Information & jeu vidéo : le newsgame est-il un mariage pertinent ou délirant ?

A première vue, que peut-il y avoir de commun entre un jeu vidéo et le traitement d’une information journalistique ? C’est pourtant cette question iconoclaste mais ô combien riche en perspectives nouvelles qu’une conférence du CFPJ Lab a choisi de traiter le 18 décembre dernier à Paris. Pour accroître l’interactivité et l’engagement des internautes, le journalisme en ligne n’hésite plus à emprunter du côté du jeu vidéo pour aborder des sujets d’actualité complexes mais essentiels.

En complément des web-documentaires qui gagnent du terrain dans la palette des formats journalistiques, le « newsgame » est également en train d’opérer une percée prometteuse dans l’univers du contenu éditorial diffusé par les médias. L’enjeu : élargir les formats journalistiques mais également capter des audiences souvent rétives aux approches traditionnelles des médias.

Carte d’identité du « newsgame »

Le newsroom est un dispositif ludique de mise en scène de l’information empruntant aux jeux vidéo ses codes cognitifs et procéduraux

Invité à témoigner lors de la conférence du CFPJ Lab, Olivier Mauco, ancien ingénieur d’études au CNRS aujourd’hui reconverti en concepteur de médias ludiques (tout en étant doctorant en sciences politiques – excusez du peu !), avait donné il y a quelque temps sur France Culture, une définition instructive du « newsgame » (1) : « C’est un dispositif ludique de mise en scène de l’information empruntant aux jeux vidéo ses codes cognitifs et procéduraux. Il s’inscrit dans la lignée des « serious games » , des applications développées à partir des technologies avancées du jeu vidéo, faisant appel aux mêmes approches de design et savoir-faire que le jeu classique (3D, temps réel, simulation d’objets, d’individus, d’environnements…) mais qui dépassent la dimension du divertissement ».

Qu’on ne s’y trompe effectivement pas ! Le « newsgame » n’est pas un énième avatar pour « gamer » accro forcené de la joystick ou de la console. S’il reprend clairement les ressorts ludiques et technologiques issus du jeu vidéo, il poursuit en revanche une visée assurément pédagogique et informative. Déjà dans les entreprises, les « serious games » ont l’ont précédé et fait leur apparition depuis quelques années pour former les salariés à des notions et des concepts pas toujours évidents à faire vivre et à transmettre de manière efficace et attrayante.

Par exemple, Danone, pionnier en la matière depuis 2003 dans le domaine du « business game » à l’intention de ses collaborateurs, a lancé en octobre 2012, un nouveau jeu social baptisé « Trust » (2). Cette plateforme ludico- pédagogique ambitionne de renforcer les liens de confiance  entre Danone, ses clients, mais aussi ses futurs collaborateurs. Pour cela, le joueur doit prendre la direction d’une division du groupe Danone, sélectionner une des 133 missions proposées et développer l’activité de celle-ci en interagissant avec d’autres acteurs.

En route pour l’info interactive

Interactivité et information réunies sur un écran

C’est sur ce constat que des médias d’information se sont emparés à leur tour de cette approche très innovante pour décliner des reportages d’un genre totalement nouveau où le lecteur n’est plus simplement le récepteur passif ou le simple dépositaire de commentaires sur un article en ligne mais un acteur investi dans une structure narrative qu’il construit lui-même en fonction des options qu’il retient au gré de son parcours informatif. Olivier Mauco explique cette tendance naissante par la mutation numérique qu’affrontent maintenant depuis plusieurs années les médias traditionnels. Lesquels éprouvent bien des difficultés à séduire des publics rompus au digital pour qui les supports classiques ne correspondent guère à leur appétence informationnelle. Pour lui, les leviers sont les suivants (3) : « Il s’agit de capter l’attention dans un univers d’infobésité, de s’adresser à des cibles bien spécifiques tout en proposant un esprit proche de l’infotainment déjà pratiqué dans les talk-shows mais avec une dimension narrative plus impliquante ».

Depuis 2009 environ, plusieurs médias, souvent anglo-saxons à l’origine, ont progressivement mis le pied dans ce traitement journalistique à la lisière du jeu vidéo. Les premiers jets furent souvent des petites animations humoristiques ou des jeux pastiches où l’internaute devait par exemple rejouer le fameux coup de boule de Zinedine Zidane contre Marco Materazzi en finale de la Coupe du Monde de Football en 2006. Depuis, la conceptualisation narrative a largement évolué vers une mise en scène et un design directement inspirés des jeux vidéo d’aventure. Pour Olivier Mauco, « cela permet un mode de représentation, une immersion et une expérience pleine pour l’internaute qui dispose alors d’un éclairage nouveau sur un sujet donné et différent de la perception qu’il aurait en lisant un article classique. C’est ce que j’appelle le « régime sémiotique » de la simulation du jeu vidéo ».

La famille « newsgame » s’agrandit

Immersion totale dans le « newsgame »

La conférence du CFPJ Lab a permis de découvrir à cet égard un passionnant panorama des possibilités offertes par le jeu vidéo pour parler de sujets d’actualité autrement que par le biais des médias habituels. Ainsi, est apparu l’ « editorial game ». Souvent de format court, il vise à mobiliser sur un sujet très précis comme par exemple « September 12th ». Ce jeu propose à l’internaute de participer à l’intervention militaire américaine au Moyen-Orient.  A lui de prendre des décisions en fonction des événements qui adviennent. Au final, le propos du jeu est de montrer qu’une violence militaire attise plus encore le terrorisme qu’elle ne l’éradique.

