Secret des sources vs secret des affaires : Ne nous trompons pas de débat !

Un projet de directive européenne sur le renforcement du secret des entreprises contre l’espionnage industriel vient de mettre le feu aux poudres chez les journalistes. En réponse, Elise Lucet, l’emblématique chef de file du magazine « Cash Investigation » et présentatrice du JT de 13 heures sur France 2 a lancé une pétition en ligne pour dénoncer ce qu’elle considère contre une atteinte intolérable au travail d’enquête de la presse et de la protection de ses sources. Entre nécessité de préserver l’avantage concurrentiel d’une entreprise et droit absolu à l’information citoyenne, peut-on trouver un curseur équitable où les deux notions coexistent harmonieusement ?

Parce que désormais nous avons globalement tous accès à une masse inédite d’informations autrefois apanage exclusif des médias traditionnels et des initiés d’un secteur donné, l’exigence de transparence s’est peu à peu imposée comme une norme sociétale à la limite du non-négociable. Auteur du remarquable ouvrage intitulée « La démocratie des crédules », le sociologue Gérald Bronner en trace nettement le constat. Pour lui, la transparence est même devenue « l’une des revendications fondamentales de ce que j’appelle le triumvirat démocratique : chaque citoyen a le droit de savoir, de dire et de décider (…) La transparence traduit cette volonté de ramener le corps politique à l’échelle du citoyen. Mais elle entraîne du coup, la suspicion. Or, plus on doute, plus le besoin de transparence est grand. Et plus il y a de la transparence, plus il y a de doute : c’est un cercle vicieux » (1). La flambée polémique entre le secret des affaires voulu par le législateur et celui des sources défendu par la presse relève quasiment du même paradoxe. Essayons d’y voir plus clair.

Toujours plus de transparence

Secret - GrenadeS’il est une évidence que les entreprises ne peuvent plus décemment nier, c’est précisément cette appétence sociétale pour la transparence. A force de scandales et de déviances diverses accumulés ces dernières décennies par nombre d’entreprises peu regardantes, le corps citoyen a largement développé une suspicion (parfois exacerbée) à l’égard des corporations. Loin d’être une vue de l’esprit surgie d’un cerveau altermondialiste, la transparence s’impose de fait clairement comme un diapason de la société moderne. Le rapport « Workplace Trends Report » édité en janvier 2015 par le géant français du service aux entreprises Sodexo en administre une nouvelle preuve éclatante. Un des enseignements souligne notamment que les entreprises sont soumises à une pression croissante de faire montre de transparence par rapport à leurs agissements.

De surcroît, en cas de manquements avérés, ces mêmes entreprises ne sont plus seulement sous la menace des journalistes d’investigation ou des juges financiers. Aujourd’hui, un nombre de plus en plus significatif de sociétés doit faire face à son propre corps interne d’où déboulent des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden qui n’a pas hésité à livrer en pâture les inavouables secrets de la NSA et ses pratiques intrusives bafouant allègrement les règles du droit international. Il n’est nul besoin d’être grand clerc pour deviner que cette tendance est appelée à perdurer dans les années à venir. Des médias ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. En février 2015, plusieurs médias belges et français (comprenant La Libre Belgique, Le Soir, Le Monde et la RTBF) ont uni leurs forces éditoriales pour créer et mettre en ligne une plateforme sécurisée baptisée « Source Sûre ». Objectif : permettre à tout témoin interne (ou même externe) de pratiques délictueuses de partager des documents et des preuves que les journalistes se chargeront ensuite de recouper, d’approfondir et de publier le cas échéant.

Des fuites en expansion

Secret - LeaksDans le même temps et à l’heure où les informations circulent à la vitesse de l’éclair sur les réseaux, les entreprises doivent également affronter un phénomène qui connaît une vaste expansion : l’espionnage économique souvent opéré à partir d’opérations de hacking informatique extrêmement élaborées et d’une redoutable efficacité. En 2013, une entreprise européenne sur quatre (2) avouait ainsi avoir déjà été victime de vol d’informations selon un rapport de la Communauté européenne (contre 18% en 2012). Dans ce contexte sensible, il semble par conséquent logique que les corporations et les gouvernements cherchent à instaurer des parades technologiques mais également juridiques pour juguler du mieux possible ces fuites aux conséquences pouvant parfois être particulièrement dramatiques pour la survie économique d’une entité et des emplois qu’elle génère.

