Webjournalisme : dis-moi ce que tu lis et j’écris ce que tu veux ?

Lorsque j’étais étudiant en journalisme, on m’a copieusement (mais utilement) rabâché qu’il fallait écrire impérativement pour son lecteur. Un judicieux précepte qui semble aujourd’hui rester lettre morte dans les rédactions tellement le consensus mou et protéiforme règne trop souvent abusivement en maître au point de faire fuir le lecteur gavé de toujours retrouver la même chose partout à des prix de surcroît prohibitifs.

Avec les outils statistiques que le Web procure aux éditeurs, le lecteur revient en force et au centre des préoccupations. Objectif : dénicher la martingale éditoriale qui fera renouer durablement le lecteur et à sa suite, la publicité et les profits tout en optimisant les coûts de production de l’information. Rien de blâmable en soi sauf que ces techniques émergentes peuvent paradoxalement accentuer le conformisme éditorial ambiant si l’information est uniquement traitée comme une chaîne d’aromatisation et de remplissage de pots de yaourt.

A terme, c’est véritablement toute la pertinence de la chaîne de l’information qui risque d’en pâtir en matière de qualité des contenus, de diversité des sources, de pluralisme des opinions et de hiérarchisation des informations. Attention, terrain très glissant !

Cost-killer ou information-killer ?

Rentabiliser l’info sur le Web : un défi

Pour faire face aux coûts induits par la production de l’information, aux lecteurs déserteurs et à un marché publicitaire déprimé, la tentation des éditeurs est grande à serrer drastiquement les cordons de la bourse en important certaines méthodes de gestion des coûts en vigueur dans les grandes entreprises industrielles. Subrepticement, les rédactions sont entrées (à leur corps défendant ou pas) dans une espèce de taylorisation de l’information où le cartésien et rassurant mesurable (le nombre de lignes ou d’images produites) prend fréquemment le pas sur la si aléatoire et subjective pertinence (ou impertinence !) d’un sujet.

Face à une telle approche comptable, difficile de ne pas verser dans l’uniformité journalistique dans laquelle l’information n’est plus qu’un objet qu’on insère dans un tuyau et qu’on fait circuler le plus vite possible en croisant les doigts pour qu’il jouisse du fameux et si prisé buzz qui fera l’audience qui fera à son tour venir la pub ! L’ambiance est d’autant moins encline à la pratique d’un journalisme cousu main que les plans de licenciements se succèdent les uns aux autres, conférant encore un peu moins de moyens et de temps pour accomplir correctement le travail d’information à ceux qui ont la « chance » de rester en poste.

Ces quatre dernières années, la majorité des entreprises d’information a ainsi connu une saignée de ses effectifs. Ceux qui restent, en sont donc souvent réduits à « pisser de la copie » pour justifier les coûts qu’ils représentent et à singer les concurrents de peur de louper une information croustillante qui elle, peut plaire au lecteur et rapporter gros à l’éditeur. Pas le temps par conséquent de soigner, recouper et encore moins satisfaire l’envie de sortir des clous !

Le Zorro de la statistique est arrivé !

Stats ultra-puissantes pour cibler le lecteur

Dans cet univers médiatique si aléatoire et volatile, le Web est quasiment arrivé comme une bénédiction pour rassurer les éditeurs de contenus obsédés par la rationalisation de la production de l’information. A la différence des autres médias, le Web apporte en effet une granularité analytique assez phénoménale. Avec une précision chirurgicale bluffante, certains outils permettent de tracer les profils de navigation des internautes, d’en déterminer finement leurs centres d’intérêt prioritaires et de leur restituer ainsi d’autres contenus et services en phase avec leurs attentes initiales. De quoi ravir les mécanos du contenu qui devaient jusqu’à présent se satisfaire du doigt mouillé des tables rondes de lecteurs, des enquêtes terrain a posteriori, des analyses des ventes en kiosque pour extrapoler au mieux sur les envies de cet insaisissable lecteur.

