Réseaux sociaux alternatifs & complotisme : le deplatforming est-il la solution ?

Ils ont souvent des noms qui fleurent bon la mythologie du geek libre. Ils sont le nouvel éden numérique de tout ce que compte le Web d’extrémistes, de complotistes et de charlatans radicalisés. Ils s’appellent Gab, Rumble, BitChute, CloutHub, VKontakte, Parler, Vocl ou encore Odysee et connaissent depuis quelque temps un phénoménal bond d’audience auprès de celles et ceux qui ont décidé de voir et lire le monde en version conspiration et résistance à l’ordre « mainstream » ! Derrière ces nids à infoxs, quels enjeux informationnels et réputationnels posent ces réseaux sociaux où la modération est plus que complaisante à l’égard des activistes anti-tout ?

Preuve que le filon de l’asile à conspis extrémisés fonctionne à pleins tubes, un petit nouveau vient de se lancer sur le même registre depuis le 1er juillet. Baptisée Gettr, il se présente comme « une place de marché des idées ». Son fondateur, Jason Miller, ancien assistant et porte-parole de Donald Trump, ne mâche pas ses mots. Il s’agit d’un « défi direct aux oligarques des médias sociaux de la Silicon Valley et à leur tyrannie réveillée » (1). A ce jour, Gettr a déjà conquis 500 000 adeptes et subi un piratage lors de son lancement officiel.

L’émergence du deplatforming

L’actuelle luxuriance de ces réseaux alternatifs puise sa source dans les premières opérations de bannissement opérées par Facebook, YouTube et Twitter dès 2016 (ainsi que Reddit). A l’époque, les contenus publiés par des ténors de l’extrême-droite américaine sont particulièrement virulents et débridés. A tel point que les premières sanctions tombent : éjection immédiate plus connue sous le terme anglophone de deplatforming. Motif généralement invoqué : le détenteur du compte supprimé ne respecte les termes et conditions de la plateforme dans les contenus qu’il publie (appel à la violence, haine raciale, homophobie, antisémitisme, révisionnisme, etc).

Le point d’orgue a probablement été atteint le 7 janvier 2021. A l’issue de l’invasion du Capitol à Washington par des partisans extrémistes, Donald publie une série de tweets qui remettent de l’huile sur le feu. Déjà dans le collimateur des propriétaires des grands sociaux, il est aussitôt évincé concomitamment par Twitter, Facebook, YouTube, Instagram et Reddit. Dans la foulée de Trump, d’autres figures de l’alt-right américaine et du suprémacisme vont à leur tour être réduits au silence. Autant de décisions drastiques qui par ricochet vont profiter à des plateformes jusqu’alors demeurées dans une grande confidentialité, voire qui n’existaient même pas encore.

L’asile numérique des réseaux sociaux alternatifs

Si ces noms de plateformes sont encore exotiques pour la majorité des internautes, ces dernières partagent quelques traits communs et récurrents. A peu de choses près, elles reprennent les diverses fonctionnalités que proposent depuis des années les géants du Social media. En revanche, toutes se drapent dans une promesse : la liberté absolue de parole, hormis quelques petites restrictions çà et là comme la pornographie. Dans ce climat numérique électrisé, ces acteurs deviennent de suite une aubaine pour les extrémistes, les complotistes et les radicalisés qui se font bannir régulièrement des grandes plateformes.

Le tour d’horizon de ces nouveaux foyers d’expression où la profusion de contenus est particulièrement ahurissante, fournit un éclairage intéressant sur l’orientation que suivent ces réseaux alternatifs :

