Les migrants «mangent des chats et des chiens» : analyse de la propagation d’une rumeur folle par NewsGuard
En affirmant haut et fort lors du débat l’opposant à son adversaire démocrate, Kamala Harris, que les Haïtiens de l’Ohio mangent des chats et des chiens de compagnie, Donald Trump a suscité un buzz planétaire avec cette énième affabulation sortie de son cerveau de menteur en série. Mais plus que l’ineptie de cette assertion, c’est surtout l’itinéraire empruntée par cette rumeur qui est intéressant à décortiquer. NewsGuard, une start-up américaine qui lutte contre la désinformation, s’est livré à l’exercice dans un article de décryptage dont voici la traduction française.
Article original rédigé par Sam Howard et Jack Brewster paru le 12 septembre sur le blog de NewsGuard (NDLR : les intertitres et un paragraphe de conclusion ont été ajoutés par mes soins)
« Je ne suis pas sûre d’être la source la plus crédible car je ne connais pas la personne qui a perdu le chat », a déclaré Kimberly Newton à NewsGuard. Cette femme est l’habitante de Springfield, dans l’Ohio, dont l’histoire a tout déclenché. En l’espace de quelques jours, une affirmation bizarre et sans fondement accusant des migrants haïtiens de manger des chats de compagnie à Springfield, dans l’Ohio, est passée d’une obscure publication dans un groupe privé sur Facebook à un argument du républicain Donald Trump lors du débat présidentiel de mardi soir.
Le parcours de cette affirmation virale, passée d’un vague ragot entre voisins de l’Ohio à la scène du débat présidentiel – où elle a été diffusée à 67 millions de personnes – est aussi stupéfiant que l’affirmation elle-même, d’après ceux qui en sont à l’origine.
Deux témoins « clés » retrouvés par NewsGuard
NewsGuard a identifié et retrouvé les deux personnes au cœur de l’affaire : Erika Lee, la résidente de Springfield qui a écrit le message original sur Facebook, et Kimberly Newton, la voisine qui lui avait fourni un compte rendu de troisième main de la rumeur, faisant du message de Lee sur les médias sociaux un compte rendu de quatrième main : la prétendue connaissance/propriétaire du chat, l’amie de Newton, Newton et Lee qui a publié le message sur Facebook.
Lors d’entretiens exclusifs, NewsGuard s’est entretenu avec Erika Lee, une employée de quincaillerie de 35 ans qui vit à Springfield depuis quatre ans, et avec Kimberly Newton, sa voisine et résidente de Springfield depuis 12 ans. Ces entretiens révèlent à quel point la rumeur était légère et sans fondement dès le départ, reposant entièrement sur des ouï-dire de troisième main. Pourtant, elle a rapidement pris de l’ampleur et s’est retrouvée au bout du compte sur les lèvres de M. Trump sur la scène nationale.
« Je ne suis pas sûre d’être la source la plus crédible, car je ne connais pas la personne qui a perdu le chat », a déclaré Mme Newton à propos de la rumeur qu’elle avait transmise à sa voisine, l’autrice du post sur Facebook. Newton a expliqué à NewsGuard que le propriétaire du chat était « une connaissance d’un ami » et qu’elle avait entendu parler de l’incident supposé par cet ami, qui, à son tour, l’avait appris par « une source qu’elle avait ». Newton a ajouté : « Je n’ai aucune preuve. »
Comment un tuyau de 3ème main touche des millions de personnes
Supprimé depuis, le message de Lee est apparu pour la première fois dans un groupe Facebook privé de Springfield appelé « Springfield Ohio Crime and Information » au début du mois (Lee ne se souvient pas de la date exacte). Le message disait : « Ma voisine [Newton] m’a informé que sa fille [sic] amie avait perdu son chat. … Un jour, elle est rentrée du travail et dès qu’elle est sortie de sa voiture, elle a regardé vers la maison d’un voisin, où vivent des Haïtiens, et a vu son chat pendu à une branche, comme on le ferait avec un cerf pour le dépecer, et ils étaient en train de le découper pour le manger ».
L’affirmation est passée de Facebook à X le 5 septembre, lorsqu’un utilisateur conservateur nommé @BuckeyeGirrl a posté une capture d’écran du message de Lee, avec le nom de Lee caviardé (voir ci-contre).