Combinés à la multiplication des sources d’information apparues avec l’explosion des médias en ligne, on pouvait donc légitimement s’attendre à voir une information régénérée, luxuriante et diverse. En mai 2009, trois chercheurs (Franck Rébillard, Emmanuel Marty et Nikos Smyrnaios) ont pourtant suscité une douche froide en présentant les résultats de leurs travaux sur l’information en ligne lors du colloque « New Media & Information » à Athènes. De leurs observations, il ressort nettement que l’information redondante et stéréotypée prédomine grandement. Autrement dit, la variété des sujets abordés n’est pas aussi étendue qu’espérée. 80% des articles se concentrent sur 20% des sujets. De même, leur traitement emprunte la plupart du temps les mêmes angles, les mêmes faits et les mêmes témoins. Ce qui fait dire à l’avisé blogueur Narvic que c’est désormais « le règne du canon à dépêches » qui prévaut pour l’information en ligne.

Info low-cost et maxi-clics !

Concilier information et clics des lecteurs

Pour expliquer cette navrante uniformité, les auteurs de l’étude avancent l’hypothèse du journalisme « low-cost » qu’a induit Internet. Le journaliste n’y est plus forcément un enquêteur-rédacteur mais plutôt un « copiste multimédia » comme le surnomme Marie Bénilde, journaliste au Monde Diplomatique. Désormais (et hormis quelques exceptions notables comme par exemple Rue89 et Mediapart), son rôle est davantage de trouver et fournir du contenu sous diverses formes (écrites, sonores, infographiques et filmées) pour alimenter des plateformes éditoriales qui commercialisent ensuite des produits rédactionnels pour leurs supports d’information aussi bien que pour d’autres clients.

Autant dire que derrière les écrans des newsrooms, la substantifique hiérarchisation des contenus informatifs a cédé le pas à une industrialisation rampante où hyperréactivité et itération éditoriales priment. Marie Bénilde s’en désole (1) : « Les travers du journalisme en ligne apporteur d’audience se mesurent à l’aune d’une dérégulation totale du métier. (…) Comme l’atteste le défilé ininterrompu de nouvelles plus ou moins anecdotiques et de vidéos sur le site LePost.fr édité par Le Monde, la hiérarchie de l’information n’a plus cours dans un cybermonde où prime la dernière livraison inédite. « Qu’est-ce qui importe dans ce flux mécanique ? » : telle est sans doute la dernière question que le journaliste de l’ère numérique est invité à se poser ».

De fait, rivé sur son logiciel de mise en ligne, le stakhanoviste de l’information est plus obnubilé par le contenu qui fera grimper la courbe d’audience du site que par le véritable caractère informatif de ce qui est poussé sur la Toile. Le site LePost.fr est à cet égard, l’emblème parfait de cette chaudière informationnelle où brûlent sans jamais discontinuer des nouvelles hétéroclites comme autant de stimuli informationnels visant à déclencher le précieux clic chez celui qui regarde le site et capter sa curiosité boulimique. Les potins people les plus insignifiants y côtoient ainsi pêle-mêle les polémiques politiques du moment, les faits divers sordides et les citations racoleuses sans aucun souci d’éclairage, d’explication et de classification. Mais ça marche côté audience !

« Les Temps Modernes » sont en ligne

Le webjournaliste est-il appelé à vivre le même sort ?

Chacun se souvient du film « Les Temps Modernes » où Charlie Chaplin est un mécanicien happé malgré lui dans les engrenages sans fin d’une infernale machine à produire. Si l’on n’y prend garde, le journaliste d’information en ligne pourrait à son tour connaître pareil sort et devenir au final un fournisseur de salmigondis éditorial sans âme et sans autre fonction que de nourrir des colonnes de textes et de susciter du clic à tout va. Autant la connaissance du lecteur est essentielle pour alimenter un média, autant celle-ci ne doit pas déraper dans de l’information prémâchée et clefs en main où le seul objectif est de flatter les convictions et les envies plutôt que susciter la réflexion et l’ouverture d’esprit.