C’est d’ailleurs dans l’optique d’enrayer ce pillage informationnel que le ministre de l’Economie Emmanuel Macron avait introduit en janvier 2015, un texte législatif visant à muscler le dispositif de protection du secret des affaires. En dépit d’une pétition paraphée par de nombreux journalistes admettant pourtant la légitimité du combat contre le vol de données industrielles, les médias français avaient mené tambour battant une campagne incisive (et victorieuse) contre le texte en préparation. Motif invoqué : il constituait un texte quasiment attentatoire à la liberté d’information et par ricochet à la protection des lanceurs d’alerte. Actuellement, c’est exactement la même histoire qui se rejoue avec le texte de l’Union européenne qui doit être votée le 16 juin et le bras-de-fer entamé par Elise Lucet.

Ne mélangeons pas tout !

Ouverte depuis le 5 juin sur la plateforme Change.org, la pétitionSecret - Petition Elise Lucet de l’intransigeante journaliste cartonne plutôt pas mal puisque 24 heures plus tard, celle-ci affiche déjà plus de 110 000 signatures recueillies. Le ton adopté pour poser le débat est délibérément anxiogène avec ni plus ni moins la menace qu’un tel texte serait un mauvais remake de la société de surveillance orwellienne (3) : « Bientôt, les journalistes et leurs sources pourraient être attaqués en justice par les entreprises s’ils révèlent ce que ces mêmes entreprises veulent garder secret. A moins que nous ne réagissions pour défendre le travail d’enquête des journalistes et, par ricochet, l’information éclairée du citoyen. Sous couvert de lutte contre l’espionnage industriel, le législateur européen prépare une nouvelle arme de dissuasion massive contre le journalisme, le « secret des affaires », dont la définition autorise ni plus ni moins une censure inédite en Europe ». Autrement, les entreprises vont en profiter pour évacuer en catimini toutes les vilénies dont elles seraient coutumières.

Il est regrettable que le débat (pour autant crucialement nécessaire) s’égare quelque peu dans l’amalgame sensationnaliste où les entreprises vont en fin de compte devenir les rédacteurs en chef et censeurs patentés des médias de la société contemporaine. Qu’il y ait des sociétés à l’opacité comme motus operandi systématique, voire à la culture manipulatoire, est un fait irréfutable. Un géant semencier américain est notamment passé tristement « maître » dans l’art d’enfumer et d’occulter ses actes qui impactent pourtant durablement les communautés où ils opèrent. Néanmoins, il est abusif de mélanger secret des affaires et secret des sources journalistiques au motif que la liberté de la presse va être étouffée. En février 2015, trois avocats du cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer LLP avaient fort justement pointé cette tendance à l’amalgame excessif. Ils citaient notamment l’exemple des Etats-Unis qui ont adopté depuis 20 ans l’Economic Espionage Act « qui protège les secrets d’affaires ayant une valeur commerciale, non accessible au public et pour lesquelles le détenteur a pris des mesures raisonnables de confidentialité et qui institue une sanction pénale pour le vol de ces secrets » (4). Les mêmes auteurs font alors remarquer très pertinemment que ce texte n’a jamais empêché par ailleurs les lanceurs d’alerte de révéler aux médias et au grand public des dérives dont étaient coupables par ailleurs des entreprises.

Secret - Source SureIl n’en demeure pas moins qu’un indispensable travail du législateur doit se poursuivre autour de la protection du lanceur d’alerte afin que celui-ci ne soit pas dissuadé ou injustement sanctionné (sauf si ses motifs sont nettement plus troubles). Selon l’organisation Transparency International, 64% des salariés disent se taire de crainte de perdre leur travail ou de ne pas être entendu (5). Une approche équilibrée doit donc intégrer l’obligatoire protection du secret des affaires mais sans pour autant oublier un encadrement plus précis du statut de lanceur d’alerte. Un statut qui n’est d’ailleurs pas forcément contre-productif pour une entreprise. Sans sombrer dans la délation tous azimuts, un employé peut au contraire préserver la réputation de sa société en dénonçant des faits qui pourrait coûter très cher au final juridiquement et médiatiquement. Il est juste un peu décevant que des journalistes chevronnés et talentueux par ailleurs persistent à raccourcir un peu vite les données du problème et se complaire dans la bonne vieille dualité journaliste contre entreprise. Les uns ne sont pas systématiquement les ennemis des autres.

Sources

– (1) Claire Chartier – « La transparence est un mal citoyen » – L’Express – 24 avril 2013
– (2) – Camille Pettineo – « Elise Lucet en campagne contre le secret des affaires » – Libération – 5 juin 2015
– (3) – Pétition du 5 juin 2015 – « Ne laissons pas les entreprises dicter l’info – Stop à la Directive Secret des Affaires ! » – Change.org
– (4) – Emmanuel Bénard, Jérôme Philippe et Hervé Pisani – « Secret des affaires : reprenons un débat qui était mal posé » – Les Echos – 18 février 2015
– (5) – Mathieu Delahousse – « Qui veut museler les lanceurs d’alerte ? » – L’Obs – 5 février 2015



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