Le 9 septembre, les autorités municipales ont déclaré qu’elles n’avaient aucune preuve que des animaux de compagnie avaient été volés, blessés ou mangés par la population immigrée de Springfield. Dans une déclaration envoyée par courriel à NewsGuard, un fonctionnaire de la ville a déclaré : « En réponse à des rumeurs récentes faisant état d’activités criminelles de la part de la population immigrée dans notre ville, nous souhaitons préciser qu’il n’y a pas eu de rapports crédibles ou d’allégations spécifiques faisant état d’animaux de compagnie blessés ou maltraités par des individus appartenant à la communauté immigrée ».
L’emballement s’accélère jusqu’à Trump
Néanmoins, le 10 septembre, l’histoire a atteint la scène nationale. « À Springfield, ils mangent les chiens. Les gens qui sont arrivés, ils mangent les chats. Ils mangent les animaux des gens qui vivent là », a déclaré M. Trump lors du débat. (Les faits ont été vérifiés en temps réel par le co-modérateur du débat, David Muir, d’ABC News).
Mme Lee, qui s’est décrite à NewsGuard comme une démocrate soutenant Donald Trump, nous a dit qu’elle avait été « choquée » de voir M. Trump répéter l’affirmation qu’elle avait faite dans un groupe privé sur Facebook. « Honnêtement, j’ai été stupéfaite », a déclaré Mme Lee. « Je ne pensais pas que tout cela exploserait jusqu’à la présidence ».
En dépit d’une large couverture médiatique démystifiant les affirmations sur les animaux de compagnie qu’elle a contribué à propulser dans le discours national par le biais d’un message sur Facebook, Mme Lee a déclaré qu’elle n’avait pas suivi l’affaire de près. « En fait, je n’ai pas vraiment suivi l’actualité sur ce sujet », a-t-elle affirmé. « Je n’ai vraiment vu que ce qui apparaissait sur Facebook, ce qui apparaissait sur mon fil d’actualité, ou ce que d’autres personnes avaient partagé sur des sujets qu’elles avaient lus ».
Le racisme et la peur comme combustibles de la rumeur
Quant à savoir si l’histoire a jeté une lumière négative sur les milliers de migrants haïtiens qui se sont installés à Springfield, Mme Lee a déclaré qu’elle « essayait juste d’informer les gens, vous savez, encore une fois, sans dire que les Haïtiens dans leur ensemble [sont] mauvais ».
Pour sa part, Mme Newton, la voisine de Mme Lee, a déclaré qu’elle restait préoccupée par le fait que l’afflux d’Haïtiens avait un impact négatif sur les systèmes de santé et d’éducation de la ville : « Je crois que c’était il y a deux ans, je suis allée au Bureau des véhicules motorisés (BMV) pour renouveler mon permis ou mes plaques. Je ne me souviens plus, mais j’étais assise au BMV, et la seule façon que je puisse dire, c’est que je me suis senti comme … exilée, parce que tout autour de moi, il y avait des gens qui parlaient une langue différente. J’ai eu l’impression d’être une minorité », a-t-elle déclaré.
Addendum du Blog du Communicant
Il importe également de signaler qu’entre la viralisation du post sur Facebook et la bouche de Donald Trump, certains acteurs (et non des moindres) ont été des super-propagateurs qui ont très probablement inspiré le roi de la fake news. Plusieurs têtes d’affiche du parti républicain ont repris sans ciller sur X/Twitter les affirmations fausses.
Pire ! Le colistier de Trump, JD Vance s’est carrément fendu d’un commentaire: « Des rapports indiquent maintenant que des personnes ont vu leurs animaux de compagnie enlevés et mangés par des personnes qui ne devraient pas se trouver dans ce pays. Où est notre tsar des frontières ? ». Son post a été visionné plus de 11 millions de fois sur Twitter.
Enfin, le milliardaire délirant Elon Musk qui soutient ardemment Donald Trump dans sa course à la Maison-Blanche, a également partagé l’information sur son profil X/Twitter suivi par 197,5 millions d’abonnés !
Pour en savoir plus
– Lire la version originale en anglais de l’article de NewsGuard
– Lire en complément l’article du Figaro sur le même sujet