Et si on sortait de la sinistrose du JT de 20 heures ?

(Billet initialement paru le 30 novembre sur le blog de Nicolas Bordas)

Crise financière, plans sociaux, agressions en tout genre, contaminations, conflits armés, catastrophes naturelles, etc, rien n’est épargné au quidam qui se plante devant son petit écran pour s’enquérir des nouvelles du monde. Ici, point (ou peu) d’information décryptée, ni de mise en perspective mais souvent un angle journalistique qui privilégie à fond le fracas des news, le choc brut et l’émotion cash.

Assez de tambouille anxiogène

Enquête Exclusive ou l’archétype de l’info anxiogène

Sur M6, « Enquête Exclusive » constitue l’exemple idoine de cette télévision qui touille et tripatouille cette tambouille anxiogène. Pour s’en convaincre, il suffit juste de jeter un œil par exemple aux sommaires des reportages diffusés et aux édifiants descriptifs sur le site Internet de l’émission. Quel que soit le point de chute du reportage, l’approche est implacablement centrée sur les magouilles, les dérives et les violations en tout genre du lieu visité. Nice, Hawaï, New York, Thaïlande, Cuba, Abidjan et même les puces de Clignancourt sont tous traités sur le même schéma.

Et quand on se hasarde à parler faits de société, les mêmes angles ressurgissent qu’il s’agisse des bagarres et des filouteries aux urgences parisiennes, de la grivèlerie des gens du voyage, des gourous peu recommandables des médecines parallèles, des ventres à louer en Inde, des reins à acheter aux Philippines, des parties de binge drinking des étudiants américains, des chauffards de la route, des cambriolages dans le chic 16ème arrondissement, n’en jetez plus même si la liste est loin d’être close !

Le cas d’Enquête Exclusive n’est toutefois pas un cas isolé et atypique. Et c’est bien ce qui pose précisément problème. L’information est de moins en moins conçue pour éclairer les esprits citoyens mais plus pour attirer des lucioles consommatrices versatiles et avouons-le aussi, un brin faux-culs puisque les courbes d’audience d’Enquête Exclusive et autres succédanés ne souffrent d’aucune désaffection.

La sinistrose comme moteur de la course aux news ?

Dans cette sinistrose ambiante, le journalisme contemporain donne chaque jour un peu plus l’impression d’éprouver d’incommensurables difficultés à trouver le bon curseur éditorial. Soit il se cantonne dans un journalisme borgne dans lequel le monde est fait sans nuance possible de méchants puissants et de gentils innocents, de sublimes victimes et d’odieux coupables. Soit au contraire il s’abandonne à l’extrême inverse qu’est le flux volubile de l’information à tout prix où un événement en chasse un autre pourvu que l’audimat soit au rendez-vous et que le volume ne se tarisse jamais.

L’irruption d’Internet dans le jeu journalistique n’a fait qu’ancrer un peu plus la presse dans son addiction aux mamelles du « scoop » et de l’audience. On aurait pu raisonnablement penser que la multiplication des canaux engendrerait une information plus complète et un reflet plus exhaustif des sensibilités diverses. Il n’en est rien comme le constate le sociologue et chercheur du CNRS, Dominique Wolton qui observe les médias depuis plus de trente ans (1) : « Plus d’information ne créé pas plus de diversités mais plutôt plus de rationalisation et de standardisation car la concurrence effrénée conduit paradoxalement à ce que tout le monde traite de la même chose, de la même manière au même moment. L’abondance n’est pas synonyme de vérité. La concurrence accentue le conformisme ».

Quand les marronniers refleurissent

En hiver, la mort d’un SDF est une actu. Beaucoup moins en été et pourtant …

Ce conformisme aboutit in fine à un implacable traitement stéréotypé de l’information. Il y a d’abord les marottes éditoriales saisonnières que les journalistes baptisent eux-mêmes les « marronniers ». Quiconque est un peu attentif aux affiches publicitaires apposées sur les kiosques ou aux ouvertures des JT, s’apercevra rapidement que les mêmes sujets reviennent à intervalles réguliers nourrir les journaux. C’est ainsi que les prix de l’immobilier ou les francs-maçons sont par exemple gratifiés d’une couverture journalistique cadencée. Le tropisme du marronnier conduit les journalistes à ouvrir et à fermer automatiquement les écoutilles en fonction de l’air du temps et du calendrier.

