Web-documentaire Sweatshop : des blogueurs font bouger (un peu) la réputation de l’industrie textile

En avril 2014, Aftenposten, le plus grand quotidien d’information en Norvège, a diffusé un web-documentaire intitulé « Sweatshop » où trois jeunes blogueurs de mode furent plongés dans les coulisses de l’industrie textile au Cambodge durant un mois. Particulièrement ébranlés par cette immersion en conditions réelles, le trio de blogueurs a interpelé par la suite, le leader du prêt-à-porter mode scandinave H&M et a lancé un débat sur les réseaux sociaux. Doit-on y voir la consécration de ces influenceurs numériques tant recherchés par les marques et les agences de communication ?

Au départ, le pitch de « Sweatshop » s’apparente à une énième trame de programme de télé-réalité où des quidams sont censés vivre des expériences de vie en direct sous l’œil des caméras. Trois jeunes Norvégiens au look de gravure de mode sont en effet invités à côtoyer au Cambodge des ouvriers du textile qui confectionnent les vêtements que les fashionistas d’Europe et d’ailleurs s’arrachent sans compter. A l’arrivée, le résultat est plutôt saisissant. En 5 épisodes denses et émouvants, les trois blogueurs ont modifié en profondeur leur regard sur les circuits de la confection textile. Avec un impact qui continue çà et là aujourd’hui de faire tâche d’huile

Vers le blogueur embarqué ?

Sweatshop - appartementQui aurait pu croire que trois jeunes gens lookés à la pointe de la mode pourraient se transformer en témoins émus des conditions de travail des ouvriers cambodgiens dont les ateliers alimentent 24 heures sur 24 les étalages des enseignes textile du monde entier ?

C’est pourtant l’étonnante aventure survenue au début de 2014 à Frida Ottesen, Ludvig Hambro et Anniken Jorgensen. La vingtaine resplendissante, férus de de shopping mode, ils narrent avec passion leurs dernières découvertes sur les réseaux sociaux et pour d’aucuns, sur un blog. C’est notamment le cas d’Anniken Jorgensen qui anime un site drainant 10 000 visiteurs au quotidien et qui fédère une communauté de 117 000 abonnés sur Instagram.

C’est précisément en raison de leur poids en termes d’audience que le quotidien norvégien d’information généraliste Aftenposten a eu l’idée de les mettre au cœur d’un web-documentaire sur les usines de confection textile qui fournissent les grandes enseignes du secteur comme H&M, Mango, Zara Inditex, Primark, etc. Plutôt que de réaliser un reportage de facture classique où des journalistes s’infiltrent dans les arrière-boutiques de l’industrie textile, Aftenposten a misé sur la carte de l’expérience réelle où trois blogueurs sont envoyés sur le terrain sans réellement savoir ce qui les attend.

Une mécanique éditoriale efficace

Sweatshop - ImpactAprès le visionnage des cinq épisodes que compte le documentaire, le résultat est édifiant. Les trois jeunes gens hilares du début ont laissé place à des visages nettement plus graves. Finies les considérations de jeunesse dorée où l’ouvrier est quand même content d’avoir un travail malgré les conditions difficiles de son cadre professionnel. En un mois, les trois fashionistas ont réellement pu prendre conscience des aspects les plus sordides et inhumains de la vie quotidienne des petites mains qui cousent sans discontinuer les t-shirts, pantalons et autres accessoires que porteront ensuite les consommateurs occidentaux et asiatiques.

A cet égard, la trame éditoriale de « Sweatshop » est particulièrement bien conçue pour amener le trio à progressivement revoir leurs préjugés sur la filière textile. Après avoir brossé les portraits des jeunes gens, l’épisode 1 les emmène d’abord sur des marchés locaux de Phnom Penh où poussière et odeurs pestilentielles commencent à leur dévoiler un autre monde. Dès l’épisode 2, ils partagent le quotidien de Sokty, une ouvrière de 25 ans qui vit dans un réduit en guise d’appartement et qui ne peut jamais s’acheter les vêtements qu’elle assemble tant les prix pratiqués en magasin sont à des années-lumière de son salaire mensuel misérable de 130 €.