– Parler n’est pas le plus ancien des alter-réseaux mais il est incontestablement celui qui a fait le plus de bruit. Lancé en août 2018 par John Matze, un entrepreneur libertarien et financé par Robert Mercer, un milliardaire ultra-conservateur, le réseau de microblogging voit le téléchargement de son application exploser à la suite de l’élection de Joe Biden en novembre 2020. Il atteint les 10 millions d’inscrits le même mois dont des figures de la fachosphère française comme Marion Maréchal, Jean Messiha ou encore Damien Rieu. Question coloration politique, la ligne est claire et tellement extrémiste que Google et Apple éjectent Parler début 2021 de leurs magasins d’applications respectifs si aucune modération n’est mise en œuvre. De son côté, Amazon Web Services suspend l’hébergement de la plateforme. Depuis février 2021, Parler est de nouveau disponible avec un nouveau PDG issu du mouvement Tea Party qui a déclaré refuser que (2) « des dizaines de millions d’Américains soient réduits au silence ». Autant dire que le fonds de commerce n’est guère prêt de changer !

– VKontakte est le réseau atypique de la bande. A l’inverse de toutes les autres qui sont nord-américaines, cette plateforme est russe. Elle a été créée en 2006 par l’informaticien Pavel Dourov (par ailleurs co-fondateur de la messagerie instantanée Telegram) en empruntant très largement son modèle à celui de Facebook. Débarqué en 2014, le fondateur est remplacé par des dirigeants proches de Vladimir Poutine. A l’orée de 2017 alors qu’il compte plus de 60 millions d’utilisateurs actifs, VKontakte commence à accueillir des leaders de l’alt-right américains (et des extrémistes de droite français comme Alain Soral, Boris Le Lay ou encore Dieudonné) qui voient leurs comptes Facebook, Twitter et YouTube fermés. Depuis, VKontakte ne cesse d’engranger de nouvelles troupes, notamment du côté des Gilets Jaunes et des antivaccins en France.

– Rumble a été fondé par l’entrepreneur canadien Chris Pavlovski en 2013. Ce clone de YouTube a longtemps vivoté avec d’inoffensives vidéos faites maison d’enfants, de chats et de chutes drainant 1 million de visiteurs par mois. Or, depuis 2020, la plateforme qui prohibe par ailleurs le racisme et l’antisémitisme, est devenu le refuge préféré des covido-sceptiques, des théoriciens du complot et autres décrypteurs de la cosmogonie. Dernière recrue en date : Donald Trump qui a ouvert un compte en juin 2021 avec une première vidéo visionnée 4000 fois (3)

– Odysee se positionne également sur le segment vidéo en proposant l’hébergement de contenus vidéos. Lancée en septembre 2020 par l’entrepreneur libertarien Jeremy Kauffman, cette plateforme est en fait la nouvelle mouture d’une autre existante depuis 2016 appelée LBRY. Outre une charte d’utilisation très laxiste, Odysee séduit conspirationnistes et extrémistes de droite par un atout technologique. Le contenu publié n’est pas spécifique à un serveur mais répliqué chez l’ensemble des utilisateurs. Autrement dit, seul le créateur du dit contenu est en mesure de supprimer ou bloquer. En France, c’est chez Odysee que le documentaire complotiste « Hold-Up » s’est réfugié après s’être fait déréférencer sur la plateforme Vimeo.

Capture Vincerolf blog

– BitChute s’inspire de la même philosophie alternative que Rumble et Odysee. Elle a été lancée en janvier 2017 par un ingénieur, Ray Vahey qui justifie ainsi sa création (4) : « L’idée nous est venue en voyant l’augmentation de la censure ces dernières années sur les plateformes média ». Technologiquement, le site revendique la capacité à contourner les filtres de Google. Résultat : il dispose d’à peu près le même type de population que ses congénères cités précédemment.

– CloutHub qui a vu le jour en 2019, a d’emblée affiché un profil militant en se voulant le réceptacle de causes sociales, civiques et politiques. Il faut dire que son fondateur est plutôt quelqu’un de remuant. Jeff Brain a été un sécessionniste engagé dans la Silicon Valley il y a une vingtaine d’années. Le site a vite accueilli quantité de profils très conservateurs bien que Jeff Brain se défende de vouloir constituer une communauté de pensée monolithique.

