{Compol] – Rassemblement national : De l’art de balancer des chiffres qui frappent mais qui ne reflètent rien – Décryptage de deux cas pratiques de l’effet heuristique

Pour accréditer l’idée que la France plie sous une invasion migratoire sans précédent et que Jordan Bardella est un champion massivement aimé, le Rassemblement national recourt depuis un certain temps à une technique de communication politique manipulatoire des chiffres particulièrement fallacieuse mais redoutable. A grand renfort de statistiques et de pourcentages extraits abusivement de leur contexte, le parti de Marine Le Pen joue sur l’effet heuristique pour induire en erreur et exciter les peurs. Démonstration avec deux exemples récents.

C’est une évidence. Un chiffre ou un pourcentage est souvent plus évocateur qu’un long discours. Il situe les choses et pose des jalons concrets en termes de perception et de compréhension cognitive là où les mots sont quelquefois plus complexes ou ambivalents à interpréter. Ce phénomène appartient à ce que les sociologues nomment l’heuristique de jugement. Il s’agit en fait d’opérations mentales intuitives et rapides de représentation d’une réalité qui s’appuient sur un élément perçu comme une représentation de la réalité. Elles permettent ainsi de faire l’économie d’un raisonnement ou d’une contextualisation plus poussés dans lesquels la complexité des informations, des tenants et des aboutissants requiert plus de temps à l’individu pour interpréter et comprendre une réalité forcément moins monolithique.

Peur sur la ville

Le 18 avril, Europe 1 (groupe Bolloré) n’est pas peu fière de trompéter son scoop glaçant : les étrangers sont à l’origine de 77% des viols élucidés dans les rues de Paris en 2023. A l’aube des Jeux Olympiques où les yeux du monde entier seront braqués sur la capitale, ce chiffre apparaît particulièrement inquiétant. La radio explique qu’il provient d’un rapport établi par la Préfecture de police de Paris qui a recensé au total 97 viols de rue pour l’année 2023. Tout en expliquant subrepticement que moins d’une affaire sur trois a été élucidée. Autrement dit, les coupables ont été identifiés dans seulement 30 des 97 dossiers dénombrés. Néanmoins, c’est ce chiffre de 30 que va extrapoler à foison l’auteur de l’article.

Sur ce panel de 30, il s’avère que 36 auteurs ont été arrêtés par la police (dont 20 déjà défavorablement connus et 4 déjà auteurs d’agression sexuelle). Et là, attention ! Le journaliste note en gros et en gras que parmi les 36 criminels interpelés, 28 sont de nationalité étrangère (souvent sans-domicile fixe et toxicomanes). De là, il en tire un implacable taux de 77% des viols commis par des étrangers. La cascade statistique est de surcroît appuyée par la citation de Grégory Joron, secrétaire général du syndicat Unité SGP Police-FO, premier syndicat de police en France de tendance plutôt droitière (1) : « C’est quand même un viol tous les trois jours sur la plaque parisienne et sur la voie publique. Cela pose une vraie question puisque c’est stable depuis quasiment 2018 et globalement, on voit bien que c’est un phénomène qu’on n’arrive pas à éteindre ».

Un écho vide de sens

La cascade engendre alors un concert d’indignation de toute la droitosphère, à commencer par les têtes de gondole du Rassemblement national qui s’époumonent en masse sur les réseaux sociaux, très vite rejoints par tous les tenants du « grand remplacement » et de la menace identitaire comme l’impayable xénophobe compulsif, Damien Rieu et les fanatiques de Reconquête. Côté médias, cela embraye également très sec. Enfin, une partie seulement qui met aussitôt en avant ce chiffre où 77% des violeurs ne sont pas Français. CNews, le JDD, Valeurs Actuelles tartinent à fond avec un Pascal Praud en forme olympique qui élucubre tant et plus sur son plateau. Et pour clore l’hallali, les sites de la droite « hardcore » donnent également de la voix (Boulevard Voltaire, Breizh Info, FdeSouche, La lettre patriote, OJIM, etc.).

Quelques jours plus tard, l’équipe de la chaîne Arte qui anime la rubrique Désintox revient sur cette distorsion mathématique qui permet de présenter la situation comme inquiétante du fait des étrangers qui « envahissent » le pays. Il s’avère que cet improbable chiffre de 77% soit 28 étrangers sur 36 violeurs arrêtés n’est pas extrapolable à l’ensemble des cas de viols recensés à Paris. Et là, on apprend dans ce travail de debunking que les viols de rue ne pèsent qu’environ 10% des viols sur un total de 700 où les étrangers sont nettement moins représentés. Avec une nuance supplémentaire de taille : ces chiffres englobent les viols déclarés alors qu’on sait que nombre d’entre eux restent hors des radars judiciaires et policiers. En dézoomant ainsi, on s’aperçoit de l’immense supercherie qui entendait accréditer l’idée que trois quarts des viols à Paris sont le fait de ressortissants étrangers.

Bardella, version la grenouille de la Fontaine

Il y a quelques jours, la même ficelle a de nouveau été déroulée par le Rassemblement national et ses sbires. Cette fois, il s’agit de déterminer qui est sorti vainqueur du débat télévisé du 23 mai sur France 2 ayant opposé Gabriel Attal, premier ministre et Jordan Bardella, tête de liste aux élections européennes de juin 2024 du parti à la flamme. Le debriefing de la presse avait plutôt accordé un avantage au Premier ministre en termes d’argumentation et de pugnacité. Un constat évidemment réfuté par le Rassemblement national qui va envoyer à ses adhérents, une autre lecture des faits en s’appuyant sur un sondage Odoxa-Backbone pour Le Figaro.

Dans l’article, c’est en effet un léger avantage qui est donné au jeune loup national avec 51% des Français ayant suivi tout ou partie (attention, cette notion est essentielle pour comprendre la suite) du débat qui l’ont trouvé convaincant sur les huit thématiques traitées durant ce duel médiatique (contre 40% à Attal). Mais le RN retient surtout un autre chiffre : 63% d’opinions positives envers Bardella pour ceux qui ont visionné l’intégralité du débat comme le raconte le Canard Enchaîné du 29 mai. 63%, ça commence effectivement à faire lourd, dit ainsi !

De l’art de gonfler la réalité à son profit

Or, si l’on regarde de plus près le panel de répondants sollicités par Odoxa, on note qu’il comprend 991 personnes. D’emblée, le périmètre devient quelque peu peau de chagrin. Mais là où la supercherie atteint son comble, c’est 11% seulement des 991 qui ont tout regardé de bout en bout. Soit même pas une centaine d’individus. Au final, ce sont donc 68 téléspectateurs (soit 63% des 11%) qui décrètent la victoire implacable. Laquelle a été évidemment relayée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux !

Mal employé, cet effet heuristique est effectivement pervers dans sa façon d’aménager la réalité pour mieux duper et grossir le trait sur ce qui arrange l’argumentaire gros sel du Rassemblement national (lequel est loin d’être le seul parti à se livrer à ce genre de tripatouillage mathématique). Et comme quasiment personne dans le corps électoral n’ira réellement vérifier, l’assertion passe alors pour une vérité établie. La désinformation marque encore des points et les médias Bolloré ne sont pas les derniers à l’amplifier.

Sources

– (1) – Jean-Baptiste Marty – « Les étrangers à l’origine de 77% des viols élucidés dans les rues de Paris en 2023 » – Europe 1 – 18 avril 2024
– (2) – Martin Lagrave – « Après son débat face à Gabriel Attal, les Français donnent un léger avantage à Jordan Bardella » – Le Figaro – 24 mai 2024



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