Communication & RP : Dénigrer un concurrent est-il une stratégie judicieuse ? Le cas LVMH vs Kering

Dans son numéro du 2 mai, la lettre d’information confidentielle La Lettre révèle que les équipes de communication du groupe LVMH n’hésitent pas à transmettre des informations critiques et négatives à propos de leur concurrent Kering. Si la vie des affaires recèle effectivement quantité d’inimitiés et de concurrence exacerbée, est-il vraiment pertinent de dénigrer sciemment un adversaire économique ? On fait le point sur une tentation pourtant récurrente.

Ce n’est guère trahir un secret que de parler de vive rivalité entre les deux magnats français du luxe, François Pinault qui dirige Kering et Bernard Arnault, propriétaire de LVMH. Depuis 1988, date de l’introduction en Bourse de Kering (ex-PPR) et de l’OPA d’Arnault sur LVMH, ces deux-là se chamaillent à coups d’acquisitions, de cessions et parfois de coups bas pour prendre l’ascendant sur l’autre. Cet antagonisme longtemps tu (mais largement alimenté) deviendra public lors de la parution du livre Les guerres du luxe en 2001 sous la plume du journaliste Stéphane Marchand qui recueilli les commentaires respectifs des deux hommes d’affaires. Lesquels ne s’épargnent pas mutuellement.

A chaque fois que l’un investit dans un domaine (qu’il s’agisse du luxe mais aussi des vignobles prestigieux ou encore des titres de presse renommés), l’autre le marque aussitôt à la culotte en répliquant à son tour par un rachat. Même si les relations à couteaux tirés semblaient s’être quelque peu dépassionnées ces dernières années avec la montée en puissance des jeunes gardes héritières, les deux entreprises restent antagonistes.

Le gros tacle de LVMH sur Kering

Faut-il donc y voir une résurgence de cette opposition de style depuis que La Lettre a dévoilé certaines pratiques de communication et relations presse de LVMH à l’encontre de son meilleur ennemi, Kering ? Toujours est-il que suite à la publication des résultats du 1er trimestre 2024 de Kering le 23 avril dernier, une journaliste d’une agence de presse spécialisée sur le secteur du luxe, a reçu un message WhatsApp du service de presse de LVMH. Dans celui-ci, l’entreprise de Bernard Arnault se targue de « continuer de creuser l’écart avec Kering » (1). Elle compare les performances de ses marques versus celles de la famille Pinault et achève sa démonstration avec une cinglante conclusion (2) : « l’endettement de Kering va devenir une source d’inquiétude pour les analystes et les investisseurs comme en témoigne la dégradation de [la note de] la dette de Kering par S&P ». Pan dans les gencives !

Sophie Lecluse, la journaliste à l’origine de cette révélation, confirme par ailleurs que cette pratique peu amène n’est pas que sous le coup d’une mauvaise humeur passagère. D’autres agences de presse et grands quotidiens économiques ont été sporadiquement destinataires de commentaires mordants lorsque Kering publie ses résultats financiers qui se sont effectivement détériorés durant ses derniers mois. Pourtant, cette même journaliste fait observer que LVMH partage sa vision de la performance de son concurrent de façon biaisée, en occultant notamment les piètres résultats de certaines marques de LVMH qui sont pareillement à la peine sur le marché du luxe.

Quand les entreprises s’écharpent

Dès lors, pourquoi s’employer à dénigrer les résultats de son compétiteur direct lorsqu’on n’est pas soi-même au top de la réussite ? L’histoire de la vie économique est néanmoins remplie de ce genre de chicaneries médiatiques entre gros bras d’un secteur donné. En 2013, une sacrée passe d’armes avait opposé Nespresso et Ethical Coffee Company (ECC) fondée en 2008 par l’ancien directeur de … Nespresso, pionnier de la capsule de café. Ce dernier accusait le leader suisse de rendre les machines à café incompatibles avec les dosettes qu’il fabriquait aujourd’hui et qui reprenaient les mêmes attributs de celles de Nespresso, du fait des brevets tombés dans le domaine public. En plus d’une guerre commerciale sans pitié et des procès en rafale, ECC s’est alors mis à accuser publiquement Nespresso de soudoyer des blogueurs pour dénigrer ses produits bien qu’aucune trace numérique n’ait pu être apportée par la suite. Lessivée par les procédures judiciaires, Ethical Coffee Company mettra la clé sous la porte en 2018.

A cette même période, deux géants du numérique se sont également écharpés pour valoriser leurs produits et leurs services et égratigner au passage ceux du concurrent honni. Il s’agit ni plus ni moins de Microsoft et Google. Depuis 2012, la firme de Redmond cartonne allègrement son compétiteur de Mountain View à travers une campagne offensive baptisée « Scroogled ». A laquelle s’est adjointe ensuite l’ouverture d’une boutique en ligne de goodies anti-Google disponible sur le site corporate de Microsoft. Axe de l’attaque : Google espionne et vole les données personnelles de ses utilisateurs à la différence de Bing qui les respecte et protège.

Microsoft va même aller jusqu’à payer des pages entières de publicité dans les grands journaux américains pour descendre Google en flammes et inciter les consommateurs à privilégier les logiciels plus respectueux de Microsoft. A l’époque, le directeur de la communication au siège mondial de Microsoft, n’est pas en reste. Sur Twitter (X désormais), le communicant en chef va se lâcher à fond sur sa timeline. Il égratigne ainsi vivement Google pour une histoire de brevets technologiques avant de se moquer ouvertement du nettoyage entrepris par Google dans son portefeuille d’applications au point de créer un ironique cimetière des services Google sur la plateforme Pinterest. Face à ce pilonnage médiatique et numérique constant, Google se contentera de répliquer par de brefs communiqués de presse. La bagarre durera au total deux ans sans qu’au final, il n’y ait de véritable vainqueur (lire les détails de l’histoire sur ce blog).