Journaliste société au Monde, Luc Bronner déplore ce pilotage automatique de l’information (2) : « En décembre ou en janvier, le décès d’un SDF est un sujet d’actualité – une brève pour commencer, un papier ensuite si le nombre de morts atteint une masse critique suffisante. En juillet ou au mois d’août, non. Ainsi va la vie médiatique guidée par une jurisprudence implicite qui donne de l’importance à tel ou tel fait en fonction de la saison ». Cette routine journalistique n’est profitable pour personne. A force d’être assénée selon un immuable tempo, elle tend à induire une coupable passivité chez le lecteur qui finira par n’y voir plus qu’un problème sporadique ou bien un truc de journaliste en mal d’inspiration, là où il existe pourtant un drame permanent.

Les statistiques sont d’ailleurs formelles : les morts dans la rue interviennent malheureusement tout au long de l’année. Ce qui fait dire ironiquement à Luc Bronner que (3) « pour un SDF, mieux vaut mourir en hiver qu’en été » si l’on veut quémander un peu d’aumône médiatique. L’hiver médiatique 2010 n’échappe pourtant pas à la règle.

Sortir de la dictature de l’info-live

L’idéologie du direct reste très prégnante

A force de butiner d’événement en événement au nom de « l’info live », la presse suscite et entretient le sentiment d’un monde bipolaire et alarmiste. Certes, on constate parfois des efforts louables pour s’extirper de ce flux incandescent. C’est le cas par exemple du JT de 20 heures de France 2 qui s’efforce régulièrement de traiter un sujet plus déconnecté de l’actualité chaude en proposant un reportage sur le contexte donné puis illustré avec deux avis divergents.

Mais l’idéologie du direct sensationnel continue de perdurer comme le souligne Dominique Wolton (4) : « Sauver l’information, c’est lutter contre l’idéologie du direct et revaloriser un autre rôle pour les journalistes. C’est réintroduire tout ce contre quoi l’information s’est construite mais qu’elle doit retrouver ; le temps et la lenteur ; les intermédiaires documentalistes et les journalistes ; le tri et la diffusion des connaissances validées ».

Autre sociologue averti du travail journalistique, Cyril Lemieux appuie son confrère et formule exactement la même remarque (5) : « La grande difficulté pour la presse, c’est de s’aménager des contretemps. Pourquoi les journalistes ne reviennent-ils pas sur des événements deux mois plus tard ? La gestion du temps, la possibilité d’aller à contre-courant de l’actualité, de faire de l’intempestif est nécessaire (…) Que cela devienne un espace journalistique à part entière ». Dans ce contexte, peut-on croire enfin à un salutaire électrochoc de la part de la profession ?

Et si les médias inversaient les mécanismes éditoriaux ?

Et si on sortait de l’obsession du scoop à tout prix ?

Ce désir de plus-value éditoriale est louable. Il doit aider à s’affranchir de la vox populi pour tirer les consciences vers le haut plutôt que céder aux bas instincts et aux préjugés que le café du commerce réclame. Et si les médias inversaient leurs mécanismes éditoriaux pour qu’un autre journalisme s’éveille ? Par exemple en se réappropriant pleinement ce travail de boussole éditoriale et de filtre sémantique plutôt qu’être une chambre d’écho populiste et versatile où le scoop à tout prix, le buzz, le larmoyant et l’immédiat sont les uniques et dogmatiques critères de référence.

Cela implique aussi pour la presse de pratiquer ce constant travail de mémoire, de rappel des faits et de contextualisation au lieu de privilégier psittacisme et course contre la montre où une info en chasse une autre dans un abrutissant carrousel de news. Cela oblige enfin les journalistes à savoir prendre de la distance autant avec leurs propres idées reçues, leurs schémas préconçus où les rôles sont d’emblée distribués qu’avec l’obséquiosité rampante ou déclarée envers les puissants, les tendances du moment et l’opinion majoritaire.

Du balai, les trains qui n’arrivent pas à l’heure !

L’info positive n’est pas forcément synonyme d’info lénifiante

Les journalistes ne sont pas obligés de toujours privilégier la loi d’airain des trains qui n’arrivent pas à l’heure. On parle ainsi encore trop rarement dans la presse, des entreprises qui abandonnent les délocalisations industrielles pour revenir s’implanter en France. Il en existe pourtant de nombreuses qui régulièrement rapatrient des productions ou des services sur le territoire national et dynamisent des bassins d’emplois locaux. On a vu récemment le cas de l’entreprise des skis Rossignol rapatrier en Savoie ses machines auparavant implantées en Chine. Pourtant, celles-ci font tout au mieux l’objet d’articles dans la presse spécialisée ou régionale mais quasiment jamais l’ouverture du journal de 20 heures ou la Une d’un grand quotidien.

