Une marque (ou une entreprise) doit-elle (ou peut-elle) s’engager en politique ?

De prime abord, la question peut paraître saugrenue. Pourtant, l’étude « Brands and Politics » dévoilée en juillet 2024 par l’agence de communication Edelman tend à indiquer que les marques doivent jouer un rôle et qu’elles sont même attendues sur ce point par les consommateurs. La récente trilogie électorale en France a d’ailleurs été l’occasion pour plusieurs marques et entreprises de s’aventurer sur ce terrain en appelant notamment à aller voter aux européennes et aux deux tours des législatives qui se sont ensuivis. Pour autant, est-ce réellement un territoire d’expression à préempter dans une stratégie de communication ? On fait l’inventaire des « pour » et des « contre ».

Pour 70% des Français, une marque se doit de prendre position sur une question controversée ou politique selon l’étude « Brands and Politics » d’Edelman. Ne pas le faire est perçu a contrario comme un évitement suspect, notamment chez les 18-35 ans qui sont 58% à penser qu’il y a possiblement anguille sous roche. Dans le même ordre d’idée, un autre enseignement de l’étude vient conforter ce constat : 51% achètent ou écartent des marques pour exprimer leurs opinions politiques et être ainsi en accord avec leurs propres valeurs. Dans ces conditions, une marque doit-elle s’encarter et entrer de plain-pied dans le débat politique ?

Les discours de marque, substituts du discours politique ?

S’il en est un qui est convaincu du poids politiques des marques, c’est bien Raphaël Llorca, communicant et philosophe du langage et auteur d’un essai remarqué, le Roman national des marques. Son postulat est limpide et hardi. Dans un pays où la vision politique n’imprime plus (ou presque plus) les esprits des citoyens, les marques et leurs discours ont progressivement pris le relais pour raconter le pays au point d’en façonner les représentations qui nourrissent le roman national. A ses yeux, le récit politique est tellement en déshérence que la communication des marques et des entreprises s’y est substituée (1) : « La France est d’abord la représentation de ce que l’on s’en fait : pour la saisir intimement, il faut donc en explorer les imaginaires et les récits qui lui sont consacrés. C’est précisément parce que la politique ne parvient plus à en sécréter qu’elle est aujourd’hui sujette à une désaffection massive ».

A l’aube du 1er tour des législatives du 30 juin, trois entrepreneuses ont précisément rebondi sur ce transfert de responsabilité pour appeler les marques à lutter contre l’abstention, un phénomène prégnant chez les électeurs français depuis une bonne dizaine d’années. Dans une tribune publique, elles exhortent les entreprises à sonner le tocsin de la mobilisation électorale (2) : « Nous, entreprises, ne sommes pas seulement des entités économiques, mais aussi des acteurs sociaux dotés d’un pouvoir d’influence considérable à travers les millions, voire les milliards de personnes que touchent nos campagnes marketing. Ce pouvoir nous donne une responsabilité, et l’opportunité, de mobiliser nos audiences au-delà de nos seules solutions et produits ».

De la marque au bulletin de vote

Tandis que le score imposant réalisé aux européennes par le Rassemblement national commence à donner des sueurs froides, plusieurs marques vont effectivement embrayer et répondre à l’appel. Ainsi, l’application de rencontres Happn a glissé une pop-up engagée dès son ouverture pour inviter ses utilisateurs à aller déposer un bulletin dans l’urne sous la forme d’un slogan enjoué : « Arrête de crusher, va voter ! ». Même chose chez les acteurs de la mobilité douce ! Les vélos libre-service Lime et les voitures en autopartage Getaround offrent un code promotionnel pour permettre de se déplacer et se rendre gratuitement aux urnes les plus proches de chez eux.

D’autres marques en revanche, font le choix d’aller encore plus loin dans l’encouragement à participer au scrutin des législatives. Au-delà de l’invitation au vote, un parti est particulièrement ciblé et décrit comme hostile à une France solidaire : le Rassemblement national. La célèbre marque de glaces Ben & Jerry’s a ainsi ouvertement appelé à faire barrage au parti de Jordan Bardella à une série de posts sarcastiques sur Instagram pour défendre « une France antiraciste, climatique, féministe, égalitaire, solidaire ».

Plus tonitruants encore ont été plusieurs patrons de sociétés d’assurances mutualistes. En leur nom, ils n’ont pas hésité à stigmatiser le Rassemblement national et le risque qu’il représente pour la stabilité du pays. Adrien Couret, directeur général du groupe Aéma (qui comprend notamment MACIF et Abeille Assurances) a pris la plume depuis son compte LinkedIn pour piquer Jordan Bardella (3) : « Même derrière un physique avenant et une jolie cravate, l’extrême droite reste l’extrême droite. Il est temps que notre classe politique se réveille et regarde en face les raisons du désaveu. Il est temps que la société civile s’arme de vigilance ». Quitte à susciter un charivari de commentaires outrés et mécontents de personnes estimant qu’il ne lui revient pas de critiquer le Rassemblement national, ni d’en parler sur LinkedIn !

