L’effet heuristique des chiffres, ce satané piège à communication

Il suffit d’un chiffre (de préférence avec plusieurs zéros) balancé à la volée dans les médias ou sur les réseaux sociaux pour qu’une réputation se fendille et qu’une polémique enfle. Surtout lorsque les chiffres concernent des dirigeants et encore plus des politiques. Le gouvernement et le mouvement  LREM viennent d’en faire les frais récemment pour des histoires d’avions loués et de paquets de nouilles avalés à contrecœur. Si le Français nourrit depuis des décennies un fort tropisme pour l’indignation spontanée de sommes rondelettes que le quidam moyen n’aura sûrement jamais sur son compte en banque, ces péripéties doivent rappeler aux communicants que le chiffre à controverse est sans doute le pire exercice de communication à devoir gérer. Petites réflexions du moment.

Comme ses prédécesseurs à l’Elysée, Emmanuel Macron et ses équipes ont dû se confronter à la révélation médiatique d’un chiffre qui aussitôt suscite sarcasmes et attaques sur le Web social et gros titres des médias classiques. En août 2017, l’hebdomadaire Le Point avait ainsi mis à jour une facture de 26000 € de prestations de maquillage pour le Président de la République fraîchement élu. Vif tollé dans l’opinion publique qui s’agace de ces montants depuis qu’il n’y a plus le général de Gaulle pour régler ses factures d’électricité et ses timbres sur ses deniers personnels. Ces derniers temps, c’est le Premier ministre Edouard Philippe qui s’est fait épingler pour avoir fait affréter un Airbus de location à 350000 € le vol. Rebelote, la mécanique digitale et médiatique a aussitôt embrayé. Pourquoi ?

Quel est ce chiffre que je ne saurais voir ?

C’est indéniable. Un chiffre est souvent plus évocateur qu’un long discours. Plus rationnel (ou pas parfois !) aussi car il pose des jalons concrets en termes de perception et de compréhension cognitive là où les mots sont quelquefois plus sibyllins ou ambivalents à interpréter. Ce phénomène appartient à ce que les sociologues nomment l’heuristique de jugement. Il s’agit en fait d’opérations mentales intuitives et rapides de représentation d’une réalité. Elles permettent ainsi de faire l’économie d’un raisonnement ou d’une contextualisation plus poussés dans lesquels la complexité des informations, des tenants et des aboutissants requiert plus de temps à l’individu pour percevoir et comprendre une réalité forcément moins monolithique. C’est exactement ce qui s’est passé dans l’anecdote du vol Tokyo/Paris d’Edouard Philippe et la délégation qui l’accompagnait. De retour de Nouvelle-Calédonie, son Airbus appartenant à l’Armée de l’Air (comme tous les avions gouvernementaux) fait une escale technique à Tokyo. C’est à ce moment que décision est prise de louer un autre Airbus à une société privée pour rentrer plus vite en France. Tarif appliqué : 350000 €. L’autre avion, selon les journalistes qui sont restés à bord, est rentré 2 heures plus tard quasiment à vide. En soi, le chiffre de la location est certes important mais pas faramineux dans le sens où il correspond aux prix pratiqués sur le marché. Et que les dirigeants qu’ils soient d’un pays ou d’une entreprise, ont un mode de mobilité qui n’a rien à voir avec le commun des mortels du fait d’agendas blindés d’événements en tout genre.

Matignon et Premier ministre en tête n’ont pas commis pas en revanche l’erreur d’esquiver ou d’ignorer lorsque le chiffre sort dans la presse et excite les réseaux sociaux. A la radio, Edouard Philippe explique pourquoi il devait rentrer plus tôt. A l’AFP, Matignon donne des détails que (1) « la délégation du Premier ministre, composée de 60 personnes, a fait le vol Tokyo-Paris sur un vol loué pour la somme de 350.000 euros, soit 6.000 euros par personne (…) Au total, le coût des vols pour ce déplacement ministériel a coûté 30 % moins cher pour l’Etat que le dernier voyage similaire en Nouvelle-Calédonie » (Nota : celui de Manuel Valls en 2016). Problème : toutes les explications du monde n’y suffisent pas. L’opinion publique et les médias ont déjà cristallisé sur un chiffre : 350000 €. Tout simplement parce que le prisme de lecture et le biais cognitif ne sont pas les mêmes que ceux qui ont décidé de recourir à un Airbus de location. Que le voyage soit 30% moins cher que celui de Manuel Valls l’an passé et que le tarif payé est celui appliqué normalement pour ce type de prestation ne comptent plus. L’effet heuristique des 350000 € est passé par là. Or, ce montant calculé dans la tête d’un citoyen lambda (et même d’un journaliste) est vertigineux. C’est plus de 20 ans de salaire minimum en France. D’où l’immédiat sentiment corollaire qui alimente la controverse que ce gouvernement est comme les autres. Il dépense les deniers publics sans compter. Lorsque les échelles de valeurs de vos publics ne sont pas les mêmes que les vôtres, le chiffre s’avère alors un redoutable catalyseur de crise.

