Note de lecture : « In the Baba » de Pierre Lescure

De Pierre Lescure, chacun sait qu’il fut l’un des piliers de l’aventure Canal + jusqu’à son éviction brutale lors de la fusion avec Vivendi. En revanche, peu connaissent la personnalité éclectique et toujours à l’affût de cet ancien journaliste, directeur de l’information à la télé et à la radio, fana compulsif de culture américaine et aujourd’hui directeur du théâtre Marigny à Paris.

C’est ce kaléidoscope professionnel que ce monstre médiatique propose de retracer sans fard, ni pudeur excessive. Pierre Lescure est une figure emblématique du paysage audiovisuel français qui m’a toujours fasciné. Par la passion qu’il sait insuffler comme patron, la vista créative qu’il a instillée dans bon nombre d’émissions mythiques comme « Les Enfants du Rock » et le goût de l’aventure disruptive dont il a notamment fait preuve en rejoignant un Canal + embryonnaire que d’aucuns donnaient déjà mort-né. Pour autant, l’homme n’a jamais été du genre à s’épancher continuellement dans les journaux, ni à s’auto-contempler à l’instar de certaines divas télévisuelles égotiques. La sortie de son autobiographie ne pouvait donc pas mieux tomber pour tenter de mieux connaître l’homme et son parcours aussi ébouriffant que superbe.

Ce que j’ai aimé

Une autobiographie ébouriffante

Loin d’être un plaidoyer pro-domo sur sa vie et son œuvre, Pierre Lescure n’élude rien des affrontements, des reniements ou des erreurs qu’il a rencontrés durant sa longue carrière. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur l’épisode le plus marquant et douloureux de sa vie professionnelle : l’éviction cinglante de la direction générale de Canal + après 18 années dédiées quasiment corps et âme à l’ascension fulgurante de la chaîne cryptée. Bien qu’il exerce aujourd’hui encore un rôle influent dans l’écosystème culturel et médiatique hexagonal (il est pressenti pour diriger une mission gouvernementale pour la création et la culture) et demeure à ce titre un homme du sérail, Pierre Lescure ne s’embarrasse pas pour autant de circonvolutions pour décrire les pairs, les collègues, les adversaires, les potes et même les femmes de sa vie qui ont croisé son chemin.

A cet égard, il est impitoyable avec son « bourreau » professionnel, Jean-Marie Messier, alors président de Vivendi avec lequel Canal + venait de fusionner sous l’impulsion de … Pierre Lescure ! A ses yeux, ce financier mégalomaniaque est pétri de « crispations égotiques, de jalousies du niveau cour de récréation, voire bac à sable ».

Pour autant, le mérite de cette autobiographie réside aussi dans la capacité que Pierre Lescure a à prendre un recul critique vis-à-vis de lui-même. Il n’hésite pas à reconnaître qu’il a pu engendrer des « déçus du lescurisme », conscient de sa propension à s’enthousiasmer vite et lever des espoirs chez les gens qu’il rencontre avant de partir soudainement vers d’autres horizons encore plus magnétiques. Autre effort de transparence notamment : l’insertion de témoignages de personnes comme Alain de Greef, Alain Chabat, Laurent Chalumeau ou encore Alex Berger qui ont côtoyé et travaillé de très près avec le n°2 puis n°1 de Canal +. Des regards amicaux mais jamais complaisants qui offrent au lecteur des visions complémentaires sur la personnalité de ce dernier.

Le nom de Lescure est intrinsèquement associé à Canal Plus

L’ouvrage montre également qu’un management original et empathique (ou du moins en dehors des canons hiérarchiques enseignés dans les grandes écoles de commerce), peut tout à fait générer des succès humains et économiques. Même si çà et là des projets échouent, d’autres en revanche naissent des mêmes idées disruptives pour aboutir à des réussites reconnues qui compensent largement le reste.

Le livre constitue par ailleurs une captivante rétrospective de l’évolution de la télévision et de la radio française depuis l’engoncée ORTF jusqu’à l’explosion de l’offre programmatique des chaînes TV et radio de ces dernières années. Avec un fil conducteur : la croissance époustouflante de Canal +, première chaîne payante cryptée en France à laquelle beaucoup prédisaient un funeste destin, et la relation quasi « filiale » qu’entretenaient Pierre Lescure et le premier président de Canal +, André Rousselet.

Ce que j’ai moins aimé

Sans doute est-ce révélateur du caractère en ébulition de Pierre Lescure qui accouche de mille idées à l’heure mais le récit a régulièrement tendance à être décousu ou à s’égarer dans des litanies de références culturelles inconnues ou oubliées sans vraiment apporter un surcroît d’intérêt à la narration. C’est particulièrement flagrant au début du livre où Pierre Lescure submerge quelque peu le lecteur avec ses passions musicales et sa flopée de rockers des sixties.