Pourtant, il existe une forte école de pensée éditoriale qui milite pour une adéquation parfaite entre l’offre journalistique et la demande informationnelle à l’instar de n’importe quel produit de grande consommation. Chercheur américain à l’université de Northwestern dans l’Illinois et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les médias numériques, Pablo Boczkowski est de ceux-là. Pour convaincre de la pertinence de ce modèle économico-éditorial, il utilise une métaphore (2) : « Imaginons un boulanger qui propose à la vente 60% de pains complets et 40% de pains blancs. Seuls 4 de ses clients sur 10 veulent du pain complet quand 6 sur 10 veulent du pain blanc. A la fin de la journée, certains pains demeurent invendus et des clients repartent insatisfaits ». Ce courant de pensée essaime particulièrement aux Etats-Unis. Récemment, le Nieman Journalism Lab, une sorte de think tank collaboratif émanant de la prestigieuse université de Harvard, a même publié un article manifeste au titre sans équivoque : « What the audience wants isn’t always junk journalism ».

C’est sur ce constat technico-éditorial que le célèbre portail Yahoo vient de lancer depuis le 2 juillet, son blog d’information baptisé The Upshot. Le principe repose sur un algorithme qui scanne et calcule en permanence les tendances des sujets d’actualité à partir des requêtes formulées par les internautes via le moteur de recherche du portail. A partir de là, une équipe de 8 journalistes rédige des articles qui collent à l’arithmétique identifiée par l’algorithme et qui sont ainsi censés plaire aux utilisateurs de Yahoo.

The Upshot n’est que l’avant-garde de la stratégie de contenus beaucoup plus ambitieuse que Yahoo entend probablement déployer dans les mois à venir. La société américaine a en effet acquis au printemps dernier, une start-up dénommée Associated Content. Créé en 2005 sur le modèle du crowdsourcing, le site revendique aujourd’hui plus de 350 000 pigistes occasionnels qui produisent articles, photos et vidéos sur plus de 60 000 sujets qu’ils veulent voir traités et repris ensuite dans les médias. Nul doute que ce gisement éditorial (payé semble-t-il 100 millions de dollars par Yahoo) ne demeurera pas inexploité longtemps !

Les fermiers de l’info sèment à tout vent

Associated Content suscite aujourd’hui un peu partout des émules qui définissent leur activité novatrice sous le terme de « content farming ». Un schéma récemment paru dans L’Express résume parfaitement le concept.

En Europe, il existe des sociétés similaires comme GoAdv qui fournit déjà près de 500 sites grâce à 1000 contributeurs qui sont ensuite notés en fonction du taux de lecture des articles rédigés par leurs soins. Suite101 propose quant à elle de rémunérer ses pigistes selon le taux de clics des bannières associées à l’article. Ces pionniers sont loin d’être esseulés. La presse a récemment évoqué l’intention de la société française OverBlog (dont TF1 est actionnaire à 40%) de s’appuyer sur sa communauté de 1,5 millions de blogueurs pour proposer des services similaires et alimenter des sites de contenus.

D’autres expérimentations vont encore plus loin dans la mécanisation de l’information. C’est le cas par exemple de l’hallucinant projet mené depuis 2006 par trois chercheurs du Laboratoire d’Information Intelligente (InfoLab) de l’université américaine de Northwestern dans l’Illinois. Ces spécialistes en intelligence artificielle ont mis au point un étonnant concept baptisé News At Seven. Il s’agit d’un vrai journal télévisé de quelques minutes présenté quotidiennement par une animatrice virtuelle.

Ce bulletin futuriste fonctionne grâce à un logiciel d’informations automatisées. Chaque matin, il suffit de rentrer des mots clés sur une thématique d’actualité donnée. L’outil se charge ensuite de chercher sur Internet, les contenus textuels les plus cohérents avec la requête initiale. Pour cela, il fouille et scrute les dépêches d’agence sur Yahoo, des flux RSS et des blogs. Il procède de manière identique pour récolter les images et les vidéos sur You Tube et Google Vidéo. A partir de là, les informations sont automatiquement compilées, mixées et traduites vocalement par le système pour permettre à un avatar de livrer chaque jour à 19 heures un JT à la carte, façonné d’après les mots clés tapés par le demandeur. Pour les trois chercheurs, l’idée est de pouvoir au final procurer à chaque téléspectateur abonné, un journal personnalisé et directement déposé dans le lecteur MP3.

