Le salaire des patrons va-t-il devenir un enjeu majeur pour la réputation des entreprises ?

La question de la rémunération des grands dirigeants a toujours constitué un baril de poudre dans le débat public. Néanmoins, elle s’invite de plus en plus dans la construction de la réputation d’une entreprise et celle de ses patrons. Les émoluments XXL et les écarts abyssaux d’avec les salariés d’en bas de l’échelle suscitent toujours plus de remous qui ne sont pas sans conséquence sur l’attractivité et l’image d’une société. Très récemment, le PDG de Stellantis a défrayé la chronique avec ses 36,5 millions d’euros de revenus octroyés en 2023 tandis que celui de Michelin, Florent Ménégaux, annonçait la mise en place d’un « salaire décent » pour tous ses salariés dans le monde. Dans une société française en tension face aux inégalités croissantes, l’argument salarial peut être soit un foyer de crise, soit un atout concurrentiel.

Il y a un an et demi, une autre grande figure du capitalisme hexagonal s’était déjà fait vertement tancer par l’opinion publique, les ONG et les médias au sujet de l’augmentation de 51,7% de son salaire dont il avait bénéficié. Outré par cette controverse virulente, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies avait réagi publiquement sur X (ex-Twitter) pour se défendre de tout abus : « Je suis fatigué de cette accusation de “m’être augmenté de 52%” – voici la vraie évolution de ma rémunération depuis 2017 – elle est constante sauf 2020 car j’ai volontairement amputé mon salaire et ma part variable a normalement baissé avec les résultats de #totalenergies ». Et de publier à l’appui, un histogramme montrant clairement les évolutions chiffrées.

Malgré ses explications financières pour justifier un tel montant, le n°1 de TotalEnergies s’est fait étriller. Aux sommes vertigineuses dont il était question pour le vulgum pecus, s’ajoutait un dissonant timing. Au même moment, plusieurs raffineries de TotalEnergies organisaient des piquets de grève pour réclamer des augmentations de bien moindre envergure tandis que la communication de l’entreprise s’était évertué à les faire passer pour des salariés nantis dans les médias. Sauf que ce n’est pas tant la richesse du pétrolier qui avait cristallisé le débat mais les écarts entre le sommet et la base de l’entreprise.

Bis repetita placent !

Un Carlos peut en cacher un autre ! En 2016, Carlos Ghosn, alors à la tête de l’Alliance Renault-Nissan, avait déjà suscité bien des émois et des crispations concernant sa rémunération. En avril de cette année-là, 54,12% des actionnaires de Renault avaient rejeté la somme accordée pour le PDG au titre de l’année 2015. Qu’importe pour ce rocambolesque patron ! Le vote actionnarial n’étant que consultatif, il empochera bien les 15 millions d’euros mis sur la table. Les syndicats s’étouffent en jugeant « indécent » un tel montant (1) : « Carlos quand même il exagère, ce n’est pas bon pour l’image du groupe ». Même dans les milieux financiers, les dents grincent. Président du cabinet de conseil en investissement Proxinvest, Pierre-Henri Leroy juge « excessive la rémunération totale Renault-Nissan de 15 millions d’euros et saugrenue qu’une telle somme soit versée à un dirigeant contre l’avis des propriétaires de l’entreprise » (2).

Carlos Ghosn acceptera finalement un coup de rabot de 30% après que le ministre de l’Economie de l’époque, un certain Emmanuel Macron, ait tapé du poing sur la table en déclarant publiquement (3) : « Quand des gouvernances sont défaillantes parce qu’elles pensent que tout est permis et qu’il n’y a plus de comportement en responsabilité et en éthique, on est obligé de réouvrir des sujets comme celui de la loi ».

Huit ans plus tard, c’est un autre Carlos du secteur automobile (et ancien bras-droit du premier) qui déclenche la polémique : Carlos Tavares, PDG de Stellantis (né de la fusion des groupes PSA et Fiat-Chrysler). Cette fois, pas d’obstruction dans les suffrages des actionnaires (bien que certains fonds aient appelé à voter initialement contre) qui acceptent in fine de signer un chèque gargantuesque de 36,5 millions d’euros qui inclut également des primes, des bonus et des pensions de retraite. Rebelote ! La fronde critique recommence pour celui qui s’était déjà vu taclé par … Emmanuel Macron lors de l’entre-deux tours de la présidentielle de 2022 sur le même sujet en jugeant un tel revenu « choquant et excessif » (il s’agissait alors de 66 millions d’euros). Cette année, certains ont aussitôt fait tourner les calculettes pour établir un vertigineux ratio : Carlos Tavares empoche 518 fois plus que son salarié moyen (4).