Les faux-nez entrent en scène

Dans cette boîte à baffes corporate, certains acteurs n’hésitent pas à dégainer mais préfèrent toutefois se retrancher derrière des acteurs tiers qu’ils tentent de manipuler à leur insu. Ce fut le cas de Facebook en 2011. Avec son agence de l’époque Burson-Marsteller, le géant de Menlo Park concocte une offensive de dénigrement contre Google qui s’apprête alors à lancer un nouveau réseau social baptisé Google + pour marcher sur les platebandes de la société de Mark Zuckerberg. Des médias et des blogueurs sont alors discrètement contactés et alertés sur de supposées atteintes à la vie privée que Google + induirait. Blogueur anti-Google patenté, John Mercurio fait partie des influenceurs sollicités. Intrigué, il ne donne pourtant pas suite mais se met en revanche en relation avec des journalistes. Lesquels enquêtent à leur tour pour savoir qui est le mystérieux donneur d’ordre derrière l’agence. C’est le site Daily Beast qui révélera le pot aux fleurs : Facebook ! Drôle d’idée qu’aura eu au final Facebook puisqu’aujourd’hui, Google + repose six pieds sous terre sans jamais avoir fait vaciller l’hégémonie de Facebook.

Dix ans plus tard, ce type de tactique a toujours le vent en poupe. En mai 2021, alors que les campagnes de vaccination contre le Covid-19 viennent de démarrer en France et en Allemagne, une étrange affaire se produit dans les deux pays. Une agence de communication britannique qui se présente sous le nom de Fazze, prend contact par courriel avec des influenceurs des deux côtés du Rhin. A première vue, la proposition n’a rien de choquant. Il s’agit de parler des vaccins AstraZeneca et Pfizer aux communautés des influenceurs sur Instagram, YouTube et TikTok. Très vite, plusieurs profils approchés tiquent. Moyennant un budget confortable et sous couvert d’être discret dans le sponsoring des posts publiés, l’objectif est en fait de discréditer le vaccin produit par Pfizer.

Vulgarisateur scientifique à plus d’un million d’abonnés sur YouTube, Léo Grasset dévoile carrément des captures d’écran du briefing effectué par l’agence d’influence. On discerne vite l’enjeu : mettre en avant un rapport qui aurait « fuité » et qui montre que le taux de mortalité du vaccin Pfizer est plus important que celui d’AstraZeneca. Le site d’information Numerama va creuser les investigations (3) pour finir par découvrir que la dite agence n’est pas répertoriée au Royaume-Uni et qu’elle emprunte de nombreux éléments de langage déjà usités dans la campagne de promotion que la Russie avait effectuée sur les réseaux sociaux pour promouvoir son vaccin Sputnik V. Depuis, l’agence s’est volatilisée !

Alors, on dénigre quand même ?

Le rebond dénigrant auquel s’est récemment livré LVMH contre Kering, illustre une fois encore la persistance de cette posture communicante bien peu éthique par ailleurs. Sans être dupe ni naïf pour autant, il est en effet coutume de commenter en « off » avec des journalistes l’actualité d’un secteur d’activité et de faire valoir son point de vue sur ses concurrents. En évitant cependant de se livrer avec des agressions verbales en règle qui pourraient être reprises par la suite. En revanche, orchestrer et systématiser sous une forme ou sous une autre le dénigrement d’un adversaire est globalement contre-productif. Outre l’aspect extrêmement peu fair-play et possiblement impactant sur la réputation de l’entreprise attaquante, introduire ce genre de bras-de-fer débineur peut à terme se retourner contre soi-même. A force d’exciter les passions, un concurrent peut très bien se livrer au même jeu délétère, voire déterrer quelques cadavres dans le placard !

Autre risque non-négligeable : les tribunaux. Les textes de lois sont drastiques pour celles et ceux qui s’adonnent au jeu de fléchettes réputationnelles contre un concurrent en termes de communication. La sanction est irrémédiablement à l’ordre du jour pour le géniteur de ragots. Et ceci même si les informations diffusées s’avéraient être … vraies ! Dans un arrêt du 24 septembre 2013, la chambre commerciale de la Cour de cassation a condamné un fabricant de cartouches de gaz qui avait envoyé à des clients un courrier évoquant la non-conformité de certains produits fabriqués par l’un de ses concurrents. Le fait était exact mais les juges ont considéré que le véritable motif était avant tout de « nuire à la réputation d’un concurrent afin d’entraîner le retrait de la vente de ses produits ».

En règle générale, rares sont les tactiques de dénigrement et de diffamation qui ont réellement apporté des bénéfices au bout du compte. Ce genre de stratagème ne fonctionne qu’auprès de gens déjà quasi convaincus et de fait, prêts à accueillir toute « information » ou « contenu » susceptibles d’étayer leurs propres convictions. Pour les autres qui sont pourtant le cœur de cible à conquérir et dont la perception doit évoluer aux yeux de l’assaillant, les convertis ne sont pas si nombreux. Ce manque d’élégance peut même devenir répulsif et rédhibitoire au détriment in fine de la réputation de l’entreprise. Le monde du business n’est certes pas un monde d’enfants de chœur mais s’imposer certaines règles de bienséance et d’éthique n’est pas non plus inutile plutôt que chercher le pugilat pour prendre l’ascendant. Charité bien ordonnée …

Sources



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