L’épisode 3 monte en intensité en faisant vivre aux blogueurs de longues journées de labeur où ils sont rivés derrière des machines à coudre. L’épisode 4 leur demande ensuite de se nourrir et prendre soin de leur hygiène avec seulement 9 $ en poche pour subvenir à leurs besoins, soit le montant journalier disponible pour les ouvriers du secteur textile. Le dernier épisode enfonce le clou avec notamment des témoignages de travailleurs qui leur racontent sans détours leurs conditions de vie allant parfois jusqu’à la perte d’êtres chers, faute d’avoir pu se nourrir.

Impact et débat

SweatShop - Frida InstgramAprès la diffusion en ligne du web-documentaire, les trois blogueurs ont prolongé l’expérience en interpelant le géant du textile scandinave H&M. Anniken et Frida ont été à cet égard les plus virulentes en exigeant des dirigeants de l’entreprise qu’ils s’enquièrent plus activement des conditions de travail des ouvriers de leurs sous-traitants.

H&M n’a guère tardé à répondre. Bien que toute interview soit refusée, l’enseigne a tenu à rappeler les engagements et les plans d’action déjà mis en œuvre pour faire progresser les salaires et l’environnement professionnel dans les ateliers de confection en Asie. Elle s’est même offusquée que « Sweatshop » ne reflète pas assez les efforts accomplis par la société !

Pour le réalisateur du documentaire, Joakim Kleven, l’objectif a été atteint en faisant également bouger les décideurs politiques. Au Parlement norvégien, le travail dans les usines de textile est devenu un sujet d’intérêt national et de fait, régulièrement débattu. Le film « Sweatshop » a même connu un rebond un peu inattendu en janvier 2015 lorsque l’acteur américain Ashton Kuchter a de nouveau fait écho au reportage en le partageant sur sa page Facebook, entraînant dans la foulée, de nombreuses retombées presse autour de cette initiative éditoriale peu banale.

Le blogueur est dans la place

SweatShop - Ashton KuchterMalgré la forte émotion suscitée par cette immersion brute de fonderie, la dynamique s’est quelque peu ralentie. Durant ces derniers mois, les trois jeunes Norvégiens n’ont guère été bavards pour entretenir la mobilisation. Aux visuels engagés et aux messages affirmés des semaines suivantes, se sont à nouveau substitués des clichés de mode et des selfies rigolards bien loin des visages en larmes à la conclusion du reportage. L’engagement des blogueurs n’aura été finalement qu’à l’aune du rythme séculaire de la mode où une nouveauté chasse l’autre sans que personne ne s’en émeuve particulièrement.

Il convient néanmoins de tirer un enseignement particulier de cette opération documentaire de l’Aftenposten. L’aventure vécue par les trois blogueurs n’a pas été sans répercussions auprès de leurs communautés souvent plus enclines à s’informer par leur truchement que par la lecture des médias classiques.

En ce sens, « Sweatshop » illustre très concrètement l’avènement des influenceurs en ligne. Même s’ils ne disposent pas forcément du même impact médiatique qu’un reportage d’investigation diffusé à heure de grande écoute, ils sont en revanche totalement en mesure de sensibiliser à leur façon les fans et les abonnés qui les suivent. Il n’est pas exclu dans les mois ou années à venir que ce type de démarche éditoriale se renouvelle pour attirer l’attention de l’opinion publique sur des sujets sensibles comme celui des ateliers textile dans les pays émergents. Pour les marques et les entreprises, c’est clairement la signification qu’un nouveau front communicant s’est ouvert où le blogueur ne pourra plus être seulement appréhendé à travers son pouvoir viral de prescription de produits ou de services mais aussi via sa capacité à s’émouvoir et s’impliquer sur des dossiers graves et faire bouger la réputation des organisations.

A voir par ailleurs

– Pour visionner l’intégralité des épisodes de « Sweatshop » (tous sous-titrés en anglais), vous pouvez visiter l’espace dédié sur le site d’Aftenposten



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