La conclusion du livre est également un peu bâclée comme si l’auteur ne pouvait se résoudre à tirer quelques enseignements définitifs du parcours hors normes d’un gamin issu d’un milieu modeste qui a su se hisser sans piston parmi les créatifs hommes de télévision et faire tourner en bourrique nombre de figures estampillées de l’establishment prétentieux dont la France regorge tellement. Sans doute, n’a-t-il pas fini de vouloir incarner le trublion à l’image du titre rigolard de son livre « In the baba » !

Les passages à ne pas manquer

L’autobiographie de Pierre Lescure n’est guère avare en bons mots et formules incisives. J’ai personnellement choisi deux passages où Pierre Lescure évoque son mode de management à l’époque de Canal +. Un mode que d’aucuns ont décrié car parfois aux antipodes des manuels de management dont les requins carriéristes et sans état d’âme se repaissent goulûment. Les phrases et constats de Lescure sont pourtant à lire et relire par quiconque exerçant une fonction managériale. L’atmosphère et la motivation des équipes y gagneraient sans nul doute en qualité et en efficacité !

« Cette « méthode » de management n’en était pas une aux yeux des tenants de la doxa et elle n’était sans doute pas parfaite. Je concède par ailleurs qu’il m’a manqué quelque chose comme 30% pour être un vrai « président ». J’ai notamment trop suivi les conseils des fameux « communicants » qui disaient « cultivez vos points forts » plutôt que « travaillez vos faiblesses ». J’aurais dû, aussi, faire preuve de plus de rigueur dans le choix et l’organisation des gestionnaires (…) Ma non-méthode a néanmoins donné des résultats et le Canal chaudron bouillonnant des années 80-90 agissait en aiguillon quand aujourd’hui il tend à reconduire les recettes éprouvées, à entériner, à consacrer. De toute façon, je me méfie des doxas »

« Alors, « patron atypique » aux marottes adulescentes qui gère ses employés comme une bande de copains, qui goûte à l’humour potache, qui fait preuve d’une décontraction pas raccord avec l’establishment français rayé de gris et florentin, rivé à l’énarchie et à la hiérarchie comme d’autres le furent à la monarchie : je sais que j’ai cette réputation mi-flatteuse, mi-moqueuse, qui sous-tend à la fois une certaine originalité et de l’immaturité. Que cet atypisme ait pu être facteur de succès tant artistique qu’économique, en a irrité plus d’un comme le galopin qui dérange le mandarin. D’avoir « réussi » sans être doloriste, sacrificiel, laborieux. En toute légèreté, en somme, ce qui équivaut en ces contrées à un crime de lèse-majesté »

Le pitch de l’éditeur

Pierre Lescure avec Sabrina Champenois – « In the baba » – Grasset – février 2012 – 384 pages – 18€

Pierre Lescure ? On pensait qu’il n’écrirait jamais ses Mémoires. Trop pressé d’aller de l’avant, pas assez nostalgique. Et pourtant, les voici. Et quelle vie ! L’enfant de Choisy, le fils de communiste, l’infatigable curieux de toute information, le zappeur de la planète fait un arrêt sur image : comment devient-on Lescure ? Comment un journaliste formé à la dure peut-il prendre les rênes de ce qui fut, à Canal +, l’invention la plus excitante du PAF ? Et si l’on est un saltimbanque, un ami des artistes, un meneur de jeu, peut-on s’improviser patron de milliers de salariés et homme de chiffres ? Quand l’édifice chancelle, qu’on part avec fracas, que ressent-on ? Les coulisses du pouvoir, la politique, les émissions cultes, les grandes figures, de Pierre Desgraupes à André Rousselet en passant par Rupert Murdoch, les vrais amis, les véritables traîtres, et même, chez un homme pudique et sensible, quelques beaux portraits de femmes dévoilées, voilà le programme. Le mystère Lescure ? Il subsiste, bien sûr, jusque dans sa manie des collections et sa générosité folle, mais au moins nous en saurons un peu plus…

Biographie de l’auteur

Pierre Lescure (photo Sipa)

Né en 1945 à Choisy-Le-Roi, petit-fils du cofondateur des Editions de Minuit, Pierre Lescure a commencé sa carrière à la radio, RTL puis RMC, avant de créer l’émission culte « Les enfants du Rock ». En 1983, il rejoint Canal + dont il prendra la présidence en 1994, pour devenir, après la fusion Vivendi-Canal-Universal, l’un des trois dirigeants du deuxième groupe de communication mondial. En 2002, Pierre Lescure est brutalement remercié par Jean-Marie Messier. Aujourd’hui, il dirige le théâtre Marigny et continue de produire et de présenter des émissions pour la radio et la télévision. En savoir plus sur Wikipedia

En complément

– Ré-écouter l’émission « Downtown » du 12 avril 2012 de France Inter
– Véronique Groussard – Interview de Pierre Rousselet TéléObs – 28 février 2012
– Interview de Pierre Lescure sur Europe 1 – 28 février 2012

Pierre Lescure : « J’ai eu du mal à passer patron » par Europe1fr



Un commentaire sur “Note de lecture : « In the Baba » de Pierre Lescure

Les commentaires sont clos.