Les paravents biaisés de la performance et de la concurrence

Face à la polémique, Carlos Tavares choisit de rester droit dans ses bottes. Aux journalistes, il oppose l’argument suivant (5). Il s’agit d’« une dimension contractuelle entre l’entreprise et moi comme pour un joueur de foot et un pilote de formule 1. Quatre-vingt-dix pour cent de mon salaire est fait par les résultats de l’entreprise, (…) donc cela prouve que les résultats de l’entreprise ne sont apparemment pas trop mauvais ». Et de conclure pour sa défense (6) : « Si vous estimez que ce n’est pas acceptable, faites une loi et modifiez la loi et je la respecterai ». En parallèle et pour tenter d’atténuer l’onde de choc, la communication de l’entreprise tient à ajouter que Stellantis déboursera par ailleurs 1,9 milliard d’euros de primes pour ses employés dans le monde. Soit une prime moyenne qui équivaut à 4 100 euros pour les plus bas salaires (7).  

Autre raisonnement objecté par les thuriféraires de l’ultralibéralisme en France : Carlos Tavares a de nouveau fait progresser le groupe Stellantis avec un nouveau bénéfice record de 18,5 milliards d’euros pour l’exercice 2023. Sans parler de la valeur boursière qui a doublé depuis 2021, année de la fusion. A leurs yeux, cette performance justifie pleinement et indiscutablement le niveau de salaire du PDG. Et pour enfoncer le clou, les tenants du libéralisme débridé aiment également à rappeler que ce type de rémunération vise à rester compétitif par rapport aux grilles salariales des patrons en Amérique du Nord comme Tim Cook chez Apple, payé 99 millions de dollars (93 millions d’euros), ou  Sundar Pichai (Google-Alphabet), qui a touché 226 millions de dollars en 2022 (8).

Une subtile argutie qui omet pourtant une réalité plus contrastée. L’hyper- salaire de Carlos Tavares surpasse pourtant celui du patron de Ford, Jim Farley, qui a touché 26,4 millions de dollars en 2023 (soit 24,4 millions d’euros). Plus étonnant encore ! Il est loin devant celui du patron de Toyota, Koji Sato, qui se «contente» de 6,3 millions d’euros alors que le constructeur japonais est pourtant le numéro 1 mondial de l’automobile (9).

L’acceptabilité sociétale se durcit

Dans cette avalanche de zéros avant la virgule, il est pourtant un angle mort qu’il serait périlleux de continuer à minorer : le coût social engendré pour parvenir à de tels niveaux de rémunération. Si Carlos Tavares a indéniablement redonné des couleurs aux différentes marques automobiles qu’il préside, il a aussi opéré de sévères plans de restructuration et de fermetures d’usines un peu partout dans le monde qui ne sont pas sans impacts profonds sur les communautés environnantes. Dès lors, c’est la responsabilité sociale de l’entreprise qui se trouve en porte-à-faux en faisant des collaborateurs, l’essentielle variable d’ajustement. Or, cet accroissement de la répartition inégalitaire des fruits de la croissance constitue un dangereux écueil pour la réputation des entreprises. D’autant plus que l’augmentation de la rémunération de Carlos Tavares est sans commune mesure avec celle de ses salariés depuis plusieurs années consécutives.

Fin avril, l’ONG Oxfam qui lutte contre la pauvreté, a publié son nouveau rapport qui n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat en dénonçant des rémunérations « stratosphériques » et des écarts « indécents ». Même si les plus fervents tenants du libéralisme économique méprisent ouvertement le travail d’Oxfam, il n’en demeure pas moins que des faits tangibles sont mis en lumière. Des faits qui sont autant de lignes de fracture potentielles pour écorner l’image et l’attractivité d’une entreprise donnée. C’est ainsi que l’on apprend que les patrons du CAC 40 ont gagné en moyenne 130 fois plus que le salaire moyen dans leurs entreprises en 2022 (10). Soit une progression de 17% en leur faveur depuis 2019. Un taux bien supérieur aux chiches coups de pouce que nombre de salariés ont pu recevoir, y compris pour atténuer l’inflation.

Source : Oxfam

Et si la lumière venait des entreprises ? L’exemple Michelin

Récemment, un grand patron (et non des moindres) a relancé l’idée qu’il faillait assurer une plus grande justesse entre tous les salaires qui composent une entreprise. L’homme n’est ni un syndicaliste utopiste, ni un forcené du collectivisme mais le PDG du groupe Michelin, leader mondial des équipements pneumatiques. Au même moment où Carlos Tavares n’entendait pas s’asseoir sur ses 36,5 millions d’euros, Florent Ménégaux accordait une interview exclusive à Aujourd’hui/Le Parisien où il estime ouvertement que « le smic n’est pas un salaire décent. Le salaire décent est de deux fois le smic à Paris, et de + 20 % du smic à Clermont-Ferrand, au siège de Michelin » (11). Dans la foulée, il annonce la mise en place d’une politique de « salaire décent » pour tous les salariés de Michelin dans le monde, soit plus de 130 000 personnes.

Pour s’assurer de la cohérence de sa démarche, Michelin s’est appuyé sur les critères de l’association suisse Fair Wage Network. En fonction des zones géographiques et du coût de la vie dans chaque pays, elle dispose d’une matrice qui comporte près de 3 000 seuils de salaire. Lorsque l’entreprise a commencé à travailler avec cette association, plus de 5% des salariés du groupe (soit près de 7 000 salariés) étaient en dessous de ces seuils. Aujourd’hui, Michelin déclare que tous ses salariés ont un salaire décent (12). L’entreprise s’est également engagée à ce que Fair Wage Network publie annuellement les réactualisations qui seront faites dans le cadre du salaire décent.

