Communication & stratégie RP : Faut-il continuer d’intégrer les médias Bolloré dans les plans média des marques et des entreprises ?

L’Arcom a tranché ce 24 juillet. Deux chaînes de la TNT ne se verront pas réattribuer leurs fréquences de diffusion. Les deux évincées sont NRJ 12 (du groupe éponyme) et C8 (appartenant à la galaxie des médias détenus par Vincent Bolloré). Bien qu’amputé d’une chaîne où l’animateur Cyril Hanouna faisait régulièrement exploser les compteurs de l’audimat et donnait libre cours à ses dérapages populistes, le milliardaire breton continue de disposer d’un triptyque média puissant composé de la chaîne CNews, de la station radio Europe 1 et du quotidien dominical Le Journal du Dimanche où la droite conservatrice, l’extrême-droite notabilisée ou radicalisée peuvent toujours s’épancher au mépris du pluralisme et de l’information fiable. Dès lors, une question cruciale se pose : un communicant doit-il encore considérer ces médias comme des vecteurs d’expression pertinents ?

Au regard des récentes auditions musclées entre les représentants de l’Arcom, l’autorité de tutelle des médias audio-télévisuels, et les dirigeants de Canal + venus plaider la cause de CNews et C8 pour que ces dernières obtiennent la reconduction de leurs fréquences de diffusion sur la TNT, il était fort à parier que les dites chaînes sur la sellette depuis un certain temps (pour quantité d’entorses caractérisées au cahier des charges imposé initialement par l’Arcom), sentent le vent du boulet. La sentence est effectivement tombée. C8 va s’effacer dès le 1er janvier 2025 tandis que CNews, forte de son leadership d’audience sur le créneau des chaînes tout-info, poursuit l’aventure. Non sans avertissement de la part de l’Arcom.

A l’extrême-droite, les cris d’orfraie n’ont évidemment pas manqué pour s’insurger contre cette décision et crier à la censure, au terrorisme intellectuel et à l’atteinte de la liberté d’expression. A gauche, nombre de voix se sont au contraire réjouit de l’éviction de C8. Cette recomposition inédite de l’échiquier de la TNT ne doit pour autant pas occulter ce qu’est le véritable projet éditorial de l’empire Bolloré et les interrogations qu’il soulève en termes de relations presse pour les marques et les entreprises. Petit récapitulatif et rembobinage de faits à garder à l’esprit.

Aux origines du rouleau compresseur : La Sainte-Trinité bolloréenne

Depuis qu’il a mis la main sur Itélé en 2016 après une grève homérique de la rédaction puis des départs tous azimuts, Vincent Bolloré a de moins en moins estompé ses ambitions envers la machine de guerre médiatique qu’il a décidé de se façonner. Les médias qui tombent dans son escarcelle, doivent se mettre aussitôt au garde-à-vous et au service exclusif du combat civilisationnel du breton cathodique ultra-conservateur. Il n’est certes pas le premier patron à investir dans des titres de presse pour défendre ses intérêts. L’histoire des médias français regorge d’hommes d’affaires et d’entrepreneurs qui achetaient ou créaient des titres dès le 19ème siècle pour faire entendre leurs voix dans le débat public et influencer les décideurs politiques.

En revanche, jamais un industriel français n’avait réussi jusque-là à bâtir un puissant groupe de presse à coups de rachats et de transformations radicales pour peser sur l’opinion publique et promouvoir la croisade idéologique de la Sainte-Trinité bolloréenne qui se résume en trois mots : sécurité, immigration, identité. Ne pas comprendre cette génétique éditoriale est assurément passer à côté de l’essence même des médias qu’acquiert et transmute au fil du temps Vincent Bolloré (avec quelques exceptions notables comme les titres de Prisma Média).

A tel point qu’est apparue l’expression « bollorisation des médias » pour décrire cette volonté farouche de porter le fer d’un souverainisme catholique intégriste où la France serait exclusivement blanche et délivrée des faits divers commis par « l’estranger ».  Une bollorisation qui a eu tôt fait par ailleurs de déteindre sur d’autres médias périphériques comme le magazine hebdomadaire Valeurs Actuelles qui a accumulé les couvertures hargneuses et sécuritaires ou encore le vénérable quotidien de droite Le Figaro où des plumes influentes comme Alexis Brézet et Ivan Rioufol se sont lâchées comme jamais au grand agacement d’une partie non-négligeable de la rédaction.

