compte à elle seule 249 000 fans à travers le monde. Sur Pinterest, on dénombre actuellement près de 12 000 abonnés tandis que le profil Twitter accueille 10 400 followers. Tous ces espaces digitaux sont régulièrement nourris avec des contenus et obtiennent des taux d’engagement et d’intérêt qui feraient pâlir de jalousie bien des communicants et marketeurs professionnels en mal de réputation numérique. Et pourtant, Ikea répugne à les voir exister !

Un rigorisme encore tenace chez les marques

Nutella Day - Keep calm logo communicationLe blogueur français a en tout cas fort peu goûté l’admonestation légale brandie par Ikea. Pour lui, il s’agit « d’une chasse aux blogueurs » (1) où « l’image sympa, jeune et décalée fait place à quelque chose de beaucoup plus mercantile ». Résultat : l’homme confesse désormais moins s’investir dans son site Ikeaddict depuis cette douche froide procédurière. L’histoire est précisément révélatrice des décalages flagrants qui persistent au sein des grandes entreprises au sujet des médias sociaux et des communautés en ligne. Nombreux sont ceux qui sont encore pétris de préceptes stratégiques de communication où tout doit être strictement régulé et verrouillé sous peine de dégainer l’arme juridique pour contraindre les récalcitrants.

Ikea n’est pas la seule marque à déraper de cette façon. En mai 2013, une blogueuse américaine avait vécu une mésaventure similaire avec l’entreprise alimentaire italienne Ferrero, propriétaire de la marque iconique de pâte aux noisettes à tartiner, Nutella. Pendant des années, elle anime passionnément un blog « Nutella Day ». En 2007, elle a même l’idée de créer un « World Nutella Day » avec une plateforme en ligne, une page Facebook et un compte Twitter où les fans du monde entier peuvent déposer des photos, des billets, des vidéos autour de leur gourmand penchant pour Nutella. Quelques années plus tard, elle aura toutes les peines du monde à convaincre le tatillon service juridique de Ferrero qu’elle ne détourne pas abusivement l’usage de la marque mais qu’au contraire, elle contribue à son rayonnement auprès des consommateurs fans. Gain de cause lui sera finalement accordé grâce à l’intervention du service marketing conscient lui de la pépite réputationnelle que le « World Nutella Day » constitue.

Une exigence des fans pourtant avérée

Ikea - Ikea HackersLes esprits excessivement cartésiens et légalistes des grandes marques vont devoir s’y faire. La marque n’est plus seulement l’affaire de celui qui la possède. Qu’il en conserve les droits de propriété intellectuelle et les usages commerciaux inhérents est une chose. En revanche, le fait d’en parler (surtout en bien et avec conviction) est devenu une pratique établie … et particulièrement appréciée des internautes. Une étude menée en 2013 par le cabinet Dimensional Research établissait par exemple que 90% des clients estiment que leur décision d’achat est influencée par les commentaires en ligne et 64% par les contenus trouvés sur les médias sociaux (2).

Très récemment, un article de la revue Influencia décryptait les éléments constituants de l’actif réputationnel d’une marque. Dans cette analyse, il ressort que 25% de la perception globale des consommateurs à l’égard d’une marque, provient du Earned Media alimenté à 75 % par les commentaires des individus. Cette observation relevée par le POE Digital, baromètre d’Havas Media réalisé avec CSA qui mesure la performance media globale des marques, souligne si besoin était que la réputation n’est plus cette chose égoïstement façonnée et contrôlée unilatéralement par quelques cerveaux corporate se voulant incontournables gardiens du temple.

Lego, l’exemple vertueux

Lego 2 - Lego IdeasUne marque aussi légendaire que Lego a d’ailleurs parfaitement saisi ce renversement de paradigme réputationnel. Chez les propriétaires des petits briques colorées, juristes et communicants n’ont pas cherché à tuer dans l’œuf les initiatives des aficionados de leurs produits. Exemple probant de cette dynamique communautaire en ligne : l’encyclopédie Brickipedia, un wiki créé par des fans en janvier 2006 qui recense tous les savoirs relatifs à la marque Lego et qui compte à l’heure actuelle près de 29 000 pages documentées !

Depuis 2011, Lego s’est au contraire pleinement investie auprès de ses fans. Elle a multiplié les actions pour contribuer à son tour à nourrir la réputation de la marque. Aujourd’hui, elle dispose d’une équipe Social Media qui compte 4 « core leaders » basés au Danemark, au Royaume-Uni, à l’île Maurice et aux USA. A ceux-ci, s’ajoutent près de 25 personnes intégrées dans les marchés locaux qui consacrent jusqu’à 75% de leur activité aux médias sociaux. Enfin, 300 salariés ont été formés via des ateliers d’une journée pour être capable de créer un post Facebook qui corresponde aux attentes de l’audience de Lego (3).