– Gab a été ouvert en août 2016 mais a très vite endossé une réputation sulfureuse. Fonctionnant sur logiciel libre, il est suspecté d’attirer les mouvances néo-nazies et antisémites bien que son fondateur Andrew Torba réfute n’être qu’un Twitter pour racistes. Actuellement, il n’en demeure pas moins que ce réseau recrute les mêmes adeptes que l’on peut croiser sur Parler.

– Vocl est venu enrichir la galaxie des refuges conspirationnistes en mars 2021. Son fondateur, Mike Lindell, est un fervent supporter de Donald Trump. Pour autant, il se défend de vouloir être une réplique de Gab et Parler mais un croisement de Twitter et YouTube disposant d’un hébergement informatique autonome. Pour le moment, Vocl n’a pas encore marqué les esprits mais une chose est acquise : les anti-systèmes patentés n’ont désormais que l’embarras du choix pour s’exprimer sans craindre les foudres du « deplatforming ».

Deplatforming : risque ou nécessité ?

Le débat fait rage depuis que les grandes plateformes ont procédé à de multiples fermetures de comptes extrémistes et complotistes. Pour d’aucuns, il s’agit là d’un véritable abus fait à la liberté d’expression par des entreprises privées qui choisissent en fin de compte qui peut figurer sur leurs réseaux ou pas. De fait, la question mérite en effet d’être discutée car c’est laisser bien grande latitude à Facebook et consorts que de pratiquer la technique du deplatforming. Néanmoins et à défaut de disposer de meilleure solution dans l’immédiat, peut-on pour autant laisser proliférer des contenus suintant la haine, la paranoïa et la déformation de la réalité au profit d’aboyeurs de tous horizons ?

Maître de conférences à l’Université de Paris et spécialiste des cultures numériques, Tristan Mendès-France connaît particulièrement bien les contenus extrémistes, haineux et complotistes qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il en fait même parfois les frais sur Twitter où les haters l’attaquent souvent. Or, il rappelle que Facebook et consorts ont précisément permis à ces derniers de jouir d’une exposition médiatique qu’ils n’auraient jamais pu obtenir seuls (5) : « Ces plateformes leur permettent d’avoir une viralité et une audience gigantesques, qui vont bien au-delà de la réalité de ce qu’ils représentent dans l’espace social. Ça permet à des groupuscules extrémistes de bénéficier de ce qu’on appelle l’accélération algorithmique et d’atteindre un auditoire qu’ils n’auraient jamais atteint s’ils avaient un simple blogue ».

Illustration Sophie Leclerc

Une chute d’audience indéniable

Dans ce contexte, le deplatforming est-il donc une arme efficace face à ces cohortes de discours toxiques et fallacieux qui parviennent à revivre sur d’autres réseaux ? En 2018, l’un des ténors de l’extrême-droite américaine, Alex Jones, avait été expulsé de Facebook puis de YouTube. A l’époque, il avait fanfaronné en déclarant que ce n’était qu’un coup d’épée dans l’eau. Or, un long article du New York Times est venu contredire l’extrémiste bravache. Le nombre de visites sur son site web et le nombre de vidéos visionnées ont chuté de près de 50 % après qu’il a été banni (6).

Même si les activistes rebondissent aussitôt sur les plateformes alternatives pour maintenir le lien avec leurs communautés, il n’en demeure pas moins que c’est un impact significatif qui est porté sur la courbe de leur audience. Les abonnés d’une plateforme ne suivent pas automatiquement la figure de proue déchue sur un autre espace numérique. Ensuite, le référencement de leurs contenus (et donc potentiellement leur portée auprès des publics visés) s’en trouve également réduit. En juin 2021, deux chercheurs, Adrian Rauchfleisch de la National Taiwan University et Jonas Kaiser d’Harvard University ont publié les résultats de leurs travaux pour mesurer l’impact sur 11 198 chaînes YouTube qui avaient été retirées entre 2018 et 2019. Concernant les sites extrémistes, ils ont notamment constaté que seulement 20% renaissaient sur la plateforme BitChute. Les autres disparaissaient purement et simplement. Le désherbage numérique a donc des vertus même s’il peut être fastidieux et surtout sans fin.

Un combat sans fin ?

Pour les « déplateformisés », la réduction au silence a néanmoins des effets collatéraux. Bien qu’ils tentent de se victimiser en ayant été éjectés d’une grande plateforme et de surfer sur celle-ci, ils ont vite conscience que leur capacité d’audience se restreint comme peau de chagrin. Avec une conséquence observée par d’autres chercheurs : leurs contenus ont tendance à devenir encore plus excessifs et toxiques pour ceux qui continuent à s’exprimer. C’est en tout cas l’une des conclusions d’une étude de l’iDRAMA Lab dévoilée en juin 2021. Sur Twitter, 59% des comptes supprimés par la plateforme ont alors créé un profil sur Gab (7). Ils se mettent alors à publier de manière plus compulsive et plus agressive comme s’il s’agissait quelque part de compenser la perte d’influence enregistrée en étant exclu de Twitter.

Pour autant, le deplatforming ne doit pas être la seul arme utilisée dans ce combat contre la désinformation et les manipulations extrémistes. Sur le long terme, l’éducation à l’information, à la prise de recul et à l’analyse critique demeure plus que jamais primordiale à l’heure où un contenu néfaste circule vite et imprègne parfois tout aussi vite. Sur ce plan, et ceci malgré des initiatives remarquables enclenchées ça et là, l’ampleur des efforts pêche encore. L’abaissement du niveau culturel comme du seuil de vigilance est un problème majeur où les truqueurs radicalisés s’engouffrent avec délice pour titiller les peurs, les colères et les ignorances. Si cette bataille n’est pas entreprise plus virulemment et durablement, il est fort à craindre que le nettoyage des infoxs ressemblera alors à un terrible tonneau des Danaïdes.

L’autre question cruciale majeur (et pour l’instant sans réelle réponse) est le monitoring de ces réseaux alternatifs. A l’heure actuelle, aucune solution logicielle n’est en mesure d’auditer, cartographier et détecter les signaux faibles et les tendances qui s’y forment. Même si les audiences y sont moins conséquentes que sur les plateformes traditionnelles, il y a des mouvements de fond qui échappent à la lecture. Cette extension du Dark Social constitue un véritable enjeu pour la veille informationnelle et réputationnelle. Ce sont aussi dans ces nids digitaux que se forment les prochaines fake news. Là aussi, il est fort à parier que cet écosystème va devoir être observé de plus près pour être en mesure de court-circuiter la toxicité complotiste et extrémiste.

Sources

– (1) – « La plate-forme de médias sociaux liée à Trump Gettr piratée le jour du lancement » – News.Chastin.com – 5 juillet 2021
– (2) – « Le réseau social Parler annonce son retour en ligne » – Les Echos – 15 février 2021 –
– (3) – « Trump crée un compte sur la plate-forme vidéo Rumble » – Data News/Le Vif.be – 28 juin 2021
– (4) – Emmanuel Ghesquier – « BitChute: un concurrent de YouTube basé sur BitTorrent » – Presse Citron – 31 janvier 2017
– (5) – Nicholas de Rosa – « Bannir les extrémistes et les conspirationnistes des réseaux sociaux, à quoi bon ? » – Radio Canada – 19 novembre 2020
– (6) – « Alex Jones Said Bans Would Strengthen Him. He Was Wrong. » – New York Times – 4 septembre 2018
– (7) – Chris Kocher – « Study shows users banned from social platforms go elsewhere with increased toxicity » – BingUNews – 20 juillet 2021


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2 commentaires sur “Réseaux sociaux alternatifs & complotisme : le deplatforming est-il la solution ?

  1. Jpgilles  - 

    Une relecture s’impose avant de publier. Si l’article est intéressant, les mots manquants et les fautes de grammaire récurrentes témoignent d’un manque de considération pour les lecteurs et de professionnalisme assez confondants…

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