CNews, le navire amiral

C’est sur les ruines fumantes d’Itélé que CNews a pris le relais en février 2017. Disponible sur le canal 16 de la TNT, juste à côté de son concurrent honni BFMTV, la chaine va véritablement décoller deux ans plus tard sous l’impulsion d’une émission intitulée « Face à l’info ». Animée par la journaliste Christine Kelly, elle sert surtout de tremplin magistral pour son invité quasi permanent : Eric Zemmour, trop ravi de pouvoir dévider en permanence sa fantasmagorie d’une France où le pétainisme serait revenu en odeur de sainteté, la protégeant ainsi contre l’hydre virtuelle du « grand remplacement » que l’islam chercherait à imposer. Les procès, les condamnations et les amendes commencent alors à pleuvoir. Qu’importe, le navire amiral de Bolloré trace son sillage imperturbable d’autant plus que les audiences sont au rendez-vous et qu’elles viennent titiller l’hégémonie de BFMTV.

Même si Eric Zemmour a « quitté » depuis les plateaux de CNews pour le combat politique, l’équation anxiogène a continué de perdurer. A n’importe quelle heure du jour et de la soirée, regarder une émission de CNews, c’est assurément voir des chroniqueurs incarnant toute la palette de la droite dure et conservatrice déblatérer sans cesse sur les agressions et les meurtres, de préférence lorsque le supposé coupable porte un prénom exotique et a des origines autres que le terroir franchouillard. Quant aux journalistes censés équilibrer la ligne éditoriale, ils sont surtout eux-mêmes des colporteurs et des serveurs de plats bienveillants.

Une formule finalement gagnante puisqu’en décembre 2023, CNews devient première chaîne d’information en France malgré les fake news propagées, malgré les soupçons d’ingérence éditoriale de la Russie, malgré la présence accrue d’invités antivax, conspirationnistes et climatosceptiques, etc. Sans parler de l’inénarrable Pascal Praud qui tel un bistrotier un peu beauf et sec en neurones, débite quotidiennement son homélie verbeuse d’une France qui sent bon la naphtaline et le catholicisme dans son pire visage.

Illustration Justine Vernier/Mediapart

Le bonnet d’âne C8 paie les pots cassés ?

Dans cet arsenal média qui ne cesse de s’étendre avec notamment l’arrivée du Journal du Dimanche en juin 2023 et la reprise en main de la radio Europe 1 un an plus tôt, il est une chaîne, jusqu’alors confidentielle, qui va largement contribuer à augmenter la puissance de feu médiatique de Vincent Bolloré. Grâce à un animateur qui y végétait depuis 2012, accumulant les échecs d’audience avec une régularité de métronome implacable. En 2013, Cyril Hanouna lance « Touche pas à mon poste » (TPMP) qui va vite changer la donne. Au tout début, le programme vivote tranquillement se contentant de parler des potins du show-biz sur un ton potache et léger. En 2016, Hanouna change de braquet. Vincent Bolloré lui accorde une vertigineuse obole de 250 millions d’euros sur 5 ans pour rester sur C8 et muscler TPMP.

La marque de fabrique populiste d’Hanouna est lancée en 2017 avec rapidement une première amende du CSA (futur Arcom) de 3 millions d’euros infligée au trublion servile pour un canular homophobe. Là encore, c’est pourtant un chèque en blanc éditorial qui est sciemment accordé à Cyril Hanouna que sa direction générale défend systématiquement contre vents et marées en dépit des dérapages de plus en plus graves. Lors des auditions de l’Arcom en juillet 2024, un représentant du régulateur a pourtant pointé le fait que jamais dans l’histoire de la télévision française, une chaîne TV n’avait autant écopé de mises en garde (16), de mises en demeure (7) et de sanctions pécuniaires (9) pour un montant total de 7,6 millions d’euros en huit ans (1). Avec une accélération très nette ces quatre dernières années où Hanouna compte un florilège incroyable de fake news, d’invités usurpateurs et/ou conspirationnistes mais aussi une vaste tribune accordée sur TPMP quelques mois avant les élections européennes du 9 juin 2024 aux représentants du Rassemblement national, de Reconquête et de la frange dure des Républicains. Devant pareil constat, il n’est guère étonnant que C8 se soit vu indiquer la sortie du bouquet TNT.

Un modèle déficitaire assumé

Bien que les thuriféraires des « hanounaseries » hurlent au scandale et au musèlement de C8, il est fort probable qu’un autre critère a lourdement pesé dans le trébuchet de l’Arcom : celui des déficits.  Depuis sa création en 2005, C8 a cumulé des pertes records qui s’établissent à 736 millions d’euros au total (2). Pire, les huit dernières années d’exploitation de la chaîne comptent même pour la moitié des pertes avec 368 millions d’euros et des revenus publicitaires qui n’ont cessé de s’éroder malgré les cartons d’audience de TPMP. Dans cette gabegie, il faut aussi rappeler l’intense travail du collectif Sleeping Giants qui s’est attaqué à TPMP en incitant les marques à retirer leurs publicités de l’émission, en raison de son contenu jugé toxique et controversé, impactant ainsi encore un peu plus le chiffre d’affaires de C8. N’importe quel chef d’entreprise censé et raisonnable aurait donc pris la décision de stopper l’hémorragie et mettre la clé sous la porte.