Toujours depuis 2011, Lego a même décidé de faire de ses communautés en ligne des alliés de poids. Sa plateforme « Lego Ideas » propose par exemple de recueillir des suggestions de nouveaux jeux à créer par Lego et soumises au vote des internautes. Sitôt la barre des 10 000 votes atteinte, l’idée était alors transmise aux décideurs de l’entreprise pour examiner sa faisabilité industrielle et commerciale. Avec des résultats probants puisque 8 nouvelles lignes de produits ont été lancées grâce à ce processus de crowdsourcing dont les séries « Retour vers le Futur » et « Ghostbusters ». Dans un registre similaire, Lego a mis en ligne la même année une plateforme intitulée ReBrick. L’idée consiste là aussi à solliciter l’intelligence collective autour des produits de la marque. Le site propose donc aux créateurs de modèles originaux de partager en ligne le fruit de leur imagination avec la communauté qui compte plus d’un million de fans à travers le monde. D’autres peuvent également effectuer de la curation de contenus et signaler les informations les plus intéressantes sur des conseils de montage, des idées de réalisations ou autres astuces relatives aux jeux Lego.

Njut, njut ! Changez de notice

Ikea - noticeA la lumière de ce cas d’étude, les communicants et juristes obtus doivent impérativement évoluer. Les postures bornées à la sauce Ikea ou Ferrero sont désormais obsolètes et de surcroît potentiellement germes de crise réputationnelle. Le partage n’est plus une option dans une stratégie de communication. Les fans d’une marque exigent de pouvoir contribuer au rayonnement de celle-ci même si beaucoup d’entre eux trouvent que les marques demeurent encore sourdes à cette volonté collaborative. C’est notamment ce qui ressort de l’édition 2014 du Customer Collaboration Report (4) où 50% des Américains interrogés jugent que leurs marques favorites ne s’intéressent pas à leurs idées. Parmi les marques citées comme les moins à l’écoute de leurs communautés, on trouve respectivement Walmart, Apple, McDonald’s et … Ikea !

N’en déplaise aux tenants de la communication « ceintures et bretelles » dont Ikea vient de fournir une piètre illustration, la donne a radicalement changé. Loin d’être des menaces pour la réputation d’une marque, les communautés de fans sont au contraire des atouts irréfutables. Au lieu de claquer stupidement des budgets auprès de cabinets en nettoyage de réputation, il conviendrait de réorienter ces ressources financières pour converser en priorité avec ces individus qui clament leur passion pour une marque. Qui fournira le bon mode d’emploi chez Ikea ?

Sources

– (1) – Bérangère Lepetit – « L’homme qui aimait trop Ikea » – Le Parisien – 26 avril 2015
– (2) – Daniel Burrus – « The reputation economy : are you ready ? » – Linkedin – 12 mars 2015
– (3) – Steve Prosinski – « Lego’s social media strategy excites hard-core fans, attracts new customers » – Ragan.com – 3 février 2014
– (4) – Ray King – « The Bigger the Brand, the More Likely Its Customers Feel Ignored » – Entrepreneur.com – 29 octobre 2014



2 commentaires sur “Gestion de réputation : Ikea doit vraiment réviser son mode d’emploi

  1. David Millian  - 

    Ce genre de réaction est malheureusement un classique depuis quelques années. Cela démontre au moins deux choses au sein des organisations :
    – Celui qui a le pouvoir dans ce genre de contexte = les DAJ/avocats, très souvent.
    – Cela illustre, de manière connexe, la faiblesse de la position, ou du leadership, du Dircom dans son organisation,

    Mon pari pour les prochaines années : l’évolution des mentalités + le numérique vont déconstruire, petit à petit, cette manière d’envisager les « problèmes ». Ça va être long et pénible (c’est en fait un changement culturel), mais cela conduira in fine à une redistribution du pouvoir entre les directions au sein des entreprises.

    Sinon, un autre bon exemple de réaction sensée de la part d’une marque (en 2012!) : http://www.numerama.com/magazine/23246-jack-daniel-s-prouve-qu-on-peut-defendre-une-marque-avec-civilite.html

    Merci pour ce bon papier !

    David

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci David
      Il reste en effet un long chemin à parcourir pour faire évoluer les communicants mais aussi et surtout les juristes sur la question du droit des marques à l’heure des médias sociaux. Pas encore gagné mais l’exemple de Jack Daniel’s montre qu’on peut au moins adopter une attitude moins radicale pour faire entendre certains points de vue !

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