Ensuite, on trouve des formats beaucoup plus élaborés qui reposent sur des enquêtes journalistiques très fouillées ayant recueilli des témoignages, des vidéos, des chiffres sur une thématique spécifique. C’est le cas par exemple de « Global Conflict ». Ce jeu invite l’internaute à éprouver virtuellement les conditions de vie des Palestiniens confrontés au blocus de l’armée israélienne. Un jeu français baptisé « Joinville Le Pont » emmène quant à lui le « joueur » dans un centre de rétention pour réfugiés sans-papiers.

L’exploitation des données numériques – ces fameuses « Big Data » dont tout le monde parle actuellement » – constitue un autre axe éditorial très prisé des médias avant-gardistes. Ainsi, le jeu « Objectif Budget» invite à se mettre aux commandes du budget de l’Etat Français. Celui-ci doit alors effectuer des choix alimentés par des données statistiques issues des administrations. En fonction des options retenues par le visiteur, le jeu modélise les conséquences de celles-ci via des algorithmes et permet ainsi de mieux appréhender des mécanismes parfois bien difficiles à comprendre en 2 minutes 30 de reportage télévisé !

Le « newsgame » n’exclut pas les autres formats

Wired a conçu un reportage totalement interactif

Florent Maurin, autre invité de la conférence qui  est journaliste jeunesse chez Bayard et par ailleurs créateur de The Pixel Hunt qui conçoit des newsgames, estime que ce nouveau format n’est absolument pas antinomique des  traitements journalistiques plus traditionnels. C’est au contraire l’opportunité de pratiquer un journalisme augmenté pour prendre l’expression idoine d’un ouvrage récent d’Eric Scherer, journaliste et directeur de la prospective chez France Télévisions.

Florent Maurin a cité notamment le cas du magazine américain Wired qui en juillet 2009 s’est attaqué au sujet des pirates somaliens rançonnant les navires de plaisance et de commerce au large des côtes est-africaines. Dans la version papier, est paru un long reportage avec infographies détaillées à la clé sur l’économie de cette activité illicite. Sur le Web, Wired a décliné le sujet sous forme d’une base de données couplée avec un jeu où le lecteur pourrait faire l’expérience « in situ » de la vie du pirate, de ses gains et de ses pertes.

Vers une « gamification » de l’information ?

Newsgame : une expérience ludique avec un objectif et dont le résultat varie en fonction des interactions opérées par l’internaute Cette tendance avérée où information et jeu vidéo s’entrecroisent, s’affirme de manière exponentielle.

Certaines initiatives poussent même la démarche encore plus loin où les lecteurs-joueurs peuvent également se muer en contributeurs, voire à leur tour en rédacteurs en fonction de la régulation et de la pertinence des informations partagés. C’est le cas par exemple d’ « Open Mic ».

A ceux qui pourraient s’alerter ou voir une dérive naissante du traitement de l’info, Florent Maurin répond sans ambages : « Tout dépend quelle connotation vous donnez au mot « jeu ».  En ce qui me concerne, je ne parle pas du jeu pour adolescent attardé mais d’une expérience ludique avec un objectif et dont le résultat varie en fonction des interactions opérées par l’internaute ».

Dans cette optique, il est évident que le « newsgame » recèle un incroyable potentiel journalistique et informatif. Il permet de comprendre des données complexes sous forme de simulations plus accessibles. Il renforce de surcroît l’engagement de l’internaute en l’immisçant dans une expérience active où celui-ci manipule des données et prend des décisions. Un excellent moyen pour mieux saisir la difficulté de décisions macro-économiques par exemple.

Conclusion – Un gadget malgré tout ?

Le jeu « Primaires à gauche »

A ceux qui douteraient encore de la pertinence d’un tel modèle, l’expérience menée par Florent Maurin en partenariat avec Le Monde.fr lors des primaires socialistes en 2011 constitue un concret élément de réponse. En collaboration avec l’ESJ de Lille et KTM Advance, un jeu a été conçu pour permettre aux internautes de se porter virtuellement candidat, de défendre des positions, rallier des supporters et faire campagne sur différents thèmes de société. Au total, 180 000 parties ont été jouées. Plus de 200 commentaires ont été déposés et surtout le temps de jeu moyen a été de 17 minutes là où il se situe d’ordinaire entre 8 et 10 minutes.

Les deux intervenants étaient d’ailleurs unanimes sur l’intérêt profond de ce format pour les médias car il n’est pas forcément une opération « one-shot ». Selon l’ambition fixée au jeu, le coût de développement oscille entre 30 000 et 150 000 euros. Mais ensuite, il peut être ré-utilisé, mis à jour avec de nouvelles données et continuer ainsi d’attirer d’autres internautes, jouissant ainsi d’une effet « longue traîne » bien plus ample que n’importe quel autre format rédactionnel existant.

En d’autres termes, le « newsgame » ouvre des perspectives nouvelles potentiellement monétisables . Perspectives qui touchent par ailleurs des cibles d’utilisateurs très intéressantes pour les médias. Les chiffres cités lors de la conférence CFPJ Lab sont éloquents : 83% des joueurs ont plus de 18 ans avec un âge moyen de 35 ans. 52% sont des femmes et 53% des abonnés Facebook qui partagent intensément leur expérience ludique. De quoi renouveler le genre journalistique pour les années à venir non ?

Sources

(1) – « Qu’est-ce qu’un newsgame » – France Culture – 23 juin 2011
(2) – Eric Dupin – « Danone s’appuie sur le social game » – Presse-Citron.net – 25 octobre 2012
(3) – Conférence du CFPJ Lab – 18 décembre 2012