En revanche, dès qu’une entreprise ferme ses portes pour déménager ses installations et partir à l’étranger (et pour peu qu’un conflit violent essaime dans la foulée), les médias accourent dare-dare pour couvrir l’information et nourrir abondamment les gros titres. Pour Patrick Busquet, ex-directeur général de Reporters d’Espoir et créateur aujourd’hui de Futuring Press, cette pratique rédactionnelle constitue une perversion de l’essence journalistique (6) : « Le journalisme raconte le monde et le récit est créateur. Or les médias n’en racontent souvent qu’une partie, la plus négative, la plus dérisoire, la plus éphémère. Le journalisme peut aussi raconter les expériences, les audaces développées par des millions d’entre nous en réponse aux enjeux collectifs ».

Il est en effet urgent que les journalistes procèdent à ce rééquilibrage éditorial dans leur couverture de l’actualité et juguler ainsi ce réflexe pavlovien de la « news » dramatique ou sanguinolente.

Pas de lunettes roses mais de l’humain

Pour autant, il ne s’agit pas de dépeindre le monde avec des lunettes roses euphoriques mais plutôt d’évacuer une systématique sinistrose et d’arrêter au final de servir la soupe aux marchands de peur et aux adeptes de la théorie du complot, eux qui se repaissent goulûment de mauvaises nouvelles pour entretenir un climat suspicieux et anxiogène dans le but ultime d’asseoir leur propre légitimité égotique auprès du plus grand nombre.

Redonnons du sourire à l’information ! (Photo Richard Vantielcke)

Grand reporter, écrivain et éditorialiste au Nouvel Observateur, Jean-Claude Guillebaud est de ceux qui appellent de leurs vœux les plus chers à cette « révolution » intellectuelle de l’information (7) : « Il ne s’agit pas d’encourager la gentillesse et moins encore je ne sais quelle niaiserie réconfortante. Plus sérieusement, il s’agit d’encourager les reporters à s’intéresser – mais intrépidement – à l’autre dimension du réel : initiatives, victoires sur la fatalité, engagements têtus, progrès trop ignorés, démarches de paix, réconciliations durables, prouesses de toute sorte. On voudrait en somme que soit un peu moins ignoré tout ce qui, mine de rien, permet aux sociétés humaines de tenir encore debout ».

Alors chiche ? On arrête de cultiver cette défiance endémique à l’égard de ce qui marche, contrairement aux journalistes américains qui ne rechignent pas à traiter une information positive. Fondatrice d’une petite agence d’information baptisée Graines de changement, Elisabeth Laville estime que la tâche est loin d’être achevée dans l’Hexagone (8) : « Ici, on est plus dans l’intellect que dans l’enthousiasme. On est fondamentalement pessimiste, cynique. Le journaliste qui fait état d’une initiative positive est le candide qui n’a pas compris qu’il était manipulé par les entreprises ».

A cet égard, le jugement abrupt émis par François Malye, président du Forum des sociétés de journalisme, révèle bien à quel point le chemin est encore long pour faire évoluer les consciences (9) : « Nous n’avons plus le droit de dire ce qui va mal. Or la base de notre métier, c’est l’indignation. Nous ne devons pas faire des journaux qui sont des organes de communication ». L’inoxydable théorie du complot a aussi la vie dure dans les rédactions !

Sources

(1) – Dominique Wolton – Informer n’est pas communiquer – CNRS Editions – 2009
(2 ) – Luc Bronner – « Pour un SDF, mieux vaut mourir en hiver qu’en été » – Le Monde – 12 août 2008
(3) – Ibid.
(4 ) – Dominique Wolton – Informer n’est pas communiquer – CNRS Editions – 2009
(5) – Interview de Cyril Lemieux – Les Inrockuptibles n°244 – mai 2000
(6) – Patrick Busquet – « Reporters d’espoir : un journalisme du résultat » – Le Nouvel Observateur – 25 septembre 2008
(7) – Pascale Krémer – « Y a d’la joie ! » – Le Monde 2 – 23 décembre 2006
(8) – Ibid.
(9) – Pascale Santi – « Les journalistes soucieux de leur indépendance » – Le Monde – 8 octobre 2007