Autre point à noter que Michelin assume totalement en promouvant la notion de salaire décent : gagner en attractivité et susciter plus de candidatures pour plusieurs de ses sites industriels qui peinent à recruter les compétences nécessaires. D’une manière ou d’une autre, la juste rémunération va continuer à s’immiscer et s’imposer dans les agendas RH des entreprises. La CSRD (Corporate Sustainability Reporting) qui entre en vigueur en 2024 dans l’Europe des 27, exige que les entreprises dévoilent les données de leurs politiques en matière de salaire décent. Il est donc fort à parier que le débat relancé par Michelin, n’est pas prêt de s’estomper.

La décence passe aussi par le plafonnement

Pour autant, le concept de salaire décent ne doit pas non plus occulter celui des haut-dirigeants qui a une nette propension à s’envoler dans des proportions difficilement acceptables. A cet égard, le rapport Oxfam attribue le bonnet d’âne à Teleperformance. Dans cette entreprise de services, le PDG, Daniel Julien, a empoché en 2022, 1 453 fois plus que le salaire moyen de son entreprise en 2022 pour un total de 19,7 millions d’euros (13). La question du plafonnement des salaires patronaux n’est pourtant pas nouvelle. En 2016, une quarantaine de personnalités avait lancé un appel pour que le gouvernement légifère afin qu’un patron ne perçoive pas plus de 100 Smic (14).

De leur côté, l’organisation patronale MEDEF et l’Afep (Association française des entreprises privées qui regroupe les 118 plus grandes entreprises françaises) poussent également leurs adhérents à un meilleur et plus juste encadrement des rémunérations en haut-lieu. En 2013, ce sont eux qui ont introduit le concept anglo-saxon de « Say on Pay » pour les sociétés cotées. Lequel consiste basiquement à demander aux actionnaires réunis en assemblée générale de se prononcer sur le mécanisme de rémunération et les montants alloués aux dirigeants de l’entreprise. Au départ seulement consultatif, ce concept est devenu obligatoire et plus contraignant en France en décembre 2016 avec l’adoption de la loi Sapin II.

Vers une échelle des salaires plus resserrée ?

La question des rémunérations reste indubitablement un dossier sur lequel l’esquive sera de moins en moins indiquée. À l’heure où le niveau de rémunération des dirigeants est en moyenne de 285 fois le smic dans les entreprises du CAC 40 et en dépit de certaines contraintes réglementaires existantes, il est fort à parier qu’un haut dirigeant va être de plus en plus challengé sur sa feuille de paie. Pascal Demurger, directeur général du groupe mutualiste MAIF et coprésident de l’association du Mouvement Impact en est convaincu. Sur sa page LinkedIn, il écrit  que « la question des écarts de rémunération, d’égalité et de redistribution des richesses est en réalité un choix de société extrêmement fort qui concerne chacun d’entre nous, à l’heure où le climat social en France est profondément dégradé. Nous avons plus que jamais besoin de “refaire société” » (15).

L’idée de plafonner les salaires patronaux n’est pas non plus de verser dans un collectivisme obsolète et inefficace qui tue la motivation et l’innovation. Conduire les rênes d’une entreprise est une mission complexe et lourde en responsabilités. Cela mérite des émoluments en conséquence qui soient supérieurs aux salaires moyens pratiqués dans l’entreprise. En revanche, les artifices salariaux comme d’excessives retraites-chapeaux, des parachutes dorés ou des bonus accordés malgré les contre-performances doivent être plus drastiquement régulés. Il en va de la crédibilité des dirigeants (et de l’aspect méritoire) mais également de la cohésion du corps social de l’entreprise. Henry Ford, qui n’était pourtant pas un grand philanthrope, avait coutume de dire qu’au-delà d’un rapport de 1 à 40 entre le salaire le plus haut et le plus bas, il n’y avait plus de société. Plus ancien encore : le banquier John P. Morgan (1837-1913) jugeait qu’un patron ne devait pas percevoir plus de vingt fois la rémunération moyenne de ses équipes.

Pour toutes ces raisons évoquées ci-dessous, les entreprises ne peuvent plus s’affranchir de ce point de gouvernance. La tolérance face à l’envol disproportionné de certains salaires patronaux devient de plus en plus faible. Particulièrement en interne où le décrochage est toujours mal vécu par les collaborateurs. Les mêmes auxquels on demande (voire exige) régulièrement de rogner sur leurs attentes salariales pour maintenir un cap compétitif. Or, si les dirigeants s’absolvent de toute rationalité dès lors qu’il s’agit de leur propre paie, il n’est pas acquis que la réputation de l’entreprise s’en trouvera grandie. En termes de motivation et d’adhésion, l’interne risque fort de trainer des pieds. En termes d’attractivité et de respect, l’externe risque fort de voir les talents se détourner.

Sources



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