Conclusion : Ne pas oublier l’information civique du lecteur

Ne pas oublier que le lecteur est aussi un citoyen (photo Laurent Troude)

Au départ, l’intention est louable puisqu’il s’agit de mieux cerner les attentes spécifiques d’un lecteur, de renforcer les liens avec lui en affinant la compréhension de ses centres d’intérêt et de lui diffuser en retour des informations cohérentes à ceux-ci. Appliqué à la promotion d’un produit lambda ou d’un service commercial, le principe est acceptable. Décliné sur une offre éditoriale, il devient nettement plus contestable car il conduit au fur et à mesure à « enfermer » l’internaute dans ses seuls choix et convictions. Le sociologue et chercheur au CNRS, Dominique Wolton, résume le problème ainsi (3) : « La différence fondamentale entre la télévision, la radio et Internet, c’est que vous avez dans un cas la logique de l’offre avec la prise de risque de trouver ses publics. Dans l’Internet, vous avez au contraire la logique de la demande, vous vous accrochez à ce qui vous ressemble ».

C’est un fait. Lorsque vous lisez, écoutez ou regardez un journal, vous êtes automatiquement confrontés à des propositions de reportages qui ne relèvent pas forcément de vos préoccupations premières mais que vous avez envie parfois de creuser par curiosité. Avec Internet, il est au contraire nettement plus facile de s’affranchir de cette sérendipité informative et de se focaliser uniquement sur ce qu’on aime et sur ce qu’on croit tout en évacuant tout ce qui va à rebours de ses valeurs et de ses envies. En d’autres termes, le Web permet de se construire sa réalité propre tout en expurgeant ce qui peut la brouiller ou l’ébranler.

Si d’aucuns continuent d’espérer un peu aveuglément qu’Internet consacrera un néo-journalisme débarrassé des oripeaux d’une certaine presse, ils risquent de connaître des lendemains qui déchantent et des gueules de bois rédactionnelles. Derrière cette industrialisation galopante, le journalisme, celui qui nourrit et tonifie la vie démocratique, a encore une fois tout à perdre dans cette émergence d’une information si génétiquement modifiée. Le chercheur Yannick Etienne a disséqué la réalité crue des métamorphoses journalistiques sur Internet. Il constate notamment que (4) « le journalisme n’échappe pas à la généralisation de la culture marketing et de la pensée néomanagériale (…) La rencontre de ces deux tendances donne naissance à une sous-culture hybride qui transcende les visions antagoniques des missions journalistiques (…) Aussi le journaliste doit-il satisfaire son public en anticipant sur ces « besoins » en matière d’information. Il doit s’atteler à fournir des efforts en matière de présentation de l’information afin de la rendre attractive en privilégiant l’information pratique et divertissante, utile au consommateur, au détriment de l’information « civique », utile au citoyen ». A méditer pour ne pas dire ensuite qu’on ne savait pas.

Pour en savoir plus

– Narvic – « Information en ligne : le règne du canon à dépêches » – Novövision.fr – 24 mai 2009
– Cécile Ducourtieux et Xavier Ternisien – « Quand les internautes dictent l’actualité » – Le Monde – 13 juillet 2010
– Emmanuel Paquette – « Internet : pigistes en batterie » – L’Express – 16 juin 2010
– Laura McGann – « What the audience wants isn’t always junk journalism » – Niemanlab.org – 16 juillet 2010
– Jean-Christophe Féraud – “La standardisation de l’info va-t-elle tuer le journalisme ? » – Sur mon écran radar – 26 mai 2010
– Richard MacManus – « Content Farms: Why Media, Blogs & Google Should Be Worried» – ReadWriteWeb.com – 13 décembre 2009
– Sarah Kessler – “Can Robots run news ? » – Mashable.com – 10 juillet 2010

Sources

(1) Marie Bénilde – « Journaliste ou copiste multimédia ? » – Le Monde Diplomatique – Août 2008
(2) Alice Antheaume – « Et si les journalistes n’écrivaient que ce que les lecteurs lisent ? » – Slate.fr – 4 juillet 2010
(3) Interview de Dominique Wolton – www.omegatv.tv – Novembre 2008
(4) Yannick Etienne – Le journalisme après Internet – L’Harmattan – 2008