Il y a pourtant eu des précédents

Le problème avec ce genre de chiffre ferment de crise est qu’il peut durablement marquer une réputation et occulter par ailleurs d’autres faits soit plus importants, soit majeurs. C’est par exemple ce qui est arrivé à François Hollande du temps de son passage élyséen. Au début de son mandat, son obsession est de s’inscrire à rebours de l’image « bling-bling » de Nicolas Sarkozy et notamment des 176 millions d’euros (2) consacrés à l’aménagement du nouvel Airbus présidentiel rapidement moqué et surnommé « Air Sarko One » (en référence au Air Force One qui transporte le président des Etats-Unis). Pour cela, il a l’idée quelques jours après son élection en 2012 de prendre le Thalys pour se rendre à Bruxelles à un dîner officiel au lieu de recourir à un jet Falcon comme le faisait son prédécesseur (60 000 €). Histoire de montrer que la Présidence voyage dorénavant moins cher ! L’addition est même publiée : 5972 € : billets de train, location d’un minibus, essence et même tickets de péage compris (3). La ficelle fera assez vite plouf lorsque des journalistes y ajouteront tous les coûts additionnels liés à la sécurisation du train et du parcours emprunté par le chef de l’Etat. Pire, le PR devrait même revenir en voiture officielle car il n’y avait plus de Thalys à 3 heures du matin ! Ce qui vaudra à l’opposition l’occasion de se gausser et de parler d’amateurisme gouvernemental.

C’est d’ailleurs à cause des 350 000 € du vol d’Edouard Philippe que l’Elysée se retrouve aujourd’hui en porte-à-faux comme l’a révélé le 21 décembre le média économique La Tribune. En effet, dans le cadre du rajeunissement de la flotte aérienne présidentielle, la commande d’un nouvel Airbus présidentiel (d’une valeur estimée entre 130 et 150 millions d’euros) avait été lancée pour ce Noël. Finalement, l’annonce va être reportée pour éviter une collision de chiffres qui là encore, pourrait apparaître comme dispendieuse et inacceptable dans le corps sociétal alors que par ailleurs, des coupes budgétaires ont été opérées dans diverses prestations sociales mais aussi militaires. Or, c’est potentiellement chez ces derniers que le risque d’une nouvelle polémique peut surgir. La prise en charge budgétaire de ce nouvel avion est supportée par les armées. Les mêmes qui ont connu une passe d’armes virulente il y a quelques mois avec la présidence de la République sur le gel de 798 millions d’euros dans leur budget !

Un chiffre peut en cacher un autre

Bien que d’aucuns s’agacent de ces joutes politiciennes, médiatiques et populaires sur les chiffres en estimant qu’il s’agit d’épiphénomènes, il serait pourtant avisé d’intégrer dans la stratégie de communication l’existence de ces chiffres « boulets » qui peuvent peser et ternir des actions ô combien plus importantes mais qui passeront au second plan tant l’effet heuristique du chiffre est grand chez les médias comme chez les internautes. S’il en est un qui s’en souvient encore probablement, c’est bien François Hollande et son coiffeur attitré émargeant à 9875 euros bruts mensuels. Député de l’Aisne apparenté PS, spécialiste de la gestion des finances publiques et auteur en 2007 de L’argent caché de l’Élysée, René Dosière a constaté que cette affaire très médiatisée avait mis sous l’éteignoir la bonne gestion comptable de l’Elysée durant le quinquennat (5) : « Le budget a baissé en conséquence : 111 millions avant, 98 millions maintenant. Des efforts ont été faits et je trouve dommage que cet épisode malheureux, évidemment discutable, vienne occulter un bilan tout à fait favorable pour améliorer la rigueur dans la gestion du budget de l’Elysée. »

Tel le sparadrap qui collait en permanence à la casquette du capitaine Haddock, certains chiffres restent gravés dans la mémoire collective. A juste raison ou pas, là n’est plus la question. Ils sont devenus des marqueurs qui risquent de ressurgir en permanence. Il y a quelque temps, la déclaration d’une députée LREM avait fait également jaser. Elle se plaignait de ne plus gagner que 5000 € par mois en tant qu’élue au lieu des 8000 € qu’elle avait en tant que chef d’entreprise. Ce qui l’obligeait à manger plus souvent des pâtes. C’est typiquement le genre de comparaison totalement hors-sol qui peut durablement plomber une image et une perception. Si un récent sondage Odoxa indique que l’action d’Emmanuel Macron est majoritairement appréciée des Français, il demeure en parallèle à leurs yeux « le président des riches ». Or, qui dit riche, dit souvent chiffres. Il ne s’agit évidemment pas de faire désormais voyager tout le gouvernement sur des compagnies low-cost ou dans des baraquements de chantier. Les frais inhérents à la direction et la gestion d’un pays sont évidemment conséquents. Encore faut-il prendre conscience que les chiffres qui en découlent sont des substrats de crise s’ils sont vus uniquement depuis l’angle de vue des gouvernants.

Sources

– (1) – L. Gam – « Edouard Philippe et sa délégation se font un Tokyo-Paris pour 350.000 euros » – 20 minutes.fr – 19 décembre 2017
– (2) – Alexandre Piquard – « Air Sarko One », un avion devenu symbole du « bling-bling » présidentiel » – Le Monde – 11 novembre 2010
– (3) – « Le coût du voyage de Hollande à Bruxelles » – Le Parisien – 25 mai 2012
– (4) – Michel Cabirol – « Emmanuel Macron veut s’offrir son « Air Force One » – La Tribune – 21 décembre 2017
– (5) – Olivier Philippe-Viela – « Coiffeur de Hollande: «Cet épisode malheureux vient occulter un bilan favorable dans la gestion du budget de l’Elysée» – 20 minutes.fr – 13 juillet 2016



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