Note de lecture : Un si petit Monde d’Odile Benyahia-Kouider

Il existe des livres impossibles à refermer tellement la trame est captivante. Bien que l’ouvrage d’Odile Benyahia-Kouider, journaliste au Nouvel Observateur, soit avant tout une enquête fouillée sur les coulisses du rachat du quotidien Le Monde par le trio Bergé – Niel – Pigasse, le récit est absolument emballant et se dévore comme un roman mondain très balzacien.

Il emmène le lecteur au cœur d’un feuilleton haletant qui pourrait tout à fait faire l’objet d’une future adaptation cinématographique tant le scénario mêle idéalement les ingrédients de la parfaite saga romanesque : des egos ambitieux, des trahisons opportunistes, des jeux d’influence aléatoires et des personnages influents et hauts en couleurs. Pour qui veut comprendre ce virage majeur de l’histoire du Monde (et en filigrane l’ADN de la presse française), ce bouquin est un must à lire impérativement.

Ce que j’ai aimé

Une saga riche en rebondissements et coups fourrés !

D’un dossier aux multiples rouages complexes, Odile Benyahia-Kouider a réussi à narrer de manière très vivante et percutante, la bataille sans merci qui a opposé d’un côté un étonnant trio (l’ex-patron d’Yves Saint-Laurent, Pierre Bergé, un financier à la sensibilité de gauche de la banque d’affaires Lazard, Matthieu Pigasse, et le trublion des télécoms avec Free, Xavier Niel) et de l’autre, un attelage brinquebalant tiré par le célèbre patron de presse Claude Perdriel (qui détient notamment le Nouvel Observateur, Challenges ou encore Sciences & Vie) et son ex-bras droit Denis Olivennes  autour desquels gravitent le groupe de presse espagnol Prisa et l’opérateur télécoms historique Orange.

Raconter les coulisses de cette lutte impitoyable pour la prise de contrôle d’un monument du journalisme français, n’était pas chose simple d’autant que d’autres acteurs influents et nombreux comme l’inénarrable conseiller en tous genres Alain Minc ou encore l’ex-président du conseil de surveillance du Monde, Louis Schweitzer font des irruptions à multiples reprises pour influer sur tel ou tel prétendant à la direction du plus prestigieux des quotidiens nationaux.

De cet entrelacs d’ambitions affamées et d’influences sans bornes, la journaliste du Nouvel Observateur a su bâtir un récit qui montre dans les moindres recoins combien la reprise du quotidien du soir a suscité d’hallucinantes confrontations et d’innombrables chausse-trappes où le pouvoir politique n’est jamais très loin, surtout dans la perspective des élections présidentielles de 2012. Le lecteur découvrira d’ailleurs avec étonnement qu’il est souvent plus question de pouvoir et de contrôle que de projet éditorial pour reconquérir un lectorat et relancer un journal arrivé au bord de l’asphyxie financière.

Ce que j’ai moins aimé

Le livre manque parfois de recul historique qui aurait été nécessaire pour mieux comprendre la bataille

L’auteur aurait peut-être gagné à remettre plus profondément en perspective pourquoi Le Monde était arrivé à un tel point de décrépitude financière et de perte de vitesse éditoriale (même si la directrice adjointe Sylvie Kauffmann avait su en son temps redonner de la profondeur journalistique au quotidien). Or, elle passe furtivement sur le legs bien handicapant de l’ère précédente où Jean-Marie Colombani, Alain Minc et Edwy Plenel étaient aux rênes du journal.

De même, le rôle de la société des journalistes du Monde est plutôt minoré alors que la rédaction n’est pas totalement étrangère aux vicissitudes que le quotidien traverse depuis une bonne décennie en faisant notamment preuve d’un corporatisme souvent allergique à toute optique un peu plus gestionnaire. Je rejoins en cela la critique que Philippe Cohen avait formulée dans Marianne lors de la parution du livre en mai 2011.

Le passage à ne pas rater

Le livre est truffé de saynètes ébouriffantes où le bal des ambitions bat son plein. Toutefois, le communicant que je suis, a voulu retenir un passage en particulier. Il y est notamment question des stratégies de communication adoptées par les deux équipes candidates à la reprise du Monde. L’on s’y aperçoit que la révolution 2.0 a également opéré, notamment du côté des deux quadras, Xavier Niel et Matthieu Pigasse !

(page 170) : « Enfants de leur siècle, les deux quadragénaires, toujours à l’affût des dernières technologies, ont une force : ils sont très au fait du fonctionnement des nouveaux médias. Dotés d’un réseau tentaculaire, ils vont utiliser pleinement la communication virale qui s’appuie sur les réseaux sociaux plus que sur les modes de communication classique. Plutôt que de donner des interviews dans la presse écrite, ils distribuent leurs informations aux blogueurs, aux sites Internet ou aux responsables des échos « confidentiels » de la presse. C’est beaucoup plus rapide, et surtout beaucoup plus efficace que les articles paraissant dans la presse papier qui ne sont pas aussi bien repris sur la Toile. Le banquier et l’entrepreneur du Net ont leurs entrées partout. Et ils ne s’en cachent pas, d’ailleurs. « On a été bons », ne cesse de répéter Matthieu Pigasse ».

En complément

Pour se forger une opinion encore plus variée du livre, on peut également se référer aux critiques suivantes :
– Philippe Cohen – « La crise du Monde, une vieille affaire » – Marianne – 20 mai 2011
– S. H.-L – « Un Monde sans pitié » – Challenges – 21 avril 2011
– Olivier Jay – « Un Monde d’intrigues » – Le Journal du Dimanche – 3 avril 2011

Le pitch de l’éditeur

Odile Benyahia-Kouider

«Un si petit Monde » d’Odile Benyahia-Kouider, Fayard, 282 pages, 18 €.

« C’est un tout petit monde. Une vingtaine d’hommes qui se connaissent tous, au carrefour des affaires, des médias et de la politique. Pendant des mois, ils se sont étripés pour racheter une entreprise pourtant très déficitaire : le journal Le Monde. Calculs rationnels et ambitions personnelles, alliances nouées puis renversées, blessures d’orgueil et solidarités de corps, coups de théâtre et coups de poignard : dans les coulisses de la tragédie du Monde se joue l’une des plus belles comédies du pouvoir. Pourquoi un tel acharnement et une telle violence ? Mettre la main sur le grand quotidien du soir, c’est posséder le fleuron de la presse écrite, une institution, et un instrument d’influence. À l’approche des échéances électorales de 2012, l’Élysée ne pouvait rester indifférent à cette formidable bataille. Cette enquête au cœur de l’élite parisienne révèle des personnages et des épisodes inédits. »

Biographie de l’auteur

Journaliste, Odile Benyahia-Kouider est spécialiste des milieux financiers et des médias depuis plus de vingt ans. Après avoir travaillé à Libération et à Challenges, elle est aujourd’hui grand reporter au Nouvel Observateur. Pour en savoir plus, regardez la vidéo-interview de l’auteur :
Un si petit Monde par Challenges