Pas chez Vincent Bolloré ! D’ailleurs, un autre composant phare de son armada est également en délicatesse financière. Il s’agit du Journal du Dimanche. Depuis que le très droitier Geoffroy Lejeune a été bombardé à la tête du quotidien dominical en juin 2023, ce dernier a vu ses comptes bien plombés pour l’année 2023. Certes, la grève de 6 semaines (et autant de numéros non parus) a fait mal à la trésorerie (ainsi que les indemnités de départ versées à 95% de la rédaction ayant choisi de partir en invoquant la clause de conscience). Sauf que sur le front des ventes, celui qu’Arnaud Lagardère avait qualifié de « talent brut du journalisme » n’a pas su augmenter les ventes. Celles-ci sont de 17 % inférieures à celles enregistrées sur les cinq premiers mois de 2023 (42 592 exemplaires en moyenne contre 53 209). Sans oublier des revenus publicitaires qui ont aussi fondu (3), les annonceurs étant plus hésitants pour associer leurs marques à un journal devenu un outil de propagande d’extrême-droite.

Harcèlement, fake news, militantisme … Tous les coups sont permis

Ce détachement des contingences financières souligne si besoin était, que le but poursuivi par Vincent Bolloré n’est pas tant de rendre rentable des médias mais bien de s’en servir comme courroies de transmission au service de son projet idéologique. De l’argent, il n’en manque absolument pas grâce à toutes les autres entités industrielles qu’il détient et aux coups boursiers qu’il réalise pour accroître ses revenus comme l’actuel projet de scission de Vivendi en quatre sociétés qui seraient cotées sur quatre marchés boursiers différents.

Le carburant des médias Bolloré est clairement celui des idées que l’homme d’affaires breton veut voir arriver un jour au pouvoir. Un exemple probant de cette machinerie éditoriale totalement et délibérément orientée, est la façon dont le trio infernal de CNews, Europe 1 et le JDD s’est mis en ordre de marche pour soutenir les candidats du Rassemblement national lors des législatives de 2024. L’animatrice Sophie Davant en sait quelque chose. Elle qui animait une émission quotidienne de divertissement de 16 à 18 heures sur Europe 1, s’est vu gentiment prier de débarrasser le plancher pour les deux dernières semaines de juin. Histoire de faire place nette à une émission de débats en direct sur les législatives animée par … Cyril Hanouna. Laquelle va vite s’avérer être un grand défouloir « free-style » contre les adversaires politiques du Rassemblement national. Le journal Le Monde a analysé les quinze heures d’enregistrement. Outre la sur-représentation patente de l’extrême-droite chez les invités, le quotidien a également noté que les versions replay des émissions ont été discrètement caviardées de plus de dix minutes, la faute à des propos pouvant légalement relever de la diffamation.

Plus grave encore est la propagation d’une fake news par le JDD à vingt-quatre heures du 2ème tour des élections législatives pour tenter de faire basculer des électeurs en faveur du Rassemblement national. Le vendredi soir, un article est ainsi mis en ligne sur le site du journal. Il affirme que « le gouvernement s’apprête à suspendre la loi “immigration” » tout en spéculant sur la publication d’un décret destiné à appliquer une disposition de la loi « immigration ». Le tuyau frelaté est repris de concert sur Europe 1 et CNews avant que le premier Ministre, Gabriel Attal dément formellement que ce n’est nullement l’intention du gouvernement en sursis. L’article douteux ne sera toutefois amendé que le samedi dans l’après-midi (4).

Jusqu’où les dérives ?

La question qui se pose aujourd’hui est cruciale. Jusqu’où vont aller les médias affidés de Vincent Bolloré ? On les sait particulièrement chatouilleux et même allergiques aux critiques que nombre d’acteurs leur adressent à juste titre. Leur défense procède toujours avec la même litanie : « Nous incarnons la liberté d’expression. Nous ne sommes pas la bien-pensance. Nous toucher ou nous contraindre relève de la censure et de la magouille politique ». En gros, circulez et laissez-nous opérer comme bon nous semble ! Cette attitude de déni a d’ailleurs été celle adoptée par les dirigeants de Canal + lors de leurs auditions devant l’Arcom.

Or, à regarder, lire et écouter le trio infernal, il est assez stupéfiant de constater que les propos tenus sont véritablement de plus en plus en « open bar » et sans filtre. Sans parler de l’absence flagrante de la représentativité de l’échiquier politique chez ces trois médias. Où est par conséquent la liberté d’expression alors même que figure dans le cahier des charges de la TNT imposé à CNews de tout mettre en œuvre pour assurer précisément cette représentativité et avoir ainsi le droit de bénéficier gratuitement d’une fréquence de diffusion qui est un bien public (faut-il le rappeler). Pourtant, nul correctif n’est observé ces jours-ci. Il y a toujours la même ribambelle de chroniqueurs dont il est d’une aisance déconcertante à deviner leurs inclinaisons politiques convergentes même s’ils n’ont pas d’étiquette partisane ou d’affiliation à un parti de la droite « hardcore ».

Critiquer CNews peut même vous exposer à des opérations de rétorsion. L’ONG Reporters Sans Frontières en a fait l’expérience. Cette dernière s’est beaucoup mobilisé pour que CNews incurve sa politique éditoriale et fasse plus de place aux opinions autres que celles de l’extrême-droite. Visiblement, ce fut perçu comme une crime de lèse-majesté pour la galaxie Bolloré comme l’a découvert l’ONG après une longue investigation (voir les liens en fin d’article). Il s’avère en effet qu’une agence de communication, Progressif Media, a animé des comptes faux-nez sur X/Twitter pour organiser des campagnes massives de publicité dissimulée au bénéfice de CNews et de dénigrement des médias concurrents. Avec à la clé, un faux site Web reprenant les attributs visuels de RSF pour répandre des propos fallacieux et apocryphes. Or, qui détient des parts dans le capital de cette agence ? Le groupe Vivendi (donc Vincent Bolloré).

Que faire nous les communicants ?

Face au dévoiement caractérisé des principes cardinaux du journalisme par cette clique, j’ose penser que les communicants se doivent de réagir. Il n’est pas possible de continuer à travailler avec des médias dont l’activité essentielle consiste à instiller en permanence des idées de haine et de division tout en prônant hypocritement et abusivement qu’ils exercent leur liberté d’expression. A la différence du « Free Speech » américain où effectivement le propos d’un nazi est tout autant garanti que celui d’un pacifiste ou d’un anti-raciste, la France dispose d’un arsenal judiciaire nettement plus contraignant et c’est tant mieux. Aujourd’hui, l’Arcom a envoyé à mon sens, un rappel à l’ordre en ne reconduisant pas l’autorisation d’émettre sur la TNT pour C8. Ce qui au passage, ne l’empêchera pas de continuer à diffuser sur Internet et à être présente dans différents bouquets de contenus des boxs des opérateurs. De même pour Hanouna, il est fort probable que cet attiseur de haine sera soigneusement parachuté dans une bonne case télévisuelle de CNews, voire Canal + en clair ou encore CStar. Néanmoins, cela reste un coup d’arrêt.

Pour autant, il ne faut pas se leurrer. Au regard de ce que ce long billet s’est efforcé de rappeler, peu de choses semblent calmer les ardeurs idéologiques des médias Bolloré. Par conséquent, il est de notre devoir de cesser d’inclure dans nos stratégies médias, des entités comme Europe 1, le JDD, CNews et toute autre média véhiculant des dogmes mortifères, xénophobes et anti-démocratiques. A quelques rares exceptions près, les journalistes collaborant à ces titres vérolent de surcroît les fondamentaux de la profession. A ce titre, ils méritent qu’on ne s’intéresse plus à eux pour éviter de devenir les receleurs d’une idéologie nauséabonde qui historiquement a causé tant de drames et de heurts.

Sources

A lire en complément

Les deux enquêtes de RSF sur les agissements de l’agence Progressif Media

Autres articles de fond pour comprendre la mécanique Bolloré dans les médias



2 commentaires sur “Communication & stratégie RP : Faut-il continuer d’intégrer les médias Bolloré dans les plans média des marques et des entreprises ?

  1. Vincent  - 

    Bonne analyse! Je suis 100% en ligne avec votre dernière phrase : « A ce titre, ils méritent qu’on ne s’intéresse plus à eux »

    Je suis frappé de la pub faite à Pascal Praud. On ne parle que lui, y compris chez ses concurrents : France Inter, « C’est à vous », RTL (P.Caverivière) ou même TF1 (N.Canteloup).

    L’ignorer me semble une meilleure approche que le dénoncer. C’est la base du marketing, ne pas dénigrer la concurrence mais parler de ses points forts.

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci pour votre message. Il est vrai qu’on parle beaucoup de Praud. Malheureusement, c’est une tête d’affiche de CNews (ainsi que JDD et Europe 1). Donc difficile de ne pas en parler lorsqu’il dérape. Plus les gens sauront qui est véritablement ce personnage et son faible niveau journalistique, plus ils se détourneront. Enfin j’espère !

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