Son homologue de la MAIF, Pascal Demurger va toutefois enfoncer le clou avec une déclaration du même acabit à l’Agence France Presse (4) : « Face au risque de voir le Rassemblement national gouverner la France dans quelques semaines, le temps est à la mobilisation et en particulier des milieux économiques. Il nous revient de nous rappeler que le programme du Rassemblement national est contraire aux intérêts du pays ». Fermez le ban !

Attention au retour de bâton

Pour autant, ces divers engagements ne demeurent qu’une portion infime des marques et des entreprises qui ont choisi de prendre des positions affirmées à l’orée des législatives. En règle générale, c’est avant tout le silence qui a prévalu plutôt qu’un exhortation en faveur (ou contre) telle ou telle formation politique, y compris les plus radicalisées. Le monde de l’entreprise et du business ne goûte pas particulièrement les professions de foi politiques même si par ailleurs, celui-ci suit de façon très vigilante et assidue les déclarations des différents ténors durant la compétition électorale. Hormis (par exemple) des figures du monde des affaires qui ont toujours assumé leur positionnement politique comme le banquier Matthieu Pigasse qui a appelé à voter pour le Nouveau Front Populaire (l’alliance de gauche), l’immense majorité est restée coite en dépit de ses inclinaisons classiques pour la droite, voire le parti macroniste.

Cette discrétion des dirigeants (mais aussi des marques) peut s’expliquer par la crainte du retour de bâton à force de s’afficher en faveur ou en opposition à un camp politique. Aux Etats-Unis, il y en a précisément un dont les saillies vitupérantes de soutien à Donald Trump et toute la cohorte de l’extrême-droite américaine ont fini par impacter les marques qu’il commercialise. Tout le monde aura reconnu l’incontrôlable Elon Musk qui est désormais en roue libre depuis qu’il contrôle Twitter devenu X. En juillet 2023, le site d’informations financières Bloomberg s’est interrogé sur les motifs de revente de la célèbre Tesla Model 3. Sur les 7 000 propriétaires de cette voiture, la raison n°1 de se séparer du véhicule est liée au comportement du PDG sur X/Twitter ainsi que ses prises de position controversées selon 21,5% des répondants (5). Une réaction épidermique qui ne faiblit pas année après année.

Pédale douce recommandée !

On le voit donc. Qu’il s’agisse d’une entreprise (et son dirigeant) ou d’une marque, affirmer publiquement sa préférence politique relève d’un certain funambulisme discursif qui peut par ricochets, engendrer des effets délétères. En interne notamment, les collaborateurs ayant d’autres opinions politiques, peuvent ne pas forcément goûter les inclinaisons prises par l’organisation et y voir une source de démotivation, voire de démission. En externe, il faut également être prêt à encaisser la vague possible de clients qui cesseraient d’acheter les produits ou se désabonneraient des services proposés par l’entreprise.

Pour autant, il n’est pas question de faire de l’entreprise une sorte de bunker étanche aux problématiques politiques et sociales. Tous les études sur ce sujet convergent systématiquement. L’entreprise doit prendre sa part et elle est clairement attendue sur ce point. Cependant, il s’agit plutôt de se positionner sur des sujets qui peuvent être transpartisans et fédérer le plus grand nombre comme l’équité salariale entre hommes et femmes, le respect de la diversité dans les effectifs, la lutte contre les discriminations ethniques, sexistes et même religieuses. Idem pour le climat, la transition écologique, la santé publique et même la désinformation, un thème qui est cité par 52% des répondants de l’étude « Brands and Politics » d’Edelman.

Les seules exceptions à considérer sont les entreprises et les marques qui dès leur origine, se sont construits avec un discours militant intrinsèque à l’ADN voulue. Dans ce cas précis, prendre une position peut s’entendre et ne pas être vu comme un effet d’aubaine un peu opportuniste, voire mal venu et pas du tout légitime. A cet égard, le discours de Ben & Jerry’s fonctionne parce qu’il s’appuie sur des convictions historiques qui fondent le positionnement de l’entreprise. En revanche, il n’est guère conseillé pour des marques plus « neutres » de vouloir endosser des combats politiques. Y compris sur l’incitation au vote qui relève d’abord du libre arbitre de chacun. D’ailleurs, l’étude Edelman met aussi en évidence un consensus fort en France : les marques ne doivent pas chercher à